Casina (trad. Sommer)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Casina.

Traduction par Édouard Sommer.
Comédies de PlauteHachettetome I (p. 233-273).


CASINA



NOTICE SUR CASINA.

Si l’on n’a pas lu Casina, on ne saurait se faire une idée de la licence que comportait le théâtre des Romains. Dans cette pièce, Plaute est le rival d’Aristophane, dont il égale presque les tableaux les plus licencieux, sans s’élever cependant, ou plutôt sans s’abaisser jusqu’à la verve impudente de Lysistrate. Le dénoûment de Casina est sans aucun doute moral et honnête ; mais avant d’y arriver on risque plus d’une fois de se boucher les oreilles et de détourner les yeux.

Un vieillard, amoureux d’une servante de sa femme, veut la faire épouser à son fermier, et promet à ce dernier de l’affranchir s’il lui cède la première nuit ; le fils, amoureux de cette même servante, veut la donner aux mêmes conditions à son écuyer. Les deux esclaves se disputent Casina avec acharnement, et ni l’un ni l’autre ne paraît éprouver aucun scrupule du marché honteux qu’il a conclu. Le fermier l’emporte ; l’autre s’entend, pour se venger, avec la femme du vieillard, et à la nouvelle épousée on substitue pour la nuit un garçon vigoureux, qui bat à outrance le nouveau marié et le vieux libertin. Le fermier s’élance éperdu et presque nu sur la scène, roué de coups, bafoué, honteux, et raconte sa mésaventure dans des termes tels que le manuscrit a été mutilé et lacéré en cet endroit d’une façon presque complète ; le peu qui reste suffit cependant pour nous faire juger du ton du récit. Le vieillard, qu’on s’est bien gardé d’avertir, se présente à son tour au lit de la mariée et revient dans un état aussi piteux, recevoir les reproches et les railleries de sa femme et d’une commère.

On voit que la donnée primitive, c’est-à-dire la rivalité du fils et du père, n’est pas rare dans le théâtre de Plaute : nous en avons déjà rencontré deux exemples.

Casina, n’a pas tenté les imitateurs modernes, cela se comprend. Cependant le lecteur pourra remarquer telle ou telle scène, notamment celle de la folie simulée de Casina, dont Regnard s’est heureusement inspiré en composant ses Folies amoureuses (1704).


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ARGUMENT[1].

Deux esclaves du même maître recherchent en mariage une esclave leur compagne. L’un sert les intérêts du vieillard, l’autre ceux de son fils. Le sort favorise le vieillard ; mais il devient victime d’une ruse, car on substitue à la jeune fille un esclave malin, qui bat le maître et le fermier. Le jeune homme épouse Casina, que l’on reconnaît pour citoyenne.

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PERSONNAGES.

CHALINUS, esclave, écuyer du fils de Stalinon.

OLYMPION, fermier de Stalinon.

CLÉOSTRATE, femme de Stalinon.

PARDALISQUE, suivante de Cléostrate.

MYRRHINE, femme d’Alcésime, amie de Cléostrate.

STALINON, vieillard, amoureux de Casina.

UN CUISINIER.

CASINA, servante de Cléostrate, personnage muet.

SERVANTES.

La scène est à Athènes.


CASINA.




PROLOGUE.

Salut à vous, spectateurs honnêtes, qui avez tant d’estime pour la Bonne Foi ! elle vous le rend bien. Si j’ai dit vrai, donnez-moi une preuve bien claire qui m’assure tout d’abord de votre bienveillance. Ceux qui boivent du vieux vin sont des sages, à mon avis, et aussi ceux qui se plaisent aux vieilles comédies. Puisque les ouvrages et le style des anciens vous charment, vous devez aimer aussi les anciennes pièces. Celles qui paraissent de nos jours valent encore moins que la nouvelle monnaie[2]. La voix publique nous a instruits de votre goût pour les comédies de Plaute ; aussi nous vous donnons une de ses vieilles pièces que déjà vous avez applaudie, vous qui êtes d’un âge respectable : quant aux jeunes gens, ils ne la connaissent pas, j’en suis certain. Nous ferons donc de notre mieux pour la leur faire connaître. Lorsqu’on la représenta pour la première fois, elle emporta le prix sur toutes les autres. En ce temps-là brillait la fleur de nos poètes ; ils sont allés où nous irons tous. Mais, tout morts qu’ils sont, ils ne sont pas inutiles aux vivants. Aussi je vous supplie instamment d’accorder à notre troupe toute votre attention. Éloignez de vos esprits les soucis et les dettes ; que nul de vous ne pense avec effroi à son créancier. C’est jour de fête, les banquiers ont congé comme les autres. Tout est calme, les alcyons planent autour du forum. Ils savent leur compte, ces banquiers : pendant les jeux, ils ne réclament rien de personne ; après les jeux, ils ne rendent rien. Si vos oreilles sont libres, écoutez-moi bien ; je vais vous dire le nom de notre comédie. En grec, elle s’appelle Cleroumenoi ; en latin, Sortientes[3]. Diphile est l’auteur de la pièce grecque ; Plaute, un nom d’aboyeur[4], l’a transportée en latin.

Dans cette maison demeure un vieux mari ; il a un fils qui habite avec lui. Il a aussi un esclave qui est gisant dans une maladie… mais qu’est-ce donc que je dis ? gisant dans son lit, car il ne faut pas mentir. Cet esclave, voici bientôt seize ans, aperçut au point du jour une petite fille que l’on abandonnait ; aussitôt il aborde la femme qui exposait cette enfant, et la prie de la luidonner ; elle y consent, il ramasse la pauvre créature et l’apporte droit à la maison ; il prie sa maîtresse d’en prendre soin et de l’élever. C’est ce qu’a fait la maîtresse ; elle l’a élevée, pour ainsi dire, avec autant de zèle que si c’eût été sa propre fille. La jeune personne est arrivée à cet âge où l’on commence à plaire aux hommes ; notre barbon et son fils, chacun de son côté, l’aiment à en perdre la tête. Le père et le fils en sont à dresser leurs batteries l’un contre l’autre, sans savoir qu’ils sont rivaux. Le père a poussé son fermier à la demander en mariage ; si on la lui donne, il espère passer hors du logis, à l’insu de sa femme, de joyeuses nuits. Le fils, lui, fait mettre sur les rangs son écuyer ; il sait bien que, si la demande réussit, il tiendra dans son bercail celle qu’il aime. La femme du vieillard s’est aperçue que son mari est amoureux ; aussi favorise-t-elle les projets du fils. Mais le bonhomme, à son tour, a reconnu que son fils était épris de la même femme et lui faisait obstacle ; il l’a donc envoyé en pays étranger. Toutefois, en son absence, sa mère travaille dans son intérêt. Ne vous attendez pas à le voir revenir en ville aujourd’hui : Plaute ne l’a pas voulu ; il a rompu un pont qui se trouvait sur sa route. Mais il me semble entendre quelques-uns d’entre vous chuchoter : « Qu’est-ce que cela signifie ? un mariage entre esclaves ! Comment ! les esclaves se marieront, demanderont une femme en mariage ! Voilà du nouveau ; nulle part cela ne se passe ainsi. » Eh bien ! moi, je vous affirme que cela se fait en Grèce, à Carthage, et même à nos portes, en Apulie. Bien mieux, les noces entre esclaves s’y célèbrent avec plus de pompe que les mariages entre gens de condition libre. Si vous en doutez, gageons ; que l’un de vous mette une amphore de vin miellé, pourvu que notre juge soit un Carthaginois, un Grec, ou, à cause de moi, un Apulien. Quoi ! vous ne dites rien ! allons, je le vois, personne n’a soif. Je reviens donc à cette enfant trouvée, que les deux esclaves se disputent avec tant d’ardeur. On la reconnaîtra pour une honnête fille, de condition libre, citoyenne d’Athènes, et elle ne fera rien de malséant, du moins dans cette comédie. Mais après, quand la pièce sera finie, si l’on veut lui donner de l’argent, j’ai bien peur qu’elle n’épouse sur-le-champ sans attendre les auspices.

J’ai fini ; portez-vous bien, réussissez et triomphez par votre vraie valeur, comme vous avez fait jusqu’à ce jour.


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ACTE I.


SCÈNE I. — OLYMPION, CHALINUS.

OLYMPION. Eh ! ne pourrai-je donc jamais m’entretenir de mes affaires, les ruminer, tout seul, à ma fantaisie, sans t’avoir sur mes talons ? Pourquoi me suis-tu, mauvais garnement ?

CHALINUS. Parce que je suis décidé à te suivre, comme ton ombre, partout où tu iras. Et, par ma foi, si tu veux aller à la potence, eh bien je te suivrai encore. Ainsi juge si, avec tes finesses, tu peux m’enlever Casina, comme c’est ton dessein.

OLYMPION. Qu’ai-je à démêler avec toi ?

CHALINUS. Que dis-tu, impertinent ? Et pourquoi s’en vient-il rôder à la ville, ce vaurien de fermier ?

OLYMPION. C’est mon bon plaisir.

CHALINUS. Ne serais-tu pas mieux aux champs, dans ton domaine ? Ne ferais-tu pas mieux de surveiller les travaux qui te sont confiés, et de laisser en paix les gens de la ville ? Que viens-tu ici m’enlever ma femme ? Retourne à la campagne, maraud, va reprendre ton gouvernement.

OLYMPION. Chalinus, je n’ai pas oublié mon devoir. J’ai mis à .ma place quelqu’un qui fait bonne garde en mon absence. Je suis venu à la ville, c’est vrai ; mais quand j’aurai obtenu la main de celle qui te tourne la tête, de cette Casina si gentille et si mignonne, ta compagne d’esclavage, quand je l’aurai ramenée aux champs pour y être ma femme, sois tranquille, je ne/bougerai plus de mon poste.

CHALINUS. Toi, son mari ! Par Hercule, je me pendrais plutôt que de la voir dans tes mains.

OLYMPION. Elle est à moi ; ainsi tu peux préparer la corde.

CHALINUS. À toi ! à un gueux qui sort de son fumier !

OLYMPION. Tu le verras. Et gare à toi ! car puissé-je crever, si je ne te tourmente pas de mille manières le jour de mes noces.

CHALINUS. Eh ! que me feras-tu donc ?

