Camées parisiens/4
e commence à présent la Quatrième Douzaine des derniers Camées Parisiens ; mais loin de négliger mon petit travail de ciseleur parce qu’il approche de sa fin, je vais au contraire m’appliquer à achever et à polir, du mieux qu’il me sera possible, ces derniers échantillons qui vont sortir de mes mains, afin qu’il ne soit pas dit que ma mercerie est celle d’un mauvais marchand, qui donne de la besogne d’apprenti contre de bon or trébuchant et sonnant, luisant comme la lumière du soleil. Pour cela faire, je regarde bien dans mon souvenir la vivante image de mes modèles, et je vous prie en même temps que votre bonté gracieuse continue à m’encourager comme elle a fait déjà, car je ne saurais pas soulever mes outils et surtout les manier d’une main ferme et agile, si je ne suis réconforté par la clarté précieuse de vos souvenirs, qui du plus obscur des hommes peut faire un Achille ou un Cyrus, et à plus forte raison un bon orfèvre. Ceci dit, et pour me porter bonheur, je mettrai en tête de cette dernière Douzaine l’image d’un chanteur très-bien aimé des Muses, et qui a bu, comme les sages Orphées d’autrefois, à leurs sources inspiratrices.
’auteur des Érinnyes ne manque pas au premier devoir du poète, qui est d’être beau. Sa tête a un aspect guerrier et dominateur, et tant par la ferme ampleur que par le développement des joues, indique les appétits d’un conducteur d’hommes, qui se nourrit de science et de pensées, comme il eût mangé sa part des bœufs entiers au temps d’Achille, et qui, s’il n’est qu’un petit buveur dans la réalité matérielle, peut vider d’un trait le grand verre, pareil à la coupe d’Hercule, dans lequel Rabelais nous verse la rouge vérité. Le front, très haut, se gonfle au-dessus des yeux en deux bosses qui ne font guère défaut dans les têtes des hommes de génie ; les sourcils bien fournis sont très-rapprochés des yeux, et ces yeux vifs, perçants, impérieux et spirituels sont comme embusqués au fond de deux cavernes sombres, d’où avec impartialité ils regardent passer tous les Dieux. Le nez osseux est creusé à sa racine, et à l’extrémité avance assez violemment avec des airs de glaive ; la bouche rouge, charnue, que surmonte un plan net et hardi, est ferme, fière et malicieuse, très-accentuée d’un pli railleur qui la termine ; le menton légèrement avancé, gras et un peu court, se double déjà (pour exprimer que tout grand travailleur a quelque chose du moine cloîtré, ne fût-ce que l’isolement et la patience !) avant de se rattacher à un cou solide et pur comme une colonne de marbre. Lorsque songeant à traduire Eschyle et à créer une Orestie française, Leconte de Lisle se promenait, en causant avec le vieux combattant de Salamine et de Platée, dans le pays idéal de la Tragédie, tout à coup il s’aperçut que son compagnon de voyage était chauve à ce point que les tortues pouvaient prendre son crâne pour un rocher poli. Alors, ne voulant pas humilier ce titan, et d’autre part ne renonçant qu’à regret à un ornement dont l’indispensable beauté ne saurait être méconnue, il se résigna à prendre le parti de devenir chauve par devant, tout en gardant sur le derrière de la tête la richesse soyeuse et annelée d’une chevelure apollonienne.
ette Princesse, dont la tête très-jeune est aimable, ingénue et
comme hésitante, a de beaux cheveux
blonds à reflets d’or, qui sont disposés
de façon à ce qu’on voie leurs racines,
et par derrière forment de belles tresses
épaisses et serrées. Elle a le front haut,
lisse et un peu fuyant, les yeux bruns,
grands et beaux, un peu étonnés. Et si
tout le monde est nécessairement un
peu étonné au milieu des cataclysmes effrayants et bizarres que nous traversons, qui a le droit de l’être plus que
les princes, qui déménagent de châteaux en châteaux, emportés comme
dans un scénario arbitraire de Labiche,
qui ont toujours à ouvrir la main pour
prendre ou pour lâcher le sceptre, et sur
lesquels plane toujours, tantôt envolée
et irritée dans la nue, tantôt debout et
menaçante derrière un trône, l’ombre
silencieuse de l’Exil ? Un nez busqué,
une jolie petite bouche aux deux coins
retombants, un menton mignon qui
ne s’accuse pas encore, peuvent au premier abord faire croire à quelque chose
de dédaigneux dans la physionomie de
la Comtesse de Paris, tandis qu’en réalité cet air un peu contraint est simplement l’expression de l’incertitude chez
une personne qui, pour regarder avec
maturité le drame et les acteurs de la
Vie, attend que le Destin ait un peu
ralenti ses vertigineux tours de roue et
prenne une attitude moins paradoxale.
