Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVI (p. 537-542).
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VIII


En dépit d’Udolphe et de la couturière, les Allen et Catherine arrivèrent à temps aux Upper Rooms ; les Thorpe et James Morland n’étaient là que depuis deux minutes. Isabelle se précipita vers son amie en une hâte exultante. Après l’avoir, comme d’habitude, célébrée, et sa toilette, et sa chevelure dont elle jalousait les ondes, elle lui prit le bras. Ainsi, précédées de leurs chaperons, elles se rendirent dans la salle de bal, chuchotant entre elles quand il leur venait une idée, suppléant aux idées par un serrement de mains ou un aimable souris.

Quelques minutes après qu’elles furent assises, la danse commença. Isabelle et James étaient très impatients d’y prendre part. Mais John était allé parler à un ami dans la salle de jeu, immobilisant Catherine, — et Isabelle déclarait :

— Pour rien au monde, je ne me lèverais avant elle : nous serions certainement séparées toute la soirée.

Catherine accueillit avec gratitude cette gentillesse, et l’on resta assis trois minutes encore. Tout à coup Isabelle, qui avait parlé en aparté à James, se retourna et, à voix basse :

— Ma chère amie, il faut que je vous quitte ; votre frère est si impatient de danser ! Je sais que vous ne m’en voudrez pas. Je suis sûre que John sera de retour dans l’instant, et que vous me retrouverez sans peine.

Catherine, un peu déçue, était trop bonne pour rien objecter. Déjà se levaient James et Isabelle. Celle-ci serra la main à Catherine et, sur un « Au revoir, ma chère aimée », disparut avec son partenaire. Les jeunes demoiselles Thorpe dansant aussi, Catherine fut laissée à la merci de leur mère et de Mme Allen. Elle ne put s’empêcher d’être vexée que M. Thorpe prolongeât son absence, car, non seulement elle brûlait de danser, mais encore, la dignité réelle de sa situation étant ignorée, elle subissait, avec des vingtaines d’autres jeunes filles, le discrédit qu’il y a à faire tapisserie. Être indûment disgraciée aux yeux de tous, supporter une humiliation imméritée, être victime de la faute d’un autre est une des mésaventures classiques de l’héroïne, et à la subir avec courage se décèle la noblesse d’un caractère. Catherine avait du courage. Elle souffrit. Mais nul murmure ne passa ses lèvres.

Au bout de cinq minutes, son humiliation céda à un sentiment plus plaisant : Catherine voyait à quelques pas, non M. Thorpe, M. Tilney. Il semblait se diriger vers elle, mais sans la voir. Le sourire et la rougeur que provoqua chez Catherine cette réapparition soudaine se dissipèrent avant d’avoir pu ternir le stoïcisme de son attitude. Il était aussi beau et accort que jamais, et il causait avec une jolie femme élégante et jeune, qui s’appuyait à son bras et que Catherine conjectura sa sœur : elle repoussait ainsi quelle belle occasion de le croire marié et, dès lors, perdu pour elle. Accessible surtout à ce qui était simple et probable, elle n’avait jamais pensé que M. Tilney pût être marié. Ses façons de faire et de dire n’étaient pas celles des hommes mariés qu’elle avait connus ; il n’avait jamais parlé de sa femme ; il avait avoué une sœur. De là résultait que cette jeune personne était bien sa sœur. Aussi, au lieu de mortellement pâlir et d’avoir une crise de nerfs, Catherine resta bien droite, en parfaite possession de ses sens : les joues un peu plus roses qu’à l’ordinaire.

M. Tilney et sa compagne, qui s’avançaient lentement, étaient précédés par une dame de leurs amies. Cette dame reconnut Mme Thorpe et s’arrêta pour lui parler. Eux s’arrêtèrent aussi, et Catherine lut dans les yeux de M. Tilney le plaisir qu’il avait à la revoir. Elle lui rendit son sourire avec joie. Il était maintenant près de Catherine et de Mme Allen.

— Vraiment, lui dit celle-ci, je suis très heureuse de vous voir. J’avais peur que vous eussiez quitté Bath.

Il lui rendit grâces de ce souci et dit qu’il avait été absent une semaine. Il était parti le lendemain même du jour où il avait eu le plaisir de la rencontrer.

— Et, Monsieur, j’ose dire que vous n’êtes pas fâché d’être revenu, car Bath est un charmant séjour pour la jeunesse et, en vérité, pour tout le monde. Je disais à M. Allen — il craignait de s’y déplaire — que j’étais sûre que ses craintes seraient vaines. C’est un séjour si agréable, et mieux vaut être ici que chez soi, à cette insipide époque de l’année. Je lui ai dit qu’il avait bien de la chance d’être envoyé ici pour sa santé.

— Et j’espère, madame, que M. Allen sera forcé d’aimer Bath, à constater que le séjour lui en est efficace.

— Je vous remercie, monsieur, je ne doute pas qu’il en soit ainsi. Un de nos voisins, le docteur Skinner, fit un séjour à Bath, l’hiver dernier, et repartit tout à fait guéri.