OLYMPION. Ce que je te ferai ? D’abord tu porteras la torche devant la nouvelle mariée, pour te faire voir que tu ne seras jamais qu’un drôle, un cancre bon à rien. Puis, quand tu viendras à la ferme, on te donnera une amphore, un broc, un chaudron, un bassin, huit tonneaux ; et si tout cela n’est pas toujours rempli jusqu’aux bords, je te chargerai d’étrivières. Je te courberai si bien en te faisant porter de l’eau, que tu pourras servir de croupière à mes chevaux. Après cela, si tu ne ronges le blé comme les souris, la terre comme les vers, tu pourras demander à manger ; mais, sur ma foi ! on n’aura jamais vu jeûne plus affamé que celui que je te ferai faire à la ferme. Enfin, quand tu auras le corps rompu et le ventre vide, j’aurai soin de te faire coucher d’une manière digne de toi.

CHALINUS. Que veux-tu dire ?

OLYMPION. Je t’enfermerai comme il faut dans quelque trou, d’où tu pourras m’entendre l’embrasser, et elle me dire : « Ma chère âme, mon Olympien, ma vie, mon mignon, ma joie, laisse-moi baiser tes petits yeux ; de grâce, laisse-toi caresser, mes chères délices, mon beau jour de fête, mon gentil tourtereau, ma colombe, mon petit lapin ! » Et tandis qu’on me prodiguera ces douceurs, toi, pendard, tu te démèneras comme un vieux rat dans le trou de la muraille. Mais de crainte qu’il ne te prenne fantaisie de me répondre, je rentre ; ton bavardage m’assomme.

CHALINUS. Je te suis. Par Pollux, tu ne feras rien dont je ne sois témoin.


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ACTE II.


SCÈNE I. — CLÉOSTRATE, PARDALISQUE.

CLÉOSTRATE, à ses esclaves. Scellez les buffets[5], et rapportez-moi mon anneau : je vais à deux pas, chez ma voisine. Si mon mari a besoin de moi, qu’on vienne m’appeler.

PARDALISQUE. Il avait dit de préparer son dîner.

CLÉOSTRATE. Chut ! tais-toi et va-t’en. Point d’apprêts, point de cuisine aujourd’hui pour un vieux fou qui nous contrarie, son fils et moi, et ne songe qu’à ses lubies amoureuses. Le vilain homme ! je le punirai par la faim, par la soif, par les injures et les mauvais procédés ; oui, je l’accablerai de sanglants reproches ; je le réduirai à vivre comme il le mérite, cet amoureux décrépit, qui pue le vice et respire la débauche ! Je cours de ce pas chez mes voisines, me plaindre de ma disgrâce. Mais la porte crie ; eh ! c’est bien elle, la voilà justement qui sort : j’ai mal pris mon temps.


SCÈNE II. — MYRRHINE, CLÉOSTRATE.

MYRRHINE. Suivez-moi ici près, vous autres. Eh bien ! m’a-t-on entendue ? Si mon mari ou quelque autre personne me demande (montrant la maison de Cléostrate), je serai là. Quand je suis seule à la maison, le sommeil me fait tomber l’ouvrage des mains. N’ai-je pas dit de m’apporter ma quenouille ?

CLÉOSTRATE. Bonjour, Myrrhine.

MYRRHINE. Bonjour, Cléostrate. Eh ! que vous avez l’air triste !

CLÉOSTRATE. Comme toutes celles qui sont malheureuses en ménage. Le chagrin ne manque jamais, ni chez soi, ni dehors. J’allais précisément vous voir.

MYRRHINE. J’allais aussi vous rendre visite. Mais qu’est-ce donc qui vous afflige ? vous savez que je partage toutes vos peines.

CLÉOSTRATE. Je vous crois, car je n’ai pas de voisine qui me soit plus chère que vous (vous le méritez bien), ni en qui j’aie plus de confiance.

MYRRHINE. Vous êtes trop aimable, mais je voudrais bien savoir de quoi il s’agit.

CLÉOSTRATE. Mon mari m’outrage de la manière la plus indigne.

MYRRHINE. Oh, oh ! qu’est-ce donc ? répétez, je vous prie, je n’ai pas bien compris vos plaintes.

CLÉOSTRATE. Mon mari m’outrage de la manière la plus indigne, et je ne puis même pas faire valoir mon droit.

MYRRHINE. C’est bien étonnant, si vous dites vrai ; car ce sont les maris qui ne peuvent venir à bout de faire valoir leur droit auprès des femmes.

CLÉOSTRATE. Eh ! il veut, malgré que j’en aie, donner à son fermier une jeune servante qui est à moi, que j’ai élevée à mes frais. C’est que lui-même en est amoureux.

MYRRHINE. Taisez-vous, de grâce.

CLÉOSTRATE. Ici, je puis parler, nous sommes entre nous.

MYRRHINE. C’est vrai. Et d’où vous est venue cette servante ? car une honnête femme ne doit rien avoir à elle que son mari ne le sache ; et si elle a quelque chose, c’est qu’elle le lui a dérobé ou qu’elle l’a gagné avec un galant. Tout ce que vous avez appartient à votre mari ; c’est mon opinion.

CLÉOSTRATE. Comme vous prenez parti contre une amie !

MYRRHINE. Taisez-vous, sotte, et écoutez-moi : ne lui tenez pas tête ; laissez-le aimer et faire tout ce qu’il voudra, puisque vous ne manquez de rien dans votre ménage.

CLÉOSTRATE. Êtes-vous folle ? vous parlez contre votre propre intérêt.

MYRRHINE. Eh ! pauvre tête, évitez toujours d’entendre cette parole de votre mari.

CLÉOSTRATE. Quelle parole ?

MYRRHINE. « Sors d’ici, femme. »

CLÉOSTRATE. Chut ! taisez-vous.

MYRRHINE. Qu’y a-t-il ?

CLÉOSTRATE. Chut donc !

MYRRHINE. Qui voyez-vous ?

CLÉOSTRATE. Mon mari ; le voici qui vient. Rentrez, vite, je vous en prie.

MYRRHINE. Soit, je m’en vais.

CLÉOSTRATE. Dès que nous aurons le temps, je reviendrai causer avec vous ; mais, adieu.

MYRRHINE. Adieu.


SCÈNE III. — STALINON, CLÉOSTRATE.

STALINON, sans voir Cléostrate. Oui, l’amour est au-dessus de tout, il n’est pas de délices qu’il ne surpasse ; on ne saurait rien imaginer de plus piquant, de plus savoureux. Ces badauds de cuisiniers, qui emploient tant d’assaisonnements, ne font aucun usage du meilleur de tous. Ce que l’amour assaisonnera sera du goût de tout le monde, j’en réponds. Point de sel, point de saveur là où il n’entre pas un grain d’amour. Il donne au fiel amer les douceurs du miel ; le caractère morose, il le change en gaieté et bonne humeur. C’est d’après mon expérience que j’en parle, et non sur les récits d’autrui. Depuis que j’aime Casina, je suis plus élégant que l’élégance même. Je tourmente tous les parfumeurs ; si je trouve une essence délicieuse, je m’en arrose pour lui plaire ; et je lui plais, ou je me trompe fort. Mais ma femme vit pour mon supplice. (Apercevant Cléostrate.) La voilà ; elle est toute triste ! Allons, il faut encore amadouer la méchante bête. Ma femme, mon cher amour, qu’as-tu donc ?

CLÉOSTRATE. Arrière ! à bas les mains !

STALINON. Eh ! là, ma Junon, sied-il bien d’être si revêche à son Jupiter ? Tu t’éloignes ?

CLÉOSTRATE. Laissez-moi.

STALINON. Reste là.

CLÉOSTRATE. Je-ne resterai point.

STALINON. Eh bien, je te suivrai donc.

CLÉOSTRATE. Dites-moi, êtes-vous dans votre bon sens ?

STALINON. Oui, puisque je t’aime.

CLÉOSTRATE. Je ne veux point qu’on m’aime.

STALINON. Tu ne saurais m’en empêcher.

CLÉOSTRATE. Vous me faites mourir.

STALINON, à part. Puisses-tu dire vrai !

CLÉOSTRATE, qui l’a entendu. Oh ! là-dessus, je vous crois.

STALINON. Regarde-moi, charme de mes jours.

CLÉOSTRATE. Oui, comme vous êtes le charme des miens. Et dites-moi, d’où vient cette senteur de parfums ?

STALINON, à part. Je suis perdu, me voilà pris ! Vite, que je m’essuie la tête avec mon manteau. La peste soit de toi, maudit parfumeur qui m’as fait ce présent !

CLÉOSTRATE. Eh bien, vaurien, vieille punaise à tête blanche… je ne sais qui me retient de te dire tes vérités… À ton âge, vilain efféminé, courir ainsi les rues tout gras d’essences !

STALINON. Eh non ; c’est que j’ai accompagné un de mes amis qui achetait des parfums.

CLÉOSTRATE. Belle invention, et à point nommé ! N’as-tu pas du honte ?

STALINON. Comme tu voudras.

CLÉOSTRATE. Dans quel repaire t’es-tu allé vautrer ?

STALINON. Moi, dans un repaire ?

CLÉOSTRATE. Je suis mieux instruite que tu ne crois.

STALINON. Qu’est-ce à dire ? Que sais-tu ?

CLÉOSTRATE. Que tu es le plus corrompu de tous les vieillards. D’où viens-tu, mauvais sujet ? où étais-tu ? dans quel bouge ? où t’es-tu enivré ? Eh ! tenez, ma foi, voyez comme son manteau est chiffonné !

STALINON. Que les dieux me maudissent, et toi aussi, s’il m’est entré aujourd’hui une goutte de vin dans la bouche.

CLÉOSTRATE. Au reste, à ton aise, bois, mange, dissipe ton bien.

STALINON. Tout beau, ma femme, en voilà assez ; arrête-toi, tu m’abasourdis. Garde quelque chose pour me faire querelle demain. Mais dis-moi, as-tu enfin surmonté ta répugnance à faire ce qui plaît, à ton mari, plutôt que de le contredire sans cesse ?

CLÉOSTRATE. De quoi s’agit-il ?

STALINON. Tu le demandes ? De ta servante Casina, qu’il faut donner à notre fermier ; c’est un honnête esclave ; chez lui elle ne manquera ni de bois, ni d’eau chaude, ni de nourriture, ni de vêtements ; elle pourra élever ses enfants, si elle en a. Cela ne vaut-il pas mieux que de la marier à ce méchant écuyer, un drôle, un vaurien, qui n’a pas même une pièce de plomb dans sa bourse ?

CLÉOSTRATE. Il est bien singulier qu’à ton âge tu oubliés ton devoir.