Sur le fond où se détache l’image de la
jeune Princesse, on doit voir, à côté de
ses propres armoiries, celle de la noble Ville impérissable dont elle porte le
nom, ce vaisseau d’argent qui se dessine sur un ciel constellé de lys et qui
flotte toujours sans que jamais le flot le
puisse engloutir ; et certes il faut qu’il
ait été ajusté par un bon constructeur
de nefs, pour que tant de boulets aigus
n’aient pas pu entamer sa coque nette
et luisante, qui brille joyeusement au
soleil, comme les boucliers étincelants
des argyraspides !
e profil du jeune dictateur affecte
un peu la figure d’un losange,
comme les boucliers des Amazones
Scythes, où comme les tombeaux qu’on
éleva dans l’Attique à celles d’entre
elles qui y furent vaincues et tuées. Le
front beau et large, peu élevé, est d’une
ferme structure et tout d’une pièce : la
belle chevelure noire rejetée en arrière
et exaspérée en ouragan, est celle d’un
dominateur. L’œil, bien encadré dans l’arcade sourcilière et très-couvert par
la paupière, est de ceux qui à la fois
implorent et ordonnent ; il y a aussi de
la supplication et de la tyrannie, du
commandement et de la caresse dans
les lignes du nez très-creusé à sa naissance, violent et indécis, à la fois aquilin et droit, et de la bouche menaçante
et persuasive, dont seule la lèvre inférieure, rouge et charnue, se voit bien
sous une moustache noire légèrement
relevée en croc. La joue est large et la
pommette saillante ; mais que peut être
le menton, seul signe certain de la Volonté ? Comment le saura-t-on jamais,
et comment saura-t-on jamais ce que
cache cette large, épaisse et luxuriante
barbe noire, qui ne laisse pas voir le
visage comme celle du subtil meurtrier
d’Argos, mais qui est touffue comme
celle du Scapin italien et comme celle
de Charlemagne ? Enfin, si jamais il
coupe cette sombre forêt, sous quels
traits verrons-nous apparaître Gambetta, et alors, comme le fabuliste disait du bloc de marbre de son statuaire,
sera-t-il dieu, table ou cuvette ? Ce n’est pas sans raison qu’on avait pris
contre les avocats la précaution, aujourd’hui tombée en désuétude, de les obliger à se raser la face ; car la voix est une
musicienne qui chante ce qu’elle veut,
mais on n’a pas si facilement raison des
muscles du visage, qui obstinément
disent la vérité, comme Alceste. Pendant le siège de Paris, un dessinateur
enthousiaste avait publié une lithographie représentant Gambetta en paletot
civil, avec un sabre de cavalerie par
dessus, et cela avait une assez grande
tournure ; mais par un point de vue
analogue à celui-là, on pourrait dessiner un Mac-Mahon, par exemple, qui,
pour commander une bataille, remplacerait son bâton de maréchal par une
serviette d’avocat fashionable, en cuir
de Russie !
velte et grasse, mince et potelée,
Mademoiselle Silly offre ce phénomène bizarre qu’en elle tout est rond et
que tout paraît allongé, par la grâce de
la grâce. Dans certains jeux de physionomie, ses yeux voluptueux, malins et
embrasés, s’ouvrent tout ronds comme
des soleils ; et ils accompagnent alors
avec une indicible crânerie la mutine
révolte d’un joli petit nez, qui a été
modelé et chiffonné sans aucune ligne droite ! La bouche petite, qui montre
des dents d’une neige irréprochable et
des gencives bien roses, encadrées dans
des lèvres amusantes, bien dessinées,
aimables et d’une belle pourpre, peut
aussi s’ouvrir toute ronde comme un O
initial dessiné pour les publications
elzéviriennes, ou se fermer comme un
bouton de rose ; mais, au repos, elle est
jolie et distinguée, et s’accorde bien
avec l’ovale élégant du visage et avec le
petit menton, rond comme une pomme.
