Carnets de voyage, 1897/Lyon (1863)

Librairie Hachette et Cie (p. 122-132).

LYON


Lyon est fort triste ; il y pleut presque tous les jours et le ciel est toujours voilé. Mes amis me disent que cela est régulier. La ville est au confluent de deux rivières, près d’un corridor de montagnes, voisin du Midi : de là des exhalaisons qui fondent.

De hautes maisons percées d’une quantité de fenêtres régulières, des rues étroites ; le Rhône, un fleuve énorme, violent, inquiétant ; le soir, peu de lumières ; la vaste place Bellecour est tachée par le gaz de flammes qui vacillent sur la noirceur étrange : tout cela fait un bizarre contraste avec l’animation, l’éclat, la gaieté bruyante de Marseille. De toutes les villes de France que je connais, je n’en sais pas qui ressemble plus à Londres.

J’ai visité la Croix-Rousse. Je n’ai jamais vu dans aucune ville de colline si escarpée. Il faut faire des zigzags comme sur le versant d’une montagne ; pour descendre la rue de la Grande-Côte, on est obligé de marcher à petits pas le corps en arrière.

Hautes et vastes fabriques monotones, mornes comme des casernes. Le bruit des métiers y retentit incessamment. — Point de liens entre les ouvriers et le patron ; ils travaillent chez eux ; on vient leur proposer de l’ouvrage, ils s’engagent à rendre la soie tissée tel jour. Chaque ouvrier est libre et indépendant, débat ses prix tout seul, fait concurrence à ses confrères. Le patron n’a pas, comme nos amis de Senones et d’Allevard, une pépinière d’hommes dont, par intérêt, il est tenu de prendre soin[1]. Pas d’ouvrage d’avance ; sitôt qu’il y a un ralentissement dans les commandes, l’ouvrier jeûne. De plus, sa situation vis-à-vis du patron est belligérante ; dès que deux hommes traitent seul à seul, c’est à qui des deux enfoncera l’autre. — De là, une haine réciproque ; voyez les insurrections de 1831, 1835 ; il y a trente mille hommes de troupe ici.

En outre, concurrence de l’Angleterre, qui tâche de former une pépinière d’ouvriers artistes, et de la Suisse, qui travaille à bon marché. Un ouvrier gagne ici de 1 fr. 25 à 6 francs, en moyenne 3 francs. On leur livre la soie, ils en volent, puis mouillent le reste pour rendre le même poids : de là deux cents procès par an. — Les intermédiaires entre les gros fabricants et les ouvriers sont des commis qui souvent, pour prix de leur indulgence, prennent la fille de l’ouvrier.

Je suis entré chez un canut pour demander mon chemin ; l’homme dormait sur son métier — pauvre figure jaunâtre, maigre, avec une barbiche noire, des yeux battus. — Beaucoup de ces ouvriers doivent travailler debout ou courbés, ce qui est malsain. Ils ne font pas d’économies, et les chômages sont terribles.

En voyant ces énormes escaliers, ces rues mornes de la Croix-Rousse, cette vie de machine traversée d’inquiétudes douloureuses, on se dit que tout cela est pour donner à nos femmes des robes de soie. Tant de misères pour une si petite jouissance ! Voilà ce qui fait des socialistes. — Par contre, posez que les lois qui gouvernent le travail sont immuables, que si vous établissez le maximum, les emprunts forcés, bref, une sorte de contrainte sur les riches, les capitaux se cacheront, s’enfuiront, etc. Les ouvriers anglais savent que plus les capitaux sont abondants et se font concurrence, plus les salaires haussent. Qu’il y ait beaucoup de riches et il y aura moins de pauvres. — Mais, dès qu’il y a des riches et en grand nombre, leurs femmes veulent des robes de soie et se disputent les plus belles, ce qui produit des Croix-Rousse.

Heinrich, qui est professeur à Lyon, dit que depuis vingt ans, la haine des classes diminue, que des Sociétés de secours mutuels se sont fondées, qu’à la campagne il s’est établi des manufactures patriarcales comme à Mulhouse, que les maux s’atténuent, etc…

Selon lui, il n’y a ici qu’une petite population noble, exclusive, insignifiante, qui ne voit personne et passe l’été dans son château du Beaujolais. — Beaucoup de grosses fortunes commerciales — tel grand-père ou arrière-grand-père était canut ; à présent, ces fortunes rapides sont plus rares. — La société est en général assez fermée ; il y a de petits groupes, où l’on est admis difficilement ; mais, une fois admis, on est intime. — Réceptions officielles chez les hauts fonctionnaires. — Deux cent cinquante personnes aux cours de la Faculté en hiver, quarante en été : ce sont les bourgeois, les magistrats, qui viennent pour se distraire ; personne ne prend de notes et ne travaille. Heinrich vient d’Allemagne ; il y a vu les cours savants et solides, le professeur d’histoire ecclésiastique à Munich qui fait une leçon tous les matins, tout le cours en deux ans. Mais les jeunes gens payent (ce sont des cours privés) et ils ne s’en retournent qu’avec des cahiers pleins, comme chez nous à l’École de médecine et à l’École polytechnique.

Quantité énorme de couvents et de maisons religieuses. On ne traverse pas une rue sans rencontrer un prêtre ou une religieuse. D… dit que le naturel est mystique ici ; voyez Ballanche, Ampère, Laprade. Cet esprit règne même parmi les ouvriers ; ils sont Lollards par métier, tempérament, climat, résignation et tristesse.