STALINON. Comment cela ?

CLÉOSTRATE. Si tu tenais compte de ce qui est juste et convenable, tu me laisserais le soin de mes servantes ; c’est moi que cela regarde.

STALINON. Eh ! ne veux-tu pas la donner à ce porte-bouclier, dont j’enrage ?

CLÉOSTRATE. Il faut bien faire plaisir à notre fils unique.

STALINON. Unique ! il n’est pas plus unique pour moi que je ne le suis pour lui : c’est à lui de céder à ma volonté plutôt que moi à la sienne.

CLÉOSTRATE. Ça, mon homme, tu cherches quelque mauvaise affaire ?

STALINON, à part. Elle se méfie, je le vois. (Haut.) Moi ?

CLÉOSTRATE. Toi-même. À quel propos tout ce caquetage ? et d’où vient cet intérêt si chaleureux ?

STALINON. J’aime mieux lui voir épouser un honnête homme qu’un coquin.

CLÉOSTRATE. Mais si j’obtiens du fermier que, par considération pour moi, il la cède à l’autre ?

STALINON. Et si j’obtiens de l’écuyer qu’il l’abandonne à son rival ? je crois que j’en viendrai à bout.

CLÉOSTRATE. Soit. Veux-tu que j’appelle ici Chalinus de ta part ? Tu t’arrangeras avec lui, tandis que je parlerai au fermier.

STALINON. J’y consens.

CLÉOSTRATE. Il vient à l’instant, et nous verrons lequel de nous deux a le plus d’influence. (Elle sort.)

STALINON. Qu’Hercule et tous les dieux la confondent ! je puis le dire maintenant. Mon pauvre cœur est torturé par l’amour ; et l’on dirait qu’elle s’applique à me contrarier. Elle a quelque soupçon de mes projets, et voilà pourquoi elle prend avec tant de zèle le parti de l’écuyer.


SCÈNE IV. — STALINON, CHALINUS.

STALINON. Que tous les dieux et les déesses le bénissent !

CHALINUS. Votre femme dit que vous me demandez.

STALINON. Oui, je t’ai fait appeler.

CHALINUS. Que me voulez-vous ?

STALINON. D’abord, qu’on déride ce front pour causer avec moi.

CHALINUS. Il faudrait être fou pour montrer de la mauvaise humeur à plus puissant que soi.

STALINON. Bon ! je t’ai toujours regardé comme un honnête homme.

CHALINUS, à part. Je comprends. (Haut.) Si c’est là votre opinion, que ne m’affranchissez-vous ?

STALINON. C’est précisément ce que je veux faire. Mais j’ai beau le désirer, cela ne fait rien, si tu ne t’y prêtes.

CHALINUS. Dites-moi seulement ce que vous souhaitez.

STALINON. Écoute, je vais m’expliquer. J’ai promis à notre fermier la main de Casina.

CHALINUS. Mais votre femme et votre fils me l’ont promise, à moi.

STALINON. Je le sais. Mais aimes-tu mieux rester garçon et devenir libre, ou te marier et vivre esclave, toi et tes enfants ? Tu as le choix ; prends le parti qui te convient le mieux.

CHALINUS. Libre, je vivrais âmes frais, tandis que maintenant je vis aux vôtres. Quant à Casina, j’y suis bien résolu, je ne la céderai à homme qui vive.

STALINON. Rentre donc, et fais venir ma femme ici, sur-le-champ. Apporte l’urne avec de l’eau et des sorts.

CHALINUS. Cela me va.

STALINON. Par Pollux, je saurai bien parer le coup. Puisque je ne peux rien obtenir, eh bien du moins je tirerai au sort et je vous battrai, toi et tes protecteurs.

CHALINUS. Bon, bon ! j’aurai la chance.

STALINON. Oui, la chance de périr sous les verges.

CHALINUS. Elle sera ma femme ; prenez-vous-y comme vous l’entendrez.

STALINON. Retire-toi de ma présence.

CHALINUS. Vous me voyez de mauvais œil, mais ce n’est pas cela qui m’empêchera de vivre. (Il sort.)

STALINON. Suis-je assez malheureux ? Tout ne tourne-t-il pas contre moi ? Je tremble que ma femme n’ait obtenu d’Olympion qu’il renoncerait à Casina. S’il en est ainsi, je suis un homme perdu. Si elle n’a rien gagné, eh bien ! le sort me laisse un peu d’espoir, et si la chance me trompe, je me précipiterai sur mon épée comme sur un bon oreiller… Mais voici Olympien, c’est à merveille.


SCÈNE V. — OLYMPION, STALINON.

OLYMPION, sortant de la maison, à Cléostrate. Sur mon âme, maltresse, faites-moi plutôt jeter dans un four ardent, et là, rôtissez-moi comme un biscuit ; car vous n’obtiendrez pas de moi ce que vous demandez.

STALINON, à part. Je suis sauvé, je puis tout espérer, d’après ce que j’entends.

OLYMPION. À quoi bon vouloir me faire peur en me parlant de ma liberté ? Quand vous ne le voudriez, ni vous ni votre fils, je puis, en dépit de vous deux, malgré vous, devenir libre pour quelques deniers.

STALINON. Qu’y a-t-il donc ? avec qui te querelles-tu, Olympion ?

OLYMPION. Avec celle qui vous cherche toujours dispute.

STALINON. Ma femme ?

OLYMPION. Elle, votre femme ! Bon, vous êtes comme le chasseur, vous vivez jour et nuit avec une chienne.

STALINON. Que veut-elle ? de quoi est-il question entre vous ?

OLYMPION. Elle me prie, elle me conjure de ne pas épouser Casina.

STALINON. Et que lui réponds-tu ?

OLYMPION. J’ai juré que je ne céderais pas même à Jupiter, s’il m’en faisait la demande.

STALINON. Que les dieux te conservent !

OLYMPION. Le sang lui bout, elle est toute gonflée de colère.

STALINON. Par Pollux, je voudrais de bon cœur qu’elle en crevât.

OLYMPION. C’est chose faite, si vous êtes un brave homme. Mais, sur ma foi, vos amours me font bien du mal : j’ai sur les bras votre femme, votre fils, et tous les gens de la maison.

STALINON. Eh ! que t’importe ? Pourvu que ton Jupiter te soit favorable, ne t’inquiète pas des dieux subalternes.

OLYMPION. C’est bel et bon, mais vous n’ignorez pas que la mort a bientôt fait de trousser les Jupiters d’ici-bas. Et après tout, si vous mourez, tout Jupiter que vous êtes, et si votre sceptre passe à ces petits dieux, qui protégera mon dos, et ma tête, et mes jambes ?

STALINON. Ah ! tu seras plus heureux que tu ne penses, si nous obtenons que je puisse coucher avec Casina.

OLYMPION. Je doute fort que cela se puisse, tant votre femme s’acharne à m’empêcher de l’épouser.

STALINON. Eh bien, voici ce que je ferai : je jetterai des sorts dans l’urne et je tirerai pour Chalinus et pour toi. Au point où en sont les choses, il faut mettre l’épée hors du fourreau.

OLYMPION. Et si le sort prononce contre vous ?

STALINON. Point de fâcheux augure. J’ai placé ma confiance dans les dieux, espérons en eux.

OLYMPION. Voilà une parole dont je ne donnerais pas un fétu. Tous les hommes placent leur confiance dans les dieux, mais j’ai vu plus d’une fois cette confiance trompée.

STALINON. Tais-toi un peu.

OLYMPION. Qu’est-ce ?

STALINON. Voici Chalinus avec l’urne et les sorts. Nous allons livrer bataille rangée.


SCÈNE VI. — CLÉOSTRATE, CHALINUS, STALINON, OLYMPION.

CLÉOSTRATE. Apprends-moi, Chalinus, ce que me veut mon mari.

CHALINUS. Par Pollux ! il voudrait vous voir sur un bûcher ardent, hors de la porte Métia[6].

CLÉOSTRATE. Je le crois sans peine.

CHALINUS. Moi, je ne le crois pas, j’en suis sûr.

STALINON, à part. J’ai à mon service plus d’habiles gêna que je ne croyais ; voilà un devin dans ma maison. (À Olympion.) Allons, levons l’étendard, et marchons à l’ennemi. Suis-moi. (À Cléostrate et à Chalinus.) Comment cela va-t-il ?

CHALINUS. Voici tout ce que vous avez demandé, votre femme, les sorts, l’urne et moi.

STALINON. Toi, c’est de trop.

CHALINUS. À ce qu’il vous semble ; mais je suis ici pour vous servir d’aiguillon. Eh ! eh ! votre petit cœur est déjà tout palpitant de crainte.

STALINON. Pendard !

CLÉOSTRATE. Tais-toi, Chalinus. (À Stalinon, en montrant Olympion.) Et vous, maintenez ce drôle en bonne posture.

OLYMPION, montrant Chalinus. Plutôt celui-là, il sait comme on s’y prend.

STALINON, à Chalinus. Mets l’urne ici, et donne-moi les sorts. Attention ! J’ai toujours pensé, ma chère femme, que j’obtiendrais de toi la main de Casina, et je le crois encore.

CLÉOSTRATE. Vous, la main de Casina ?

STALINON. Moi ! ah ! ce n’est pas ce que je voulais dire… je voulais dire moi, et j’ai dit lui (montrant Olympion), et j’en ai un si vif désir… Par Hercule, je parle tout de travers.

CLÉOSTRATE. Exactement comme vous agissez.

STALINON. Lui, te dis-je… non, par Hercule ! moi… Ah ! enfin me revoilà en bon chemin.

CLÉOSTRATE. Vous vous perdez assez souvent.

STALINON. C’est ce qui arrive quand on désire passionnément une chose. Mais (montrant Olympion) ce brave garçon et moi, chacun de notre côté, nous te prions, puisque tu es la maitresse…

CLÉOSTRATE. De quoi s’agit-il ?

STALINON. Je vais te le dire, chère mignonne : c’est d’accorder Casina à notre fermier que voilà.

CLÉOSTRATE. Je n’en ferai rien, c’est bien loin de ma pensée.

STALINON. Alors je vais tirer au sort entre eux.

CLÉOSTRATE. Je ne m’y oppose pas.

STALINON. C’est, à mon avis, le parti le plus juste et le meilleur. S’il en résulte ce que nous désirons, tant mieux ! sinon nous saurons nous résigner. (À Olympion.) Tiens, voilà ton sort. Vois ce qu’il y a d’écrit.

