Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 592-599).
◄  XV
XVII  ►


PUBLICATION DE LA GÉOMÉTRIE DE POSITION.


On rapporte qu’un jeune étudiant, presque découragé par quelques difficultés inhérentes aux premiers éléments des mathématiques, alla consulter d’Alembert, et que ce grand géomètre lui répondit : Marchez, Monsieur ; marchez, et la foi vous viendra !

Le conseil était bon, et les géomètres en masse l’ont suivi ; ils marchent, eux aussi ; ils perfectionnent les méthodes, ils en multiplient les applications sans se préoccuper de deux ou trois points où la métaphysique de la science offre des obscurités. Est-ce à dire pour cela qu’on doive à jamais renoncer à remplir ces lacunes ? Tel n’était pas l’avis de Carnot. Nous l’avons déjà vu consacrant les courts moments de repos que lui laissaient ses fonctions directoriales à la métaphysique du calcul infinitésimal ; la suppression du Tribunat lui permettra de soumettre à des investigations pareilles une question non moins ardue, la question des quantités négatives.

Il arrive souvent qu’après avoir mis un problème en équation, l’analyse vous offre, parmi les solutions cherchées, des nombres négatifs ; par exemple : moins 10 ; moins 50 ; moins 100 ; ces solutions, les anciens analystes ne savaient de quelle manière les interpréter. Viète lui-même les négligeait comme absolument inutiles, comme insignifiantes. Peu à peu on s’habitua à voir, dans les nombres négatifs, des quantités plus petites que zéro. Newton et Euler ne les définissaient pas autrement (Arithmétique universelle et Introduction à l’analyse infinitésimale). Cette notion s’est aujourd’hui introduite dans la langue vulgaire : le plus petit marchand comprend à merveille la position d’un correspondant qui lui annonce des bénéfices négatifs. La poésie a donné aussi sa sanction à la même pensée, témoin ces deux vers par lesquels Chénier stigmatisait ses ennemis politiques, les rédacteurs du Mercure de France :

Qu’ont fait ces nains lettrés qui, sans littérature,
Au-dessous du néant, soutiennent le Mercure.

Eh bien ! Messieurs, c’est une notion placée ainsi sous l’autorité des plus grands géomètres des temps modernes ; c’est une notion consacrée par l’assentiment de qui a, comme on dit, plus d’esprit que Voltaire, que Rousseau, que Bonaparte, par l’assentiment de la généralité du public, que Carnot a combattue avec les armes acérées de la logique.

Rien assurément de plus simple que la notion d’une quantité négative quand cette quantité est accolée à une quantité positive plus grande qu’elle ; mais une quantité négative détachée, mais une quantité négative prise isolément, doit-elle être réellement considérée comme au-dessous de zéro, et à plus forte raison comme inférieure à une quantité positive ? Carnot, d’accord en ce point avec d’Alembert, celui des grands mathématiciens du dernier siècle qui s’est le plus occupé de la philosophie de la science, soutient que les quantités négatives isolées figurent dans des opérations avouées de tout le monde, et où, cependant, il ne serait pas possible de les supposer au-dessous de zéro. Malgré l’aridité de pareils détails, je citerai une de ces opérations. Personne ne nie que

+ 10 ne soit à – 10 comme – 10 est à + 10.

Pour que quatre nombres forment une proportion, il faut et il suffit, en effet, que, si ces quatre nombres sont convenablement rangés par ordre, le produit des extrêmes soit égal à celui des moyens. Il n’y a pas lieu à s’effaroucher, Messieurs ; ce que j’invoque ici n’est autre chose que le principe de la fameuse règle de trois des maîtres d’écriture et d’arithmétique ; c’est le principe du calcul qui s’exécute quelques centaines de mille fois par jour dans les boutiques de la capitale, Or, dans la proportion que je viens de citer, le produit des extrêmes est + 100 comme le produit des moyens ; ainsi

+ 10 : – 10 :: – 10 : + 10.

Cependant, si + 10, premier terme de la proportion, surpasse le second terme – 10, il est impossible de supposer en même temps que – 10, premier terme du second rapport, surpasse + 10, second terme de ce même second rapport ; – 10 ne saurait, à la fois, être inférieur et supérieur à + 10.

Tel est en substance un des principaux arguments sur lesquels notre confrère se fonde pour soutenir que la notion de grandeur absolue ou comparative ne doit pas plus être appliquée aux quantités négatives qu’aux imaginaires ; qu’il n’y a pas lieu à examiner si elles sont plus grandes ou plus petites que zéro ; qu’il faut les considérer comme des êtres de raison, comme de simples formes algébriques.

Lorsque le génie de Descartes eut montré que les positions de toutes les courbes possibles, que leurs formes, que l’ensemble de leurs propriétés peuvent être implicitement renfermées dans des équations analytiques, la question des quantités négatives se présenta sous un jour entièrement nouveau. L’illustre philosophe établit lui-même en principe qu’en géométrie ces quantités ne diffèrent des quantités positives que par la direction des lignes sur lesquelles on doit les compter. Cette vue profonde et simple est malheureusement sujette à des exceptions. Supposons, par exemple, que d’un point pris hors d’un cercle on se propose de mener une droite tellement située que la portion comprise dans ce cercle ait une longueur donnée. Si l’on prend pour inconnue la distance du point d’où la droite doit partir au point de la circonférence qu’elle rencontrera d’abord, le calcul donne deux valeurs : l’une, positive, correspond au premier point d’intersection de la droite cherchée et du cercle ; l’autre, négative, détermine la place de la seconde intersection. Or, qui ne voit que ces deux longueurs, l’une positive, l’autre négative, doivent cependant être portées du même côté du point de départ de la droite ?

