Déom Frères (p. 193-198).


C’est C’ T’ anglais




O ù est-il bien rendu maintenant, Joachim X… ? Oui, mettons X. C’est triste pourtant de cacher ainsi son nom propre, car c’est bien tout ce qu’il avait de propre.

Où peut-il se gîter ? Est-ce au Canada ? est-ce aux États-Unis ? À quelle race — jaune, blanche, nègre — appartiennent les malheureux exposés aux pilules de Joachim ? Je l’ignore complètement.

Mais l’autre soir, en lisant les aventures des étudiants à l’occasion de leur Saint-Luc, son souvenir m’est inconsciemment revenu. Et à son sujet une autre aventure, plus calme, plus idyllique, qui, quand elle sera connue, sera universellement citée comme preuve de la nécessité absolue de perfectionner l’étude de l’anglais chez les nôtres, me vint à l’esprit.

Ce n’était pas un anthropophage notre Joachim ; il n’aurait pas avalé une femme toute crue, mais par tranche, comme ça, sautée au patchouli ou à la lavande, il y essayait ses dents de temps à autre.

Le malheureux, le guignon l’avait obligé à faire ses études dans une institution où « l’on enseigne la philosophie dans des dictionnaires de bois, — comme disait le défunt Bohémier qui existe encore, — et il n’avait pas suffisamment appris l’anglais.

À preuve que le premier jour où il se risqua à converser dans cet idiome, il commit une bourde… mais une bourde…

C’était justement par une de ces soirées tapageuses où les étudiants ces éternels rieurs, — tout à la folie et à la gaieté, paradent à travers les rues.

Joachim, émoustillé lui aussi par l’entrain général, le cœur aiguillonné par la sentimentalité, se sentit lancé tout à coup et pris de toutes les audaces ; tellement qu’on le vit subitement quitter les rangs pour s’en aller offrir son bras à une élégante jeune Anglaise très chic et très jolie qui trottinait de l’autre côté de la chaussée.

La pauvre enfant n’osa refuser, par crainte sans doute, en face de ce grand gaillard auquel la moustache en broussailles faisait une tête de bandit, et elle se résigna à continuer sa route avec lui.

Les autres étudiants arrondissaient des yeux stupéfiés.

Et Joachim et sa Joachime gagnèrent la rue Sherbrooke ; Joachim émettant des propos dont la signification était quelque peu embrouillée et équivoque, évidemment, car la conversation se faisait en anglais ; Joachime ne monologuant que de courtes réponses, en grande hâte de se dérober aux tirades de cet importun que, dans sa peur, elle ne voulait pas toutefois aigrir.

En face du numéro… n’importe lequel, notre inconnue tira sa révérence et dans la patte déjà tendue de Joachim, elle y déposa sa petite menotte gantée, en signe d’adieu.

***

Cette aventure galante s’était si vite répandue à la Faculté, que le lendemain ce fut une véritable ovation qui accueillit Joachim à son entrée au cours de pathologie.

Ses amis l’accablèrent alors de questions. Quel est son nom ? Où l’as-tu connue ? Quand dois-tu la revoir ? Te trouve-t-elle de son goût ?

Joachim fut de roc. C’était si public aussi, en pleine Faculté, devant cent paires d’ yeux narquois, pour faire des confidences et il aima mieux cuver secrètement sa gloire.

Mais après le cours, les indiscrets éloignés, devant trois ou quatre intimes notre Don Juan s’épancha.

Il leur en conta long, comment elle s’appuyait à son bras, le regardait gentiment ; il mit des adjectifs enthousiastes à son récit ; non, ce n’était certainement pas une « stroll »; puis dans un moment d’arrêt, les empoignant aux bras, il leur chuchota tout bas aux oreilles : savez-vous ce qu’elle m’a dit au départ, en me tendant la main ?…

« Excuse, my love »…

— Elle a dit : my love ?

— Elle a dit : « my love », vrai, répétèrent les amis ?

— Rien de plus vrai.

— Et dois-tu la revoir prochainement ?

— Oui, dès demain soir ; je dois la rencontrer en face de chez elle, c’est entendu. Après tout, on ne peut pas tous être chanceux ; sans ça la chance ne serait plus la chance. Que voulez-vous, je lui suis tombé dans l’œil à c’ te petite Anglaise.

— Tu nous conteras ça, hein !

— Oui ; mais n’en parlez point à Lamirande ; il est jaloux de moi. Est-ce de ma faute si ça ne lui arrive pas aussi ces bonnes fortunes-là ?

***

Joachim y alla en effet à son rendez-vous. Mais quel retour triste et humilié succéda à la montée triomphante de la rue Sherbrooke qu’il faisait quelques minutes auparavant avec deux billets de théâtre et une boîte de chocolat dans ses poches.

Au lieu de la petite Anglaise, ce fut le bonhomme qui le reçut, — une manière de bouledogue que sa fille avait mis au courant de l’entreprise effrontée de Joachim.

Pauvre Joachim, quel air piteux il vous avait le lendemain ; quel nuage avait assombri sa gloire !

Ce ne fut pas une mince affaire d’obtenir l’explication de sa honte. Ceci prit du temps, bien du temps.

— Mais d’où peut venir le changement subit de ton Anglaise à ton égard ? lui demandaient ses amis.

— Oh ! je comprends maintenant… j’ai réfléchi.

— À quoi as-tu réfléchi ?

— Si j’avais mieux su l’anglais, allez…

— Farceur, tu le comprenais bien assez le premier soir, quand tu te faisais appeler : my love.

— Sacré ! collège… Si papa m’avait écouté…

— Qu’est-ce que ton collège a à faire dans cette histoire ? Veux-tu dire que c’est ta nationalité qui t’a nui ? Voyons, Joachim, tu nous blagues ;… tu sais bien que si tu ne lui avais pas plu à ton Anglaise elle ne t’aurait pas appelé : my love.

My love… my love… « c’est justement… »

— Comment ?… « c’est justement… »

— Mais oui… c’est c’ t’ anglais… je vois bien maintenant… ce n’est pas : « excuse, my love », qu’elle m’avait dit en me tendant la main, c’est : « excuse my glove »…

Cette phrase stupide et vulgaire nous fit retomber de haut sur le compte de l’Anglaise et, pour Joachim, les charivaris remplacèrent les ovations.