OLYMPION. Un.

CHALINUS. C’est une injustice, vous l’avez servi avant moi.

STALINON, à Chalinus. Tiens, voilà pour toi.

CHALINUS. Donnez… Mais un instant ! il me vient une idée. Voyez s’il n’y a pas un autre sort au fond de l’eau[7].

STALINON. Coquin, me prends-tu pour un drôle de ta sorte ?Il n’y en a pas ; tiens-toi en paix.

CHALINUS, au moment de jeter son sort dans l’urne. Que la fortune me soit propice, (à Olynipion) et que la peste t’étouffe.

OLYMPION. C’est ce qui t’arrivera à toi-même ; je connais ta piété. Mais un moment : ton sort est-il sur un morceau de peuplier où de sapin ?

CLÉOSTRATE. Qu’est-ce que cela peut te faire ?

OLYMPION. Eh ! je crains qu’il ne surnage.

STALINON. Bon ! regarde… Allons, jetez les sorts, vite… C’est bien. Femme, remue-les.

OLYMPION. Je ne m’en rapporte pas à votre femme.

STALINON. Sois tranquille.

OLYMPION,. Elle ensorcellera les sorts, si elle y touche.

CLÉOSTRATE. Tais-toi.

OLYMPION. Je me tais. Fassent les dieux…

CHALINUS. Que tu portes en ce jour le carcan et la chaîne.

OLYMPION. Que le sort me soit favorable.

CHALINUS. Qu’on te pende par les pieds.

OLYMPION. Qu’on te mouche à te faire sortir les yeux par le nez. Que crains-tu ? ta corde doit être déjà prête. Tu as perdu.

STALINON. Attention, je vous prie.

OLYMPION. Je me tais.

STALINON. Maintenant, Cléostrate, pour que tu ne puisses pas dire ni même supposer que j’ai triché, je m’en remets à toi : tire toi-même.

OLYMPION, à Stalinon. Vous me perdez.

CHALINUS. Il y gagne.

CLÉOSTRATE, à Stalinon. Merci.

CHALINUS, à Olympion. Je prie les dieux que ton sort se soit enfui de l’urne.

OLYMPION. Oui-da ! parce que tu es fugitif, tu souhaites que tout le monde te ressemble. Et plaise au ciel que ton sort, à toi, ait fondu dans l’eau, comme on dit qu’il arriva aux descendants d’Hercule[8].

CHALINUS. Et toi, pour te faire fondre, on te chauffera les épaules à coups de verges.

STALINON. Allons, paix, Olympion.

OLYMPION. Oui, si (montrant Chalinus) cet homme de lettres[9] me laisse en repos.

STALINON. Que la fortune me soit propice !

OLYMPION. Oui, et à moi aussi.

CHALINUS. Pas à toi.

OLYMPION. Si fait, par Hercule !

CHALINUS. À moi, te dis-je.

STALINON, à Chalinus. C’est (montrant Olympion) celui-ci qui l’emportera, et toi tu vivras en misérable. (À Olympion.) Casse-lui la mâchoire. Eh bien, m’entends-tu ?

CLÉOSTRATE. Ne lève pas la main sur lui

OLYMPION, à Stalinon. Lui donnerai-je un soufflet ou un coup de poing ?

STALINON. Comme tu voudras.

OLYMPION, à Chalinus. Attrape.

CLÉOSTRATE. De quel droit le frappes-tu ?

OLYMPION. Mon Jupiter l’a ordonné.

CLÉOSTRATE, à Chalinus. Casse-lui la mâchoire à son tour.

OLYMPION. Ah ! quel coup de poing ! je succombe, Jupiter !

STALINON, à Chalinus. De quel droit le frappes-tu ?

CHALINUS. Ma Junon l’a ordonné.

STALINON. Il faut filer doux, puisque de mon vivant c’est ma femme qui commande ici.

CLÉOSTRATE. Celui-ci (montrant Chalinus) a aussi bien le droit de parler que cet autre (elle montre Olympion).

OLYMPION. Pourquoi est-il de si fâcheux augure ?

STALINON. Prends-y garde, Chalinus, il t’en cuira.

CHALINUS. Il est bien temps, quand j’ai reçu une pareille gourmade.

STALINON. Allons, femme, tire au sort, et vous autres, faites attention. (À Cléoslrate.) Donne.

OLYMPION. Je ne sais où j’en suis. J’étouffe ; mon cœur se gonfle d’anxiété et bat à me rompre la poitrine.

CLÉOSTRATE. Je tiens un sort.

STALINON. Retire-le.

CHALINUS. Suis-je mort ?

OLYMPION. Faites voir… c’est le mien.

CHALINUS. C’est la peste.

CLÉOSTRATE. Tu es battu, Chalinus.

STALINON. Eh bien, Olympien, nous avons bien fait de vivre.

OLYMPION. Oui, grâce à mes vertus et à celles de mes ancêtres.

STALINON. Rentre, ma femme, et prépare la noce.

CLÉOSTRATE. Vos ordres seront suivis.

STALINON. Sais-tu qu’il y a loin d’ici jusqu’à la ferme où il doit conduire sa femme ?

CLÉOSTRATE. Je le sais.

STALINON. Rentre, et, bien que cela te fasse mal au cœur, ne néglige rien.

CLÉOSTRATE. C’est entendu. (Elle sort.)

STALINON. Entrons aussi, et faisons en sorte qu’on se dépêche.

OLYMPION. Je ne vous retarderai pas.

STALINON. Je ne veux rien dire de plus devant celui-ci. (Ils sortent.)


SCÈNE VII. — CHALINUS.

Mettons que je me pende maintenant, je perdrai ma peine, et avec ma peine l’argent de ma corde, et je réjouirai le cœur de mes ennemis. À quoi bon, puisque je suis déjà mort ? Le sort m’a vaincu. Casina épouse le fermier. Eh ! ce qui me chagrine le plus, ce n’est pas la victoire de ce rustre, c’est toute la peine que s’est donnée le vieillard pour me faire refuser Casina et la marier à cet imbécile. Comme il se démenait ! comme il s’agitait d’angoisse ! comme il a sauté de joie en voyant gagner son fermier ! Oh ! retirons-nous par ici ; j’entends s’ouvrir cette brave porte, qui charitablement m’avertit : on sort de chez nous. Je veux les épier de cette cachette.


SCÈNE VIII. - OLYMPION, STALINON, CHALINUS.

OLYMPION. Qu’il vienne seulement à la campagne, et je vous le renvoie à la ville le cou dans une fourche, comme un vrai charbonnier.

STALINON. Ce sera bien fait.

OLYMPION. Oh ! j’y mettrai tous mes soins.

STALINON. Je voulais, si Chalinus était à la maison, l’envoyer au marché avec toi, et ajouter ce désagrément au chagrin de notre ennemi.

CHALINUS, à part. Je vais faire comme les écrevisses, et me rapprocher à reculons de la muraille. Il faut qu’à la dérobée j’entende leur conversation ; car l’un est mon bourreau, l’autre me fait crever de jalousie. Voyez ce drôle (montrant Olympion), ce pendard, le voilà tout vêtu de blanc. Ah ! je diffère ma mort ; je veux l’envoyer avant moi sur les bords de l’Achéron.

OLYMPION. Me suis-je montré assez complaisant pour vous ! je vous ai procuré ce que vous désiriez le plus au monde. Ce que vous aimez sera avec vous aujourd’hui, et votre femme n’en saura rien.

STALINON. Tais-toi. Par les dieux, j’ai peine à me retenir de t’embrasser, ma chère âme.

CHALINUS, à part. Comment ! l’embrasser ! qu’est-ce à dire ? et où donc est-elle, sa chère âme ?

OLYMPION. M’aimez-vous, à présent ?

STALINON. Ah ! plus que moi-même ! Veux-tu que je t’embrasse ?

CHALINUS, à part. Quoi ! qu’il l’embrasse ?

OLYMPION. J’y consens.

STALINON. Ah ! te tenir ainsi me semble plus doux que miel.

CHALINUS, à part. Eh ! par Hercule, si je ne me trompe, il veut crever la vessie à son fermier.

OLYMPION. De grâce, bel amoureux, éloignez-vous, ne me grimpez pas sur le dos.

CHALINUS, à part. Ma foi, j’en ai peur, ils pourront bien croiser les jambes aujourd’hui. Peste ! le vieillard aime les mentons barbus. C’est donc cela, oui, c’est cela qu’il l’a pris pour fermier ; et l’autre jour, quand je l’ai rencontré sous la porte, il voulait me faire intendant, au même prix.

OLYMPION. Ai-je été bon enfant aujourd’hui ? vous ai-je fait assez plaisir ?

STALINON. Aussi, tant que je vivrai, je te préférerai à moi même. Mais comme je vais embrasser ma chère Casina ! comme je vais me donner du bon temps, sans que ma femme s’en doute !

CHALINUS, à part. Oh, oh ! me voilà remis sur le bon chemin. Notre homme lui-même est fou de Casina ; je les tiens.

STALINON. Qu’il me tarde de l’embrasser, de la bouchonner !

OLYMPION. Attendez d’abord qu’on l’épouse ; qu’est-ce qui vous presse tant ?

STALINON. L’amour.

OLYMPION. Je ne pense pas que cela puisse se faire aujourd’hui.

STALINON. Si fait, si tu penses qu’on puisse t’affranchir demain.

CHALINUS, à part. C’est le moment d’ouvrir encore plus les oreilles. Je vais joliment prendre mes deux sangliers d’un coup de filet.

STALINON. J’ai une chambre toute prête, là, chez ce voisin qui est mon ami ; je lui ai confié mes amours, et il m’a promis un endroit sûr.

OLYMPION. Mais sa femme ? où sera-t-elle ?

STALINON. Oh ! j’ai imaginé un moyen superbe. Ma femme l’invitera chez nous à la noce, pour lui tenir compagnie, l’aider, et rester à coucher. J’en ai donné l’ordre, et Cléostrate a promis d’obéir. Elle couchera donc ici, et je m’arrangerai pour que le mari ne soit pas au logis. Toi, tu emmèneras ta mariée à la campagne ; mais la campagne sera ici pour quelques heures, tandis que je ferai la noce avec Casina. Et demain, avant le jour, tu partiras avec elle. Est-ce bien combiné ?

OLYMPION. À merveille.

CHALINUS, à part. Mettez seulement la main à l’œuvre. Par Hercule, vos finesses vous coûteront cher.

STALINON. Sais-tu maintenant ?