Carnot s’est proposé de faire disparaître ces exceptions. Les solutions négatives isolées, il ne les admet pas plus en géométrie qu’en algèbre. Pour lui ces solutions, abstraction faite de leurs signes, sont les différences de deux autres quantités absolues ; celle de ces quantités qui était la plus grande dans le cas sur lequel on a établi le raisonnement, se trouve seulement la plus petite lorsque la racine négative apparaît. En géométrie comme en algèbre, la racine négative, prise avec le signe +, est donc la solution d’une question différente de celle qu’on a mise ou du moins de celle qu’on a exclusivement voulu mettre en équation. Comment arrive-t-il maintenant que des problèmes étrangers se mêlent au problème unique que le géomètre voulait résoudre : que l’analyse réponde avec une déplorable fécondité à des questions qu’on ne lui a pas faites ; que si on lui demande, par exemple, de déterminer parmi toutes les ellipses qu’on peut faire passer par quatre points donnés celle dont la surface est un maximum, elle donne trois solutions, quand évidemment il n’y en a qu’une de bonne, d’admissible, d’applicable ; qu’à l’insu du calculateur, et contre son gré, elle groupe ainsi, dans ce cas, un problème relatif à la surface limitée de l’ellipse, avec un problème concernant l’hyperbole, courbe à branches indéfinies, et dès lors nécessairement à une surface indéfinie ? Voilà ce qui avait besoin d’être éclairci, voilà ce dont la théorie de la corrélation des figures et la Géométrie de position que Carnot a rattachées à ses vues si ingénieuses sur les quantités négatives, donnent le plus ordinairement des solutions faciles.

Depuis les travaux de notre confrère, chacun applique ainsi sans scrupule la formule établie sur un état particulier de telle ou telle courbe, à toutes les formes différentes que cette courbe peut prendre. Ceux qui liront les ouvrages des anciens mathématiciens, la collection de Pappus, par exemple ; ceux qui verront même, dans le siècle dernier, deux géomètres célèbres, Simson et Stewart, donner autant de démonstrations d’une proposition que la figure à laquelle elle se rapportait pouvait prendre de positions ou de formes différentes par le déplacement de ses parties ; ceux-là, dis-je, porteront très-haut le service que Carnot a rendu à la géométrie. Je voudrais pouvoir dire avec la même vérité que les vues de notre confrère se sont plus ou moins infiltrées dans cette multitude de traités élémentaires que chaque année voit paraître, qu’elles ont contribué à perfectionner l’enseignement ; mais, sur ce point, je n’ai guère à exprimer que des regrets. Aujourd’hui la partie philosophique de la science est très-négligée ; les moyens de briller dans un examen ou concours marchent en première ligne ; sauf quelques rares exceptions, les professeurs songent beaucoup plus à familiariser les élèves avec le mécanisme du calcul qu’à leur en faire sonder les principes. Je ne sais, en vérité, si on ne pourrait pas dire, de certaines personnes, qu’elles emploient l’analyse comme la plupart des manufacturiers se servent de la machine à vapeur, sans se douter de son mode d’action. Et qu’on ne prétende pas que cet enseignement vicieux soit un sacrifice obligé à la passion dominante de notre époque, à la rage d’aller vite en toutes choses. Des membres illustres de cette Académie n’ont-ils pas montré, dans des ouvrages de géométrie et de statique devenus justement célèbres, que la plus extrême rigueur n’exclut pas la concision ?

La Géométrie de position de Carnot n’aurait pas, sous le rapport de la métaphysique de la science, le haut mérite que je lui ai attribué, qu’elle n’en serait pas moins l’origine et la base des progrès que la géométrie, cultivée à la manière des anciens, a faits depuis trente ans en France et en Allemagne. Les nombreuses propriétés de l’espace que notre confrère a découvertes montrent, à tous les yeux, la puissance et la fécondité des méthodes nouvelles dont il a doté la science. Qu’on me permette de justifier par quelques citations l’opinion favorable que je me suis formée des méthodes d’investigation trouvées par Carnot.

« Si d’un point donné on imagine trois plans perpendiculaires entre eux qui coupent une sphère, la somme des surfaces des trois cercles formant les intersections sera toujours la même, quelques directions qu’on donne à ces plans, pourvu qu’ils ne cessent pas de couper tous les trois la sphère. »

— « Dans tout trapèze, la somme des carrés des diagonales est égale à la somme des carrés des côtés non parallèles, plus deux fois le produit des côtés parallèles. »

— « Dans tout quadrilatère plan ou gauche, la somme des carrés des deux diagonales est double de la somme des carrés des deux droites qui joignent les points milieux des côtés opposés. »

J’aurai atteint mon but si ces citations, que je pourrais multiplier à l’infini, inspirent aux professeurs de mathématiques le désir de voir, par eux-mêmes, dans la Géométrie de position de Carnot, comment tous ces théorèmes curieux découlent avec facilité des méthodes de notre illustre confrère.