— Voilà qui est très encourageant.

— Oui, monsieur, le docteur Skinner et sa famille restèrent ici trois mois. Aussi, ai-je dit à M. Allen qu’il n’eût pas à se presser de partir.

Ils furent interrompus par une requête de Mme Thorpe à Mme Allen : qu’elle voulût bien livrer un peu de place à Mme Hughes et à Mlle Tilney. Ce fut fait. M. Tilney était toujours debout devant elles ; il pria Catherine à danser. Cette invitation, si délicieuse en soi, fut bien douloureuse à la jeune fille. En s’y dérobant, elle exprima avec une telle chaleur son regret, que si Thorpe, qui la rejoignit immédiatement après, eût déjà été là, il eût pu penser que ce regret était par trop vif. Le sans-gêne avec lequel il lui dit simplement : « Je vous aï fait attendre » n’était pas pour la réconcilier avec le sort, et, tandis qu’il l’emmenait, ses discours sur les chevaux et les chiens de l’ami qu’il venait de quitter, et sur une proposition de troc de terriers, l’intéressaient trop peu : elle regardait vers le point de la salle où elle avait laissé M. Tilney. Elle ne voyait pas sa chère Isabelle, à qui elle désirait particulièrement le montrer. Elle était séparée de toute sa société, loin de toutes ses connaissances. Une mortification succédait à une autre. Et de tout cela, elle déduisait cette moralité : être engagée d’avance pour un bal n’accroît pas nécessairement la félicité qu’on y trouvera. Elle fut soudain tirée de ces spéculations par la pression d’une main sur son épaule. Mme Hughes, Mlle Tilney et un monsieur, qui les accompagnait, étaient là.

— Je vous demande pardon de la liberté que je prends, miss Morland, dit la dame ; mais je ne parviens pas à trouver Mlle Thorpe : sur le conseil de Mme Thorpe, c’est donc à vous que j’amène Mlle Tilney.

Mlle Tilney reçut le plus gentil accueil. Elle exprima ses remercîments de tant d’obligeance. Catherine, avec la vraie délicatesse d’une âme généreuse, n’attachait aucune importance à ses bienfaits. Mme Hughes, satisfaite d’avoir si heureusement casé la jeune fille confiée à ses soins, rejoignit Mme Thorpe.

Mlle Tilney avait élégante tournure, joli visage, avenante physionomie, et, dans son attitude, sans avoir toute la hardiesse de style de Mile Thorpe, elle avait plus de réelle élégance. Ses façons n’étaient timides ni d’une franchise affectée ; elle savait être jeune et attrayante sans forcer l’attention unanime, et les menus incidents d’un bal pouvaient se succéder sans qu’elle manifestât par des transports sa joie ou son mécontentement.

Catherine, séduite à la fois par le doux prestige de cette jeune fille et par sa qualité de sœur de M. Tilney, parla sans hésiter, chaque fois qu’elle trouva quelque chose à dire. Mais l’obstacle qu’était à leur conversation la pénurie des sujets, les empêcha d’aller au-delà des premiers rudiments de l’amitié : aimaient-elles Bath ? admiraient-elles ses monuments, ses environs ? dansaient-elles, faisaient-elles de la musique, chantaient-elles ? montaient-elles à cheval ?

Soudain Catherine se sentit le bras amicalement saisi par sa fidèle Isabelle qui, avec feu, s’écria :

— Enfin ! je vous retrouve donc ! Ma très chère âme, je vous ai cherchée toute cette heure. Qu’est-ce qui a bien pu vous faire venir de ce côté, quand vous saviez que j’étais là-bas ? Loin de vous, j’ai été tout à fait malheureuse.

— Ma chère Isabelle, comment m’eût-il été possible de vous rejoindre ? J’ignorais où vous étiez.

— C’est ce que j’ai dit tout le temps à votre frère ; mais il ne voulait pas me croire. « Allez, et tâchez de la retrouver, monsieur Morland », lui disais-je. En vain. Il ne voulait pas remuer d’un pouce. Est-ce pas vrai, monsieur Morland ? Mais vous, les hommes, êtes si désolément paresseux ! Je l’ai grondé, ma chère Catherine, à un point qui vous étonnerait. Vous savez, je ne fais pas de façons avec ces messieurs.

— Regardez cette jeune fille qui a des perles blanches dans les cheveux, dit Catherine, détachant le bras de son amie de celui de James. C’est la sœur de M. Tilney.

— Oh, cieux ! vous ne me le disiez pas ! Que je la voie… Exquise ! Jamais je ne vis femme aussi belle. Mais où son conquérant de frère est-il donc ? Dans la salle ? S’il y est, montrez-le-moi sur l’heure. Je languis de le voir. Monsieur Morland, n’écoutez pas ; nous ne parlons pas de vous.

— Mais à quel propos, toutes ces chuchoteries ? Que se passe-t-il ?