OLYMPION, Dites.

STALINON. Prends cette bourse. Va-t’en au marché, et fais diligence ; mais choisis des choses fines, de petits mets aussi délicats qu’elle-même.

OLYMPION. C’est convenu.

STALINON. Achète-nous de petites seiches, des huîtres, des calmars, des orgelets.

CHALINUS, à part. Plutôt des fromentelets[10], imbécile !

STALINON. Des soles.

CHALINUS, à part. Pourquoi pas des souliers pour t’en caresser le museau, infâme vieillard ?

OLYMPION. Voulez-vous des langoustes ?

STALINON. À quoi bon ? n’ai-je pas ma femme au logis ? C’est assez de langue comme cela ; elle ne se tait jamais.

OLYMPION. Je verrai sur le marché même quels poissons il faut prendre.

STALINON. Tu as raison ; va-t’en donc. Ne ménage pas l’argent ; achète grandement ce qu’il faut. Quant à moi, je vais trouver mon voisin, pour qu’il s’occupe de ce dont nous sommes convenus.

OLYMPION. Puis-je partir ?

STALINON. Eh oui. (Ils sortent.)

CHALINUS. Non, quand on voudrait m’affranchir trois fois pour une, je ne renoncerais pas à les châtier comme il faut aujourd’hui. De ce pas, je vais conter toute l’affaire à ma maîtresse ; je tiens mes ennemis, je les prends en flagrant délit. Si Cléostrate veut maintenant faire son devoir, notre procès est gagné, et ils sont attrapés tous les deux. Ce jour nous est propice ; de vaincus nous devenons vainqueurs. Entrons, et assaisonnons à notre mode le plat apprêté par un autre cuisinier : s’ils ne trouvent pas le régal qu’ils avaient préparé, ils en auront un autre sur lequel ils ne comptaient guère.


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ACTE III.


SCÈNE I. — STALINON, ALCÉSIME.

STALINON. Aujourd’hui, Alcésime, je saurai si je dois voir en toi un ami ou un ennemi ; voilà l’heure de l’épreuve, nous sommes à l’instant critique. Mets de côté tes pourquoi ; point de remontrances, tu peux en faire l’économie. « Avec tes cheveux blancs ! à un âge si peu convenable ! » Économise cela encore. « Un homme marié ! » autre économie.

ALCÉSIME. Je n’ai jamais vu d’amoureux si enragé que toi.

STALINON. Aie soin que ta maison soit libre.

ALCÉSIME. Eh ! je vais envoyer chez toi esclaves et servantes.

STALINON. Tu as de l’esprit jusqu’au bout des doigts. N’oublie pas non plus le précepte de Colax[11]. Chacun avec ses provisions, comme en allant à Sutrium[12] (12).

ALCÉSIME. Je ne l’oublierai pas.

STALINON. Ah ! tu es plus honnête que l’honnêteté même. Prends tes mesures, moi je vais sur la place ; je serai de retour dans un moment.

ALCÉSIME. Bon voyage.

STALINON. Tâche que ta maison ait une langue.

ALCÉSIME. Pour quoi faire ?

STALINON. Pour m’appeler quand je viendrai.

ALCÉSIME. Oh, oh ! tu mériterais une bonne volée ; tu es par trop plaisant !

STALINON. Que me servirait d’être amoureux si je n’avais le petit mot pour rire ? Mais fais en sorte que je n’aie pas à te chercher.

ALCÉSIME. Je ne bougerai de chez moi.


SCÈNE II. — CLÉOSTRATE, ALCÉSIME.

CLÉOSTRATE. Voilà donc pourquoi mon mari me priait tant de faire venir chez nous, et bien vite, notre voisine ; il lui fallait une maison libre pour y conduire Casina. Je me garderai bien de l’appeler ; je ne me soucie pas de donner les coudées franches à nos vieux libertins. Mais le voilà qui sort, cette colonne du sénat, ce soutien du peuple, ce brave voisin qui prête complaisamment sa chambre à mon mari. Ah ! par ma foi, si on en donnait un boisseau de sel, il serait encore trop payé.

ALCÉSIME. Je m’étonne qu’on ne vienne pas chercher ma femme ; depuis une heure elle est toute prête, attendant qu’on l’appelle… Mais voici, je pense, qu’on vient la prendre… Bonjour, Cléostrate.

CLÉOSTRATE. Bonjour, Alcésime. Où est votre femme ?

ALCÉSIME. Au logis ; elle vous attend ; votre mari m’a prié de la laisser aller chez vous pour vous aider. Faut-il l’appeler ?

CLÉOSTRATE. Non ; elle est occupée sans doute ?

ALCÉSIME. Elle n’a rien à faire.

CLÉOSTRATE. Peu importe ; je ne veux pas la déranger ; je la verrai plus tard.

ALCÉSIME. Est-ce que vous n’êtes pas en préparatifs de noces ?

CLÉOSTRATE. Si fait, je m’en occupe.

ALCÉSIME. Et vous n’avez pas besoin d’une aide ?

CLÉOSTRATE. J’ai assez de monde au logis. Après la noce, je viendrai la voir ; adieu, faites-lui mes compliments.

ALCÉSIME, à part. Que faire ? me voilà dans un bel embarras pour rendre service à ce vieux bouc édenté, qui me vaut ce désagrément. J’offre ma femme, j’ai l’air de mendier un repas. La peste soit de l’homme qui m’avait dit que sa femme viendrait chercher la mienne ! et on nous plante au nez qu’on peut s’en passer. Je serais bien étonné si la voisine ne se doutait pas de quelque chose. Mais d’un autre côté, quand j’y songe, si cela était, elle me ferait un beau sabat ! Rentrons, et remisons le carrosse. (Il sort.)

CLÉOSTRATE. Le voilà bien attrapé. Comme ils s’intriguent, ces vieux drôles ! Ah ! maintenant, je voudrais voir arriver mon vaurien, avec sa face décrépite ; je le jouerais à son tour, après m’être amusée de cet autre ; je veux susciter entre eux une bonne querelle. Eh ! le voici : à voir cet air grave, on le prendrait pour un homme rangé.


SCÈNE III. — STALINON, CLÉOSTRATE.

STALINON, sans voir Cléostrate. C’est une grande sottise, à mon sens, pour un amoureux d’aller sur la place le jour où il doit posséder celle qu’il aime. Imbécile que je suis ! j’ai perdu ma journée pour assister un parent au tribunal ; et, par Hercule ! je suis ravi qu’il ait perdu son procès ; au moins ce ne sera pas pour rien qu’il m’aura prié de l’assister aujourd’hui. On devrait d’abord, quand on réclame un pareil service, s’informer si celui que l’on choisit est ou non dans son bon sens. S’il dit que non, on laisse la tête folle s’en retourner au logis.. Mais voici ma femme devant la maison : malheur à moi ! je crains qu’elle ne soit pas sourde, et qu’elle n’ait tout entendu.

CLÉOSTRATE, à part. Oui, par Castor, j’ai tout entendu, et il t’en cuira.

STALINON. Approchons. Eh bien, que fait-on là, ma toute belle ?

CLÉOSTRATE. Je t’attendais.

STALINON. Sommes-nous prêts ? As-tu déjà fait venir notre voisine pour t’aider ?

CLÉOSTRATE. Je suis venue la chercher, comme tu me l’avais recommandé. Mais ton ami, ce brave homme, je ne sais ce qu’il a contre elle ; il m’a répondu qu’il ne pouvait pas la laisser venir.

STALINON. Tu as un grand défaut, tu n’es pas assez engageante.

CLÉOSTRATE. Eh ! mon cher mari, ce n’est pas aux honnêtes femmes, mais bien aux courtisanes d’être engageantes avec les autres hommes. Va l’appeler, toi ; et pendant ce temps, cher époux, je vais donner un coup d’œil à la maison.

STALINON. Fais donc vite.

CLÉOSTRATE. J’y vais. (À part.) Je veux lui mettre la peur dans l’âme ; vieux libertin, je te rendrai la vie dure aujourd’hui. (Elle sort.)


SCÈNE IV. — ALCÉSIME, STALINON.

ALCÉSIME, sans voir Stalinon. Voyons s’il est revenu de la place, ce bel amoureux, ce vieux fou qui s’est joué de ma femme et de moi… Justement, le voilà devant chez nous… J’allais chez toi de ce pas.

STALINON. Et moi, chez toi. Eh bien ! homme de rien, que t’avais-je recommandé ? de quoi t’avais-je prié ?

ALCÉSIME. Qu’y a-t-il ?

STALINON. Comme tu m’as laissé ta maison libre ! comme tu as envoyé ta femme chez nous ! M’as-tu fait manquer une assez belle occasion, dont j’enrage ?

ALCÉSIME. Va te pendre. Tu m’avais dit que ta femme viendrait chercher la mienne.

STALINON. Eh bien, elle dit qu’elle est venue, et que tu n’as pas voulu laisser aller ta femme.

ALCÉSIME. Eh ! c’est la tienne qui m’a dit qu’elle n’avait besoin de personne.

STALINON. Enfin elle m’envoie la chercher moi-même.

ALCÉSIME. Je n’y tiens guère.

STALINON. Mais tu me perds !

ALCÉSIME. Mais tant mieux ! Mais je saurai te faire attendre ; mais j’ai envie, mais, de te chagriner, mais j’en serais tout heureux. Mais, mais… avec tous tes mais ce n’est pas moi qui aurai le dessous. Mais, par Hercule, que les dieux t’écrasent à la fin !

STALINON. Quoi donc ? ne laisseras-tu pas venir ta femme ?

ALCÉSIME. Prends-la, et va te pendre avec elle, et avec la tienne, et avec ta belle amie, par-dessus le marché… C’est bon, va-t’en, et n’y pense plus ; je vais envoyer ma femme chez vous ; elle passera parle jardin. (Il sort.)

STALINON. Enfin tu agis en véritable ami. Mais sous quelle fâcheuse étoile m’est arrivé cet amour ? Ai-je donc jamais offensé Vénus, que tant d’obstacles me viennent à la traverse ? Eh ! bons dieux ! quels cris entends-je chez moi ?


SCÈNE V. — PARDALISQUE, STALINON.

