Déom Frères (p. 63-68).


Avec mes Chiens




S éné… Jalap… venez-vous ?

Allons, braves chiens, larges cœurs, fidèles compagnons, allons tous les trois loin des hommes méchants et des tristes choses.

Allons là-bas, jusque sur ce versant de montagne ; nous traverserons les bois, les vergers et les pommiers recourbés.

Nous irons à pied, lentement et ce sera gai pour vous, bons chiens, de gambader et renifler ici et là sous les grandes feuilles vertes.

Pas de poussière, cette fois, pas de chemins poudreux à suivre, pas de soleil brûlant, pas de langue tirée à courir derrière la voiture ; mais de l’ombre, de la mousse et des cascades limpides.

Nous prendrons par-là, voyez-vous, à gauche de ce grand orme. Il paraît qu’il y a un petit sentier voilé qui serpente à travers les érables et les pommiers, les cèdres et les merisiers.

J’apporterai mon fusil… et toi, Séné, immense lévrier blond, sauteur incomparable de clôtures et de ravins, voleur de filets et de rosbifs, si tu aperçois par hasard une perdrix, tu sais, hein !… woo… woo… woo… jappe fort.

Pendant ce temps-là, moi, — au diable les lois de la chasse, — … pan… pan. Oh ! que nous en ferons une noce.

Voyons, bon, venez-vous ?

Et Séné a distendu ses grandes jambes jaunes en se recourbant l’échine en point d’interrogation, — c’est sa manière de marquer sa joie… et Jalap, la queue roulée en ressort de montre, s’est assis en face de moi, le museau en l’air, l’œil inquiet.

Ceci voulait dire :… mais vite donc, sans doute qu’on y va.

Et l’on partit en caravane, Séné devant, moi ensuite, puis Jalap. Au bout de quelques minutes nous étions ensevelis dans l’ombre et les feuilles, loin des hommes méchants et des tristes choses.

À pied… la belle façon en réalité de voyager ; rien ne vaut ce genre de promenade. Comme alors tous les plus petits détails s’impriment bien dans l’esprit ; et quels détails que ceux de mon pays !

Oh ! que je vous plains malheureux médecins de ville, tristes enfumés, chevaliers empoussiérés du tramway et du trottoir, de ne pouvoir, suivant le caprice, vous plonger dans cette atmosphère de cèdres résineux et de fougères aromatiques qui embaument ma montagne.

Que je plains aussi vos chiens… quand vous en avez. Ne dirait-on pas qu’ils sentent peser à leurs cous tout le prix dont vous taxez leur liberté et ne paraissent-ils pas ennuyés de n’avoir à lever la patte que sur des coins de maisons ou sur d’immenses poteaux sans écorce ?

J’ai bien pensé à tout ça en route ; mais c’est surtout après être parvenu sur un certain plateau de rocher, où un sapin, brisé dans ses racines par la tourmente, était venu s’abattre et offrait son tronc séculaire en appui à mes épaules fatiguées par une montée incessante de plusieurs cents pieds, que j’y ai plus profondément songé.

J’ai pu en même temps admirer un tableau féérique. Lentement comme ça, on ne sent guère l’élévation constante du terrain et tout à coup, dans une éclaircie, on est surpris de voir les maisons rapetissées en châteaux de cartes et les pommiers orgueilleux transformés en trèfles à quatre feuilles. C’est très drôle.

Mon Jalap lui-méme s’est mis à rire aux larmes en reconnaissant en bas les rues de son village, sa niche au fond de la cour, puis le petit Douville, puis Tiboul — le chien d’en face — pas plus gros qu’une fourmi, dans le milieu du chemin.

J’ai passé une heure enchanteresse sur ce plateau majestueux, au milieu des campanules bleues et des fleurs sauvages, des piiouits des merles et des tritris des grives.

Adossé paresseusement, prêtant ma cuisse à Séné qui, couché près de moi, y allongeait son grand nez en promontoire, j’ai lancé, vers les hommes méchants et les tristes choses, bien des imprécations amères en même temps que les cœurs de pommes dont j’avais en route chargé mes poches.

Et toujours Jalap qui riait aux larmes et jappait dédaigneusement après Tiboul.

Tout à coup, un mauvais instinct me saisit.

Une pauvre petite linotte chantait innocemment au sommet du rocher, perchée sur une feuille de fougère. Mon fusil était sous ma main et sans bouger, en un éclair, je la vise et la tue, lui coupant dans le gosier son piiouit commencé.

Jalap, cessant de rire aux larmes, tourna de mon côté un regard de mépris ; Séné alla se coucher plus loin, le dos vers moi ; et je sentis bien alors que j’en étais moi aussi de ces hommes méchants, et je redescendis vers eux et vers les tristes choses.