Il a plu presque tous les jours, quelquefois pendant six heures de suite et à torrents. Aujourd’hui le Rhône est gonflé, bourbeux, terrible… Ses gros flots écument contre les arbres. Il paraît que le temps est fort souvent pareil.

Vilaine population ; beaucoup de goitres. Mes jeunes officiers disent que les cheveux et les dents tombent vite.

Le sous-lieutenant qui m’aidait aux examens de gymnastique a voulu absolument m’avoir à dîner à la pension des lieutenants et sous-lieutenants. On n’y est pas mal ; à peu près comme dans notre pension de Poitiers ou de Nevers. Salle étroite oblongue, au bout d’un escalier suintant, lugubre, avec un seul bec de gaz.

Les jeunes officiers se plaignent de leur gêne, quoiqu’ils aient trente francs par mois de supplément. Ici la vie est si chère ! Impossible d’aller au café, de prendre le moindre plaisir, si l’on n’a pas de secours de sa famille. Et ils passent la moitié de la journée au café ! Le gouvernement fait ce qu’il peut. Les militaires ne payent rien pour passer les ponts, ne payent que demi-place au théâtre, quart de place au chemin de fer. Un officier a un mois de congé par an, et, tous les deux ans, trois ou six mois, qu’il passe dans sa famille. On reste six ans en moyenne dans un grade, quelquefois dix ans, douze ans dans celui de capitaine. Mon jeune homme est sous-lieutenant depuis cinq ans. Aussi ne rêve-t-il que campagne et guerre en Pologne.

Il y a là beaucoup de misères. Plusieurs ont trente-cinq, trente-huit ans et ne sont que lieutenants. On me raconte que quelques-uns viennent de se quereller avec leur propriétaire ; 25 francs par mois, c’est trop cher pour une chambre ; il ne reste rien pour les plaisirs. Un colonel a net à peu près six mille francs.

Beaucoup de ces officiers sont grossis, raidis ; leur genre de vie ne développe pas la finesse et l’élégance. Ils crient, ils ont des façons rudes, ils deviennent rouges, leur plaisanterie n’est pas aimable. — Je les ai vus deux fois une heure pleine, au café. Ils tuent le temps comme ils peuvent, consomment, jouent aux cartes, regardent devant eux, s’accoudent d’un air ennuyé, parlent de permutations, relisent le journal. — Le mien apprend le hautbois pour se distraire. « Mais, dit-il, je ne saurai jamais respirer. » — Tous les matins ils sont jusqu’à onze heures à la caserne. Aucun d’eux n’a le courage de travailler, d’étudier pour soi ; très peu ont celui d’aller dans le monde. Ils s’ennuient, se chamaillent, se résignent solitairement.

La seule consolation, c’est l’habit sanglé, propret, et l’épaulette qui leur donne la considération. L’État ne peut pas faire davantage ; le budget de la guerre est déjà si gros ! Et tout le monde ne peut pas être colonel. On n’avance qu’au détriment d’autrui. Là aussi se retrouve le trait notable de la démocratie ; on s’étouffe, c’est le « struggle for life » de Darwin.

On me conduit à la caserne. Les soldats ont leurs petits lits serrés l’un contre l’autre, à peine séparés par un pied et demi de distance. Leurs sacs sont sur une planche suspendue par derrière, leurs fusils sont accrochés au mur. Une seule couverture ; on change les draps une fois par mois. — Peu d’air ; cela ressemble à la prison de Poissy. Ils font eux-mêmes leur cuisine, etc… On leur livre la viande à moitié prix. Un soldat coûte à l’État sept sous par jour, plus le pain. En tout, compris les habits, etc., trois cent soixante-cinq francs par an. Vous comprenez quelle étude il a fallu faire pour réduire au minimum possible la dépense de 400 000 hommes.

Ils ont des classes ; on leur apprend à presque tous à lire, à écrire, à compter ; pour les sous-officiers, une classe supérieure. Cela est bien ; il y a beaucoup de bon dans notre démocratie, mais la manie du règlement, la théorie gâtent bien des choses ; l’officier instructeur avoue lui-même qu’on surcharge les hommes, qu’on leur casse la tête de noms techniques. — Il en est de même à Saint-Cyr, à l’École polytechnique et dans nos collèges. — Toujours l’effet de la concurrence et des programmes venus d’en haut.

Mon jeune officier est aimable et bien obligeant. Il me conduit partout. Vilaines églises, cathédrale ordinaire. — Promenade en bateau à vapeur. Lyon est échelonné sur des roches pluvieuses ; de tous côtés se voient des casernes et des manufactures. — Vilain lycée sali. Partout, dans les maisons et hôtels, des couloirs étroits, humides. Une ou deux belles rues, par exemple la rue de l’Impératrice. On a fait un assez beau jardin anglais avec un lac sur la rive gauche du Rhône.

Rien à faire ici, sauf gagner de l’argent. Les négociants passent la soirée au cercle, ou, sous prétexte de cercle, chez une maîtresse qu’ils entretiennent chichement, qu’ils tiennent sous clé. Pas une lorette ici n’a voiture. — Les officiers me disent que Lyon est une des villes les plus déréglées de France ; la population ouvrière fournit quantité de recrues.




Peut-être y a-t-il un défaut dans toutes mes impressions : elles sont pessimistes — Il vaudrait mieux, comme Schiller et Gœthe, voir le bien, comparer tacitement notre société à l’état sauvage. Cela fortifie et ennoblit.

  1. Ceci est écrit en 1863 ; on sait les progrès accomplis depuis vingt ans dans les rapports de patron à ouvrier, grâce à MM. Mangini, Aynard, etc.