PARDALISQUE. Malheureuse, ah ! malheureuse ! c’est fait de moi ! je suis morte ! mon cœur est glacé d’effroi, tout mon pauvre corps frissonne ! Où trouver de l’aide, de la protection, du secours ? à qui demander un refuge ? Quelle scène étrange je viens de voir dans la maison ! quelle audace inouïe, inconcevable !… Prenez garde, Cléostrate, éloignez-vous d’elle, je vous en supplie, de peur qu’elle ne vous maltraite dans sa fureur. Arrachez-lui cette épée ; elle ne se possède plus.

STALINON. Que signifie cela ? pourquoi se sauve-t-elle toute tremblante et demi-morte de frayeur ? Pardalisque !

PARDALISQUE. Ah ! je me meurs… D’où vient ce bruit qui frappe mes oreilles ?

STALINON. Regarde-moi.

PARDALISQUE. Mon bon maître !

STALINON. Qu’as-tu ? d’où vient cette épouvante ?

PARDALISQUE. C’est fait de moi.

STALINON. Comment, c’est fait de toi ?

PARDALISQUE. Oui, de moi, et de vous aussi.

STALINON. Explique-toi.

PARDALISQUE. Malheur à vous !

STALINON. À toi plutôt.

PARDALISQUE. Je succombe ; de grâce, soutenez-moi.

STALINON. Parleras-tu enfin ?

PARDALISQUE. Soutenez-moi la poitrine ; par pitié, faites-moi un peu de vent avec votre manteau.

STALINON. Je suis tout effrayé ; mais sans doute elle aura avalé quelques verres de vin de Libye, dont le bouquet lui porte au cerveau.

PARDALISQUE. Tenez-moi les oreilles, je vous en prie.

STALINON. Que la peste t’étouffe ; que les dieux t’exterminent, toi et ta poitrine, et tes oreilles, et ta tête. Si tu ne me dis sur-le-champ ce que cela signifie, je te fais sauter la cervelle, méchante carogne qui te moques de moi depuis une heure !

PARDALISQUE. Mon maître !

STALINON. Qu’est-ce, ma fille ?

PARDALISQUE. Vous êtes trop sévère.

STALINON. Tu n’y es pas encore. Mais dis-moi Vite de quoi il s’agit, et sois brève. D’où vient ce vacarme chez moi ?

PARDALISQUE. Vous le saurez : apprenez une horrible folie, une scène affreuse que vient de nous faire votre servante, sans respect pour les bienséances attiques.

STALINON. Qu’est-ce donc ?

PARDALISQUE. La peur me paralyse la langue.

STALINON. Mais enfin ? ne saurai-je pas de toi ce dont il s’agit ?

PARDALISQUE. Je vais vous le dire : cette servante que vous voulez donner pour femme à votre fermier, là, dans la maison…

STALINON. Dans la maison… eh bien ?

PARDALISQUE. Elle imite l’audace des méchantes femmes ; son mari, elle le menace…

STALINON. De quoi ?

PARDALISQUE. Ah !

STALINON. Qu’y a-t-il ?

PARDALISQUE. Elle dit qu’elle lui arrachera la vie. Une épée…

STALINON. Ah ! ah !

PARDALISQUE. Une épée…

STALINON. Enfin, cette épée ?

PARDALISQUE. …à la main…

STALINON. Ciel ! pourquoi une épée ?

PARDALISQUE. Elle poursuit tout le monde dans la maison, et ne se laisse approcher de personne ; aussi chacun se cache sous les coffres, sous les lits, et n’ose souffler.

STALINON. Ah ! c’est fait de moi ! D’où peut venir cette fureur soudaine ?

PARDALISQUE. Elle est en démence.

STALINON. Je le sens, je suis le plus misérable des hommes.

PARDALISQUE. Et si vous saviez ce qu’elle a dit tout à l’heure !

STALINON. Eh bien, j’attends : qu’a-t-elle dit ?

PARDALISQUE. Écoutez donc : elle a juré par tous les dieux et toutes les déesses de tuer celui qui coucherait cette nuit avec elle.

STALINON. Me tuer !

PARDALISQUE. Tiens ! est-ce que cela vous regarde ?

STALINON. Hem !

PARDALISQUE. Qu’avez-vous à démêler avec elle ?

STALINON. La langue m’a fourché ; je voulais dire ce fermier.

PARDALISQUE. Vous êtes habile ; vous quittez le grand chemin pour la traverse.

STALINON. Et moi, me menace-t-elle ?

PARDALISQUE. Elle vous en veut plus qu’à qui que ce soit.

STALINON. Pourquoi ?

PARDALISQUE. Parce que vous la mariez à Olympion ; elle promet que ni vous, ni elle, ni son mari, vous ne verrez le soleil de demain ; et on m’a envoyé vous prévenir de prendre garde à elle.

STALINON. Suis-je assez malheureux ! il n’y a pas, il n’y eut jamais de vieillard amoureux aussi à plaindre que moi.

PARDALISQUE, à part. Eh ! je m’entends assez bien à lui donner des bourdes ; dans tout ce que je viens de lui dire, pas un mot de vérité. Ma maitresse et sa voisine viennent d’imaginer cette histoire, et je suis envoyée ici pour m’amuser de lui.

STALINON. Hé, Pardalisque ?

PARDAUSQUE. Qu’est-ce ?

STALINON. C’est que…

PARDALISQUE. Eh bien ?

STALINON. C’est que je veux te demander quelque chose.

PARDALISQUE. Vous me mettez en retard.

STALINON. Et toi, tu me mets au désespoir. Dis-moi, Casina tient-elle toujours cette épée ?

PARDALISQUE. Oui, et même deux.

STALINON. Pourquoi deux ?

PARDALISQUE. Elle veut vous égorger avec l’une, et le fermier avec l’autre.

STALINON. Ah ! je suis égorgé autant qu’on peut l’être. Ce que j’ai de mieux à faire, c’est de mettre une cuirasse. Et ma femme ? elle ne s’est pas approchée d’elle, elle ne l’a pas désarmée ?

PARDALISQUE. Personne n’ose s’y frotter.

STALINON. Qu’elle la prie bien doucement.

PARDALISQUE. C’est ce qu’elle fait ; mais l’autre ne veut pas rendre les armes, si elle n’est assurée de ne pas épouser le fermier.

STALINON. Eh bien, puisqu’elle ne veut pas, bon gré mal gré elle l’épousera aujourd’hui. Comment ! je n’en viendrais pas à mon honneur ? elle ne m’appartiendrait pas ?.. non, à mon fermier, veux-je dire.

PARDALISQUE. Vous vous trompez un peu bien souvent.

STALINON. C’est la peur qui m’embarrasse la langue ; mais, je te supplie, dis à ma femme que je la prie d’obtenir que Casina laisse là son épée, qu’au moins je puisse rentrer.

PARDALISQUE. Je ferai la commission.

STALINON. Et toi, prie-la aussi.

PARDALISQUE. Je la prierai aussi.

STALINON. Mais prie-la tout gentiment, comme tu sais faire; si tu réussis, je te donnerai des sandales, entends-tu? et un anneau d’or pour mettre à ton doigt, et une foule de bonnes choses.

PARDALISQUE. Je ferai tous mes efforts.

STALINON. Tâche de réussir.

PARDALISQUE. J’y vais, si vous ne me retenez plus.

STALINON. Va, et fais de ton mieux.

PARDALISQUE, à part. Enfin, voici son acolyte qui revient du marché avec les provisions : c’est tout un cortège.


SCÈNE VI. — OLYMPION, UN CUISINIER, STALINON.

OLYMPION. Aie soin, maître filou (montrant les cuisiniers), de maintenir tes buissons en bon ordre !

LE CUISINIER. Comment, mes buissons ?

OLYMPION. Oui, tout ce qu’ils touchent, ils l’arrachent ; si on veut la reprendre, ils vous déchirent. Dès qu’ils arrivent quelque part, c’est double dégât pour les maîtres.

LE CUISINIER. Vraiment ?

OLYMPION. Mais quoi! je tarde ici, au lieu d’aller magnifiquement, noblement et amicalement au-devant de mon maître!

STALINON. Bonjour, brave homme !

OLYMPION. Vous dites vrai.

STALINON. Comment va ?

OLYMPION. Vous êtes amoureux, moi j’ai faim et soif.

STALINON. Te voilà bien joliment paré !

OLYMPION. Tout beau.

STALINON. Attends donc, tu fais bien le dédaigneux.

OLYMPION. Hé, hé ! vos paroles me puent.

STALINON. Qu’est-ce que cela ?

OLYMPION. C’est cela.

STALINON. Ah çà, t’arrêteras-tu ?

OLYMPION. Vous m’ennuyez.

STALINON. Je t’arrangerai de belle sorte, si tu ne restes là.

OLYMPION. Mais, par Jupiter, éloignez-vous, si vous ne voulez me faire vomir.

STALINON. Reste, te dis-je.

OLYMPION. Qu’est-ce donc ? quel homme !

STALINON. Je suis ton maître.

OLYMPION. Quel maître ?

STALINON. Celui dont tu es l'esclave.

OLYMPION. Moi, esclave ?

STALINON. Oui, et de moi encore.

OLYMPION. Je ne suis pas libre ? Prenez garde, prenez garde.

STALINON. Reste, tiens-toi là.

OLYMPION. Laissez-moi.

STALINON. Je suis ton esclave.

OLYMPION. À la bonne heure.

STALINON. Je t’en supplie, mon petit Olympion, mon père, mon patron.

OLYMPION. Eh! cela n’est pas tant sot.

STALINON. Je suis à toi.

OLYMPION. Oh! que ferais-je d’un si méchant serviteur ?

STALINON. Eh bien ! ne vas-tu pas me rendre la vie ?

OLYMPION. Quand le dîner sera cuit.

STALINON. Qu’ils entrent donc.

OLYMPION. Vite, entrez, et qu’on se mette vivement à la besogne.

STALINON. Je viendrai dans un moment. Préparez-moi un repas à tourner les têtes ; je veux faire grande chère et délicate; fi des coutumes barbares[13] ! Toi, va aussi avec eux, moi je reste ici.

OLYMPION. Et quelle raison de rester en arrière ?

STALINON. Ma servante vient de me dire que Casina est à la maison, l’épée à la main, pour nous recevoir tous les deux.

OLYMPION. Je le sais ; la belle affaire ! c’est pure plaisanterie : ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais ces méchantes coquines. Allons, venez à la maison avec moi.

STALINON. Je crains quelque malheur. Va plutôt, toi, et vois d’abord ce qui se passe là dedans.

OLYMPION. Je tiens autant à ma peau que vous à la vôtre.

STALINON. Va toujours.

OLYMPION. Puisque vous le commandez, on entrera, mais avec vous. (Ils entrent dans la maison.)


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ACTE IV.


SCÈNE I. - PARDALISQUE.

Non, non, ni à Némée, ni à Olympie, nulle part enfin on ne peut voir des jeux aussi amusants que les tours qui se jouent là dedans à notre bonhomme et à notre fermier Olympion. Chacun se trémousse à la maison ; le vieux braille à la cuisine et presse les marmitons : « Çà, crie-t-il, finirez-vous aujourd’hui ? que ne servez-vous, si vous avez quelque chose ? Hâtez-vous ; le diner devrait être prêt déjà. » Quant au fermier, avec sa couronne sur la tête et ses habits blancs, il se promène de long en large, aussi fier qu’un grand seigneur. Dans la chambre à coucher, les femmes parent notre écuyer, qu’elles veulent donner au rustre à la place de Casina. Et elles sont assez fines pour ne laisser rien deviner de ce qu’elles apprêtent ; les cuisiniers s’entendent à ravir pour que le barbon n’ait rien à souper. Ils remuent les casseroles, jettent de l’eau sur le feu. Ce sont les ordres de nos maîtresses ; elles projettent de mettre à la porte le vieillard, sans souper, afin de se remplir la panse tête à tète. Je les connais; ce sont deux fameuses luronnes, capables de dévorer la charge d’un bateau. Mais la porte s’ouvre.


SCÈNE II. - STALINON, PARDALISQUE.

STALINON, tourné vers la maison. Si vous faites bien, femme, vous souperez toujours, dès que ce sera prêt : moi je mangerai un morceau à la campagne. Je veux accompagner le nouvel époux et la jeune mariée, car je connais nos méchants drôles, et l'on pourrait bien enlever Casina. Régalez-vous comme il faut. Seulement, dépêchez-vous de les renvoyer tous les deux, que nous arrivions encore de jour. Je reviendrai demain, et demain je ferai aussi mon repas.

PARDALISQUE, à part. Tout se passe comme j’avais dit : nos commères mettent le vieux dehors, ventre vide.

STALINON. Que fais-tu là ?


PARDALISQUE. Je vais où ma maîtresse m’envoie.

STALINON. En vérité ?

PARDALISQUE. Tout de bon.

STALINON. Qu'espionnes-tu ?

PARDALISQUE. Je n'espionne rien.

STALINON. Va-t'en. Tu te croises les bras ici, tandis que tout le monde travaille à la maison.

PARDALISQUE. J'y vais.

STALINON. Va donc, maudite pécore… Est-elle enfin partie ? au moins on peut ici dire ce qu'on veut. Un amoureux a beau avoir faim, l'appétit n'y est pas. Mais le voici avec sa couronne et son flambeau, mon cher beau-père, mon collègue, mon coépoux le fermier.


SCÈNE III. — OLYMPION, STALINON.

OLYMPION. Allons, joueur de flûte[14], pendant qu'on amène ici dehors la nouvelle mariée, fais retentir toute la place de suaves accents en l'honneur de l'hyménée. Ô hymen! hyménée! hymen !

STALINON. Comment vas-tu, mon cher garçon ?

OLYMPION. J'ai faim, par Hercule, et j'étrangle de soif.

STALINON. Et moi, je suis amoureux.

OLYMPION. Par ma foi, amour, je n'ai rien à démêler avec toi ; voilà trop longtemps que mes boyaux crient d'inanition.

STALINON. Eh ! que tarde-t-elle tant à la maison ? on dirait qu'elle le fait exprès. Plus je me presse, moins elle avance.

OLYMPION. Eh bien! si je recommençais le chant de l'hyménée ?

STALINON. À merveille, et je t'aiderai, puisque nous épousons tous les deux.

OLYMPION et STALINON. Ô hymen ! hyménée ! hymen !

STALINON. Ouf ! je vais éclater, je me crève à chanter l'hymen, et ne puis me crever d'autre sorte, quand j'en meurs d'envie.

OLYMPION. Par Pollux, si vous étiez un cheval, vous seriez indomptable.

STALINON. Et pourquoi cela ?

OLYMPION. Vous êtes par trop roide.

STALINON. T'en es-tu jamais aperçu ?

OLYMPION. Les dieux m'en préservent ! Çà, la porte crie, ou sort.

STALINON. Ah ! le ciel enfin me protège. Je sens de loin Casina.


SCÈNE IV. — DEUX SERVANTES, CLÉOSTRATE, OLYMPION, STALINON.

UNE SERVANTE. Levez un peu le pied pour passer le seuil[15], nouvelle mariée. Partez sous d’heureux auspices, afin que vous soyez la fidèle compagne de votre mari et que votre autorité puisse prévaloir sur la sienne, qu’il soit toujours vaincu, vous toujours victorieuse, que votre empire s’établisse sur lui, qu’il vous habille et que vous le dépouilliez. Jour et nuit sachez le tromper ; de grâce, souvenez-vous-en bien.

OLYMPION. Ah ! par Hercule, le moindre écart lui coûtera cher, elle ne languira pas.

STALINON. Paix !

OLYMPION. Je ne me tairai point.

STALINON. Qu’est-ce donc ?

OLYMPION. Ces deux coquines lui donnent de beaux conseils !

STALINON. La peste soit d’elles ! elles vont déranger toutes mes mesures. C’est ce qu’elles veulent ; elles tâchent de faire tout échouer.

UNE SERVANTE. Eh bien, Olympion, puisque vous le voulez, recevez de nous votre femme.

OLYMPION. Donnez-la donc enfin, si vous voulez la donner.

STALINON, aux deux servantes. Rentrez.

UNE SERVANTE, à Olympion. De grâce, ménagez-la ; elle est toute neuve et ne sait rien encore.

OLYMPION. C’est bon. Adieu.

STALINON. Détalez.

UNE SERVANTE. Adieu donc. (Elles rentrent.)

STALINON. Ma femme est-elle partie ?

OLYMPION. Elle est à la maison, ne craignez rien.

STALINON. Bravo ! me voilà libre enfin… Mon petit cœur, mon doux miel ! mon aimable printemps !

OLYMPION. Tout beau ! prenez garde à vous ! elle est à moi.

STALINON. Je le sais bien ; mais c’est moi qui dois cueillir le premier fruit.

OLYMPION. Tenez ce flambeau.

STALINON. J’aime bien mieux tenir cette chère petite. Puissante Vénus, tu m’as fait la vie bien douce, en me donnant un pareil trésor. Gentille mignonne !

OLYMPION. Ma petite femme !… Aïe !

STALINON. Qu’y a-t-il ?

OLYMPION. Elle m’a marché sur le pied.

STALINON, à part. Faisons semblant de badiner. (Haut.) La rosée n’est pas plus tendre que son…

OLYMPION. Ah ! la gentille petite gorge !… Aïe ! aie !

STALINON. Qu’est-ce ?

OLYMPION. Elle me donne un coup de coude dans l’estomac.

STALINON. Eh ! aussi, comme tu la touches ! Moi qui la caresse tout doucettement, elle ne me fait rien.

OLYMPION. Aïe !

STALINON. Qu’y a-t-il encore ?

OLYMPION. Peste, quelle vigueur ! D’un autre coup de coude, elle m’a presque couché par terre.

STALINON. Eh bien, c’est qu’elle veut s’aller coucher.

OLYMPION. Allons-y.

STALINON. Va bellement, ma toute belle. (Ils entrent dans la maison d’Alcésime.)


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ACTE V.


SCÈNE I. — PARDALISQUE, MYRRHINE.

PARDALISQUE. Maintenant que nous avons été bien traitées, bien régalées, nous sortons dans la rue pour voir les jeux nuptiaux.

MYRRHINE. De ma vie je n’ai tant ri, et jamais, je crois, je ne rirai tant qu’aujourd’hui. Je suis curieuse de savoir ce que devient Chalinus, ce nouveau marié, avec le nouveau mari. Jamais poète n’imagina un artifice plus adroit que celui qui est sorti de notre fabrique. Je voudrais à présent voir arriver le vieillard la figure pochée. C’est le plus infâme barbon qu’il y ait sur la terre, et, à mon sens, il vaut moins encore que l’autre qui l»i prête sa maison. Fais sentinelle ici, Pardalisque, et moque-toi bien du premier qui va se montrer.

PARDALISQUE. De tout mon cœur ; je n’en suis pas à mon début.

MYRRHINE. Observe tout ce qui se passe dans la maison, et avertis-moi, je te prie.

PARDALISQUE. Volontiers.

MYRRHINE. Et dis-lui hardiment tout ce qui te viendra, je te le permets.

PARDALISQUE. Silence ! votre porte s’ouvre.


SCÈNE II. — OLYMPION, CLÉOSTRATE, MYRRHINE.

OLYMPION, se croyant seul. Où fuir ? où me retirer ? comment cacher ma honte ? Quel déshonneur pour mon maître et pour moi, le jour de nos noces ! Je suis tout confus, tout tremblant ; nous voilà couverts de ridicule… Mais je deviens fou, c’est du nouveau, je me mets à rougir de ce dont je n’ai jamais rougi. (Aux spectateurs.) Attention, je vais vous raconter mon aventure, cela vaut la peine d’écouter. Rien de plus comique que ce qui m’est arrivé là dedans, vous allez en juger… Dès que j’ai introduit la nouvelle mariée, je vais tout droit tirer la barre de la porte : mais il faisait noir comme dans un four Je la couche, je l’arrange, je me mets en devoir… pour épouser avant le bonhomme… Tout à coup, je me ralentis, parce que… À plusieurs reprises, je regarde de tous côtés, de crainte que le vieux… Et d’abord, pour amener l’heureux moment, je lui demande un baiser. Elle repousse ma main, et ne permet pas que je l’embrasse à mon aise. Mais mon feu s’augmente ; je brûle de me jeter sur ma Casina. Je veux que le vieux trouve besogne faite, et je pousse le verrou, pour qu’il ne me surprenne pas.

MYRRHINE, à Cléostrate. Allons, aborde-le.

CLÉOSTRATE. Dis-moi, où est ta nouvelle épousée ?

OLYMPION, à part. Ah ! je suis perdu ! tout est éventé.

CLÉOSTRATE. Tu feras bien de nous conter de point en point ce qui s’est passé. Comment va Casina ? se montre-t-elle bonne fille ?

OLYMPION. Je rougis de dire…

CLÉOSTRATE. Raconte-nous toute l’affaire ; tu avais commencé.

OLYMPION. Je meurs de honte.