— Là ! j’en étais sûre ! Vous, les hommes, vous avez une curiosité si inquiète ! Parlez de la curiosité des femmes ! vraiment ce n’est rien. Soyez satisfait : vous ne saurez rien du tout.

— Cela, me satisfaire ? vous croyez ?

— Vous n’avez pas votre pareil ! Que vous importe ce que nous disons ? Peut-être parlons-nous de vous. Je vous conseille donc de ne pas écouter : vous pourriez entendre des choses peu flatteuses.

Sous ce flux de lieux communs qui dura quelque temps, le sujet premier de la conversation semblait complètement submergé : aussi Catherine ne put-elle réprimer un léger doute touchant ce véhément désir qu’avait eu Isabelle de voir M. Tilney.

Quand l’orchestre préluda de nouveau, James voulut entraîner sa jolie danseuse. Elle résista.

— Je vous le répète, monsieur Morland : non, pour rien au monde. Comment pouvez-vous me contrarier ainsi ? Vous imagineriez-vous, ma chère Catherine, ce que veut votre frère ? Il veut que je danse encore avec lui. J’ai beau lui dire que ce serait chose inconvenante et tout à fait contre les règles… Enfin, si nous ne changeons pas de partenaires, tout Bath en jasera.

— Sur mon honneur, dit James, il n’y a pas de règles pour cela dans les réunions du genre de celle-ci.

— Quelle sottise ! Comment pouvez-vous parler ainsi ? Mais quand vous, les hommes, voulez arriver à vos fins, rien ne vous arrête. Ma douce Catherine, aidez-moi. Persuadez donc à votre frère que c’est de toute impossibilité. Dites-lui que cela vous choquerait de me voir faire chose pareille. Et cela ne vous choquerait-il pas ?

— Pas du tout. Mais si vous croyez que ce soit mal, changez.

— Voilà ! s’écria Isabelle. Vous entendez ce que dit votre sœur ! Et pourtant vous ne l’écoutez pas. Bien. Si nous mettons en émoi toutes les vieilles dames de Bath, ce ne sera pas ma faute. Venez, ma chère Catherine, pour l’amour du ciel, et ne me quittez pas !

Ils regagnèrent leurs places.

Cependant, John Thorpe était parti, et Catherine, désirant donner à M. Tilney l’occasion de renouveler l’agréable requête qui l’avait charmée une première fois, rejoignit sur l’heure Mme Allen et Mme Thorpe, dans l’espoir de le trouver encore auprès d’elles, espoir qu’elle jugea bien déraisonnable quand elle vit qu’il était vain.

— Eh bien, ma chère, dit Mme Thorpe, impatiente d’entendre louer son fils, je pense que vous avez eu un agréable danseur…

— Très agréable, madame.

— J’en suis aise. John a une gaîté charmante, n’est-ce pas ?

— Avez-vous rencontré M. Tilney, ma chère ? dit Mme Allen.

— Non. Où est-il ?

— M. Tilney était avec nous, il n’y a qu’un moment. Il était si las de badauder qu’il allait danser un peu. Peut-être vous aurait-il invitée, s’il vous avait vue.

— Où peut-il être ? dit Catherine, le cherchant des yeux.

Elle n’eut pas à chercher longtemps. Elle le vit, une jeune femme au bras.

— Ah ! il a une danseuse. J’aurais aimé qu’il vous invitât, dit Mme Allen. (Et, après un court silence, elle ajouta :) C’est un très charmant jeune homme.

— Vraiment, oui, madame Allen, dit Mme Thorpe, souriant avec complaisance. Quoique je sois sa mère, je dois avouer qu’il n’y a pas au monde de jeune homme plus charmant.

Une déclaration si intempestive eût embarrassé bien des gens ; mais non pas Mme Allen, car, après un moment de méditation, elle dit tout bas à Catherine :

— Je crois qu’elle s’imagine que je parlais de son fils.

Catherine était désappointée et vexée. Il s’en était fallu de si peu que son vœu se réalisât ! Cette malechance ne la prédisposait pas à faire une réponse gracieuse à John Thorpe, qui, enfin de retour, lui disait :

— Eh ! miss Morland, je suppose que nous allons de nouveau nous trémousser ensemble.

— Oh, non ! je vous remercie. D’ailleurs, je suis lasse. Je ne danserai sans doute plus ce soir.

— Vous ne danserez plus ! Allons promenons-nous et moquons-nous des gens. Venez. Je vous montrerai les quatre pires farceurs qui soient ici : mes deux sœurs puînées et leurs partenaires. Je me suis moqué d’eux toute cette demi-heure.

Catherine s’excusa encore ; et, à la fin, il s’en alla tout seul se moquer de ses sœurs.

Elle trouva le reste de la soirée très fastidieux. À l’heure du thé, M. Tilney demeura avec sa danseuse. Mlle Tilney, qui faisait partie du groupe de Catherine, n’était pas assise près d’elle. Une tendre conversation isolait James et Isabelle. Celle-ci ne put décerner à son amie qu’un sourire, un serrement de main et un seul « Ma très chère Catherine ».