Les féroces auteurs de Mademoiselle
Silly se plaisent à la montrer costumée
en Maguin, avec des robes à fleurs, à
manches à gigots, des tabliers de soie,
des coiffes et des tignasses frisées de
villageoise de Fouilly-les-Oies, ou encore à la déshabiller en maillot de soie
couleur chair, rose-thé pâle, sans lui
laisser d’autre vêtement officiel que le
caleçon brodé d’argent du clown américain. Cependant cette charmante personne,
qu’ils déguisent ainsi en Gothon excentrique ou en faiseur de tours
qui va se faire casser des pavés sur le
ventre, porterait tout aussi bien qu’une autre les robes de Frou-Frou et de Cidalise, et pourrait même appliquer aux
chefs-d’œuvre sa diction fine et juste.
Mais les femmes, comme les livres, ont
leurs destinées ; et celle-là, née peut-être pour boire l’ambroisie, en est réduite à se désaltérer avec l’infernale
piquette des vaudevilles à la douzaine,
qui doit lui agacer les dents comme le
jus d’un citron vert.
a tête de cet excellent comédien n’a
jamais été finie, et c’est exprès, le
Statuaire ayant compris à quel point il
était nécessaire que Lesueur pût toujours la modeler à nouveau, pour en
faire à son gré des têtes de vieillards,
de jeunes hommes, de ganaches, de
beaux cavaliers, et de tout ce qu’il
veut ! Qu’au théâtre il soit à son gré
Monsieur Poirier, Méphistophélès, Don
Quichotte, le jeune jocrisse Amédée, ou ce beau et triste buveur d’absinthe
qu’on voyait dans Les Fous, de Plouvier,
pâle sous sa longue moustache
dorée, cela ne serait encore rien, car le
don de la transformation, Lesueur l’a
reçu à ce point que, lui parlant, à
midi, sous le soleil, dans la rue, un
jour qu’il s’était exprès déguisé en
vieux mendiant, sa propre mère ne l’a
pas reconnu et lui a donné un sou !
Mais à la ville, sans le secours des perruques et des coloriages, il est à son
gré cent personnages divers, nés de sa
propre fantaisie, et il joue à lui seul
toute La Comédie Humaine. Tantôt
ridé, grisonnant, il nous montre un
œil éteint, un nez qui avance en pied
de marmite, une bouche découragée
qui n’a plus de forme, un menton pauvre, et alors on pense au père Gigonnet ; d’autres fois, sur son beau et large
front sa riche et épaisse chevelure foisonne ; le nez s’est redressé ; l’œil, qui
n’est plus du même bleu ! s’est avivé et
rallumé, et sur la bouche souriante du
comédien et sur son menton s’effilent
d’élégantes moustaches et une barbiche de dandy qui le font ressembler aux
amants triés sur le volet de madame
d’Espard et de madame de Maufrigneuse. Cette barbe n’est pas fausse,
bien certainement ; mais quand a-t-elle
poussé ? J’aime à croire que Lesueur
n’a aucun péché mortel sur la conscience ; mais s’il en avait, et s’il voulait néanmoins se faire ouvrir par ruse
la porte du paradis, il n’aurait qu’à se
présenter, parfaitement grimé en élu,
devant le bon saint Pierre, et alors qui
serait bien embarrassé ?...
e voudrais indiquer d’un trait net
et résolu une des figures qui se
sont imposées à l’attention pendant que
se déroulait la Tragédie étonnante et
sinistre qui a suivi l’horrible poëme de
la guerre, et celle-ci ne me semble pas
manquer des conditions particulières
de beauté qui doivent tenter le regard
curieux de l’artiste. Madame Leroy est
une blonde énergique, c’est-à-dire
qu’elle se rapporte à l’un des types les
plus compliqués et les plus inattendus
de la race humaine. Son visage attire
par une remarquable expression de force calme. Le front est large, presque
carré ; l’œil est brun avec une pupille
très-dilatée ; le sourcil suit l’arcade sourcilière et protège cet œil intrépide. Le
nez un peu large à sa naissance, s’enfonce entre les deux yeux pour ressortir, je dirais violemment, s’il n’avait
l’esprit de s’arrondir, comme un nez
de caractère ferme, mais pas méchant.
La bouche, bien arquée et belle, est
très-sérieuse, car la lèvre supérieure,
par un plan qui s’ombre nettement,
domine un peu la lèvre inférieure. Le
menton arrêté affecte pourtant de la
rondeur et une certaine bonhomie ;
mais les pommettes saillantes et les
joues larges de Madame Leroy viennent
montrer que cette femme, fidèle à son
dessein, est dévorée de toutes les soifs et
armée de toutes les volontés. Aussi
devait-elle jouer un rôle