CLÉOSTRATE. Un peu de courage. Tu te mets au lit, et après ? poursuis.

OLYMPION. C’est une indignité.

CLÉOSTRATE. Cetera une leçon pour qui l’entendra[16].

OLYMPION. plus grand que cela.

CLÉOSTRATE. Tu es assommant ; poursuis donc.

OLYMPION. Dès que… par-dessous, sur le devant…

CLÉOSTRATE. Quoi ?

OLYMPION. Ah !

CLÉOSTRATE. Quoi donc ?

OLYMPION. Oh !

CLÉOSTRATE. Enfin, qu’est-ce ?

OLYMPION. Oh ! c’était de taille… Je craignais qu’elle n’eût une épée ; je me mis à chercher. Tout en continuant ma recherche, je saisis une poignée. Mais, j’y pense ce ne pouvait être une épée, ç’aurait été froid.

CLÉOSTRATE. Explique-toi.

OLYMPION. Je suis si honteux !

CLÉOSTRATE. Était-ce une rave ?

OLYMPION. Non.

CLÉOSTRATE. Un concombre ?

OLYMPION. Oh ! grands dieux, non ! ce n’était pas un légume, et, en tout cas, quoi que ce fût, la grêle ne l’avait pas endommagé, tant c’était de belle venue.

MYRRHINE. Que se passe-t-il enfin ? achève.

OLYMPION. Je lui parle : « Ma Casina, dis-je, ma chère petite femme, pourquoi es-tu si sauvage avec ton mari ? Je n’ai pas mérité tant de froideur, moi qui t’ai si passionnément recherchée ! » Elle ne répond pas un mot, et couvre de sa tunique ce qui fait que vous êtes… Quand je vois ce passage fermé, je la prie de m’ouvrir l’autre. Je veux me retourner, je m’appuie sur le coude… sans souffler... Je me soulève pour entrer dans la place… et la…

MYRRHINE. Le récit est plaisant.

OLYMPION. un baiser… une barbe… plus dure qu’un buisson d’épines me pique les lèvres. J’étais sur mes genoux, elle me lance ses pieds dans la poitrine. Je tombe du lit la tête en bas ; elle saute et me meurtrit la figure. Alors, sauf votre respect, je sors de la maison dans le bel équipage que voici, et sans rien dire, afin que le vieillard boive à la même coupe que moi.

CLÉOSTRATE. À merveille, mais où est ton manteau ?

OLYMPION. Je l’ai laissé là dedans.

CLÉOSTRATE. Eh bien, dis-moi, le tour était-il bon ?

OLYMPION. Nous ne l’avons pas volé.

CLÉOSTRATE. St ! la porte s’ouvre.

OLYMPION. Me poursuivrait-elle ?


SCÈNE III. STALINON, OLYMPION, CLÉOSTRATE, à l’écart.

STALINON. Je suis écrasé de honte, et ne sais plus que devenir. Je n’oserai jamais lever les yeux sur ma femme ; ah ! c’est fait de moi ! Toutes nos infamies sont découvertes, je suis perdu sans ressource. Je suis pris à la gorge, sur le fait, et je ne vois pas comment je pourrai me justifier près de ma femme ! On m’a dépouillé… ces noces clandestines… je le crois… c’est ce que j’ai, de mieux à faire… C’est elle qui conduit ma femme… Mais y a-t-il un homme qui voulût se trouver à ma place ? Quel parti prendre ? faire comme les mauvais esclaves, me sauver de la maison. Si j’y rentre, gare les épaules ! Qu’on dise que c’est une plaisanterie, à la bonne heure ; je n’en suis pas moins battu, et j’ai beau l’avoir mérité, cela ne m’en fâche pas moins. Bah ! tirons de ce côté, et fuyons.

OLYMPION. Hé ! Stalinon ; hé ! l’amoureux !

STALINON. Miséricorde, on m’appelle ; feignons de ne pas entendre, et courons.


SCÈNE IV. — CHALINUS, STALINON, CLÉOSTRATE, MYRRHINE, OLYMPION, SERVANTES.

CHALINUS, à Stalinon, Où vas-tu, beau Marseillais[17] ? Si tu veux t’en donner avec moi, l’occasion est belle, à cette heure. Vous voilà dans de beaux draps, allons, avancez par ici[18]… Quand j’aurai un témoin hors de l’assemblée, je vous…

CLÉOSTRATE. J’ordonne… un murmure…

STALINON. Me voilà entre l’enclume et le marteau ; je ne sais plus par où fuir… Ces louves par Hercule, je crois… Prenons par ici ; j’aimerais mieux rencontrer une chienne enragée.

CLÉOSTRATE. Qu’as-tu donc, mon mari, mon cher homme ? d’où viens-tu dans cet appareil ? Qu’as-tu fait de ton bâton, de ton manteau ?

UNE SERVANTE. Il les a perdus, je pense, en faisant l’amour avec Casina.

STALINON. Je suis mort !

CHALINUS, à Stalinon. Ne retournons-nous pas au lit ? Je suis votre petite Casina.

STALINON. La peste t’étrangle !

CHALINUS. Vous ne m’aimez donc pas ?

CLÉOSTRATE. Réponds, qu’as-tu fait de ton manteau ?

STALINON. Par Hercule, femme, des bacchantes, oui… oui. des bacchantes, de vraies bacchantes, femme, par Hercule…

UNE SERVANTE. Il sait bien qu’il ment ; ce n’est pas le moment des bacchanales.

STALINON. Je n’y pensais pas… pourtant c’étaient bien des bacchantes.

CLÉOSTRATE. Comment, des bacchantes ? cela ne se peut.

UNE SERVANTE, à Stalinon. Vous êtes tout effrayé.

STALINON. Moi ?

CLÉOSTRATE. Ne mens pas ; on sait tout[19].

STALINON, à Olympion. Te tairas-tu ?

OLYMPION. Non, ma foi, je ne me tairai pas. Vous m’avez supplié de demander Casina en mariage.

STALINON. Oui, pour l’amour de toi.

CLÉOSTRATE. Non vraiment, mais bien pour l’amour d’elle, si je ne t’avais pas surpris.

STALINON. Moi, j’ai fait ce que tu dis là ?

CLÉOSTRATE. Tu le demandes ?

STALINON. Oh ça, si je l’ai fait, j’ai eu tort.

CLÉOSTRATE. Rentre d’abord, et si la mémoire te manque, je te la rafraîchirai.

STALINON. Bon ! j’aime mieux t’en croire. Mais, femme, sois indulgente pour ton mari. Myrrhine, priez Cléostrate, et si jamais j’aime Casina, s’il me vient fantaisie de l’aimer, ou si je commets quelque fredaine pareille, je veux bien, femme, que tu me suspendes à la muraille pour me fouetter à tour de bras.

MYRRHINE. Quant à moi, je suis d’avis de lui pardonner.

CLÉOSTRATE, à Myrrhine. Je suivrai votre conseil. D’ailleurs, si je vous accorde sa grâce sans trop me faire prier, c’est pour ne pas prolonger cette comédie, qui est déjà bien assez longue comme cela.

STALINON. Tu n’es plus fâchée ?

CLÉOSTRATE. Je ne suis plus fâchée.

STALINON. Je peux m’en rapporter à ta parole ?

CLÉOSTRATE. Oui, vraiment.

STALINON. Ah ! j’ai bien la meilleure petite femme qui soit au monde.

CLÉOSTRATE, à Chalinus. Allons, toi, rends-lui son bâton et son manteau.

CHALINUS. Tenez.

STALINON. Merci.

CHALINUS. En vérité, j’ai été mis cruellement à l’affront. J’épouse deux hommes, et aucun ne me fait ce qu’on fait à une nouvelle mariée.


LE CHEF DE LA TROUPE.

Spectateurs, nous allons vous dire ce qui se passera dans la maison. Casina sera reconnue pour la fille de notre voisin, et elle épousera Euthynique, le fils de notre maître. Maintenant, il est juste que vous nous applaudissiez, nous l’avons bien mérité. Celui qui le fera, nous lui souhaitons d’avoir toujours, en cachette de sa femme, une maîtresse à son gré. Pour celui qui ne battra pas des mains de toutes ses forces, qu’il trouve entre ses bras, au lieu d’une jolie fille, un bouc parfumé d’ordures.


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  1. Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien
  2. Pendant les guerres Puniques le poids de l’as avait été singulièrement diminué.
  3. Les deux mots veulent dire ceux qui tirent au sort.
  4. Plautus était, selon Festus, le nom des chiens à oreilles pendantes.
  5. Les anciens fermaient leurs meubles avec de la cire, sur laquelle ils mettaient l’empreinte de leur anneau.
  6. La porte Métia ou porte Esquiline était une porte de Rome hors de laquelle on brûlait les corps des pauvres et on pendait les criminels.
  7. On remplissait d’eau l’urne où on jetait les sorts, afin que l’œil ne pût pas les distinguer.
  8. Voyez Pausanias, livre IV, ch. iii. Les enfants d’Aristodème, descendant d'Hercule, tiraient au sort les trois villes de Messène, Sparte et Argos. La première boule devait donner Messène. Les boules des enfants d'Aristodème, formées exprès de terre mal durcie, se fondirent dans l'eau. Celle de Chresphonte résista, et, grâce à cette fraude, Messène, qu’il convoitait, lui appartint.
  9. On marquait sur le front les esclaves qui avaient commis une faute grave.
  10. Jeu de mots amené par orgelet, nom d’un poisson, et parce que le froment est plus délicat que l’orge. Un jeu de mots analogue, sole et soulier, vient ensuite.
  11. Le flatteur (du grec κόλαξ, principal personnage d'une comédie de Névius.
  12. Expression proverbiale, dont voici l'origine. Quand Rome fut occupée par es Gaulois, Camille convoqua à Sutrium les débris des légions, mais en ordonnant à chaque soldat d'apporter ses vivres.
  13. Les barbares sont ici les Romaine, beaucoup plus sobres que les Grecs.
  14. Olympion s'adresse au joueur de flûte qui se tenait sur le devant de la scène pour donner le ton aux acteurs.
  15. Afin de ne pas le heurter, ce qui eût été de mauvais augure.
  16. À partir d’ici jusqu’à la fin de la scène, les points indiquent les lacunes du texte qui sont nombreuses.
  17. Les habitants de Marseille passaient pour être mous et débauchés.
  18. Il y a dans le texte de nouvelles lacunes.
  19. Lacune de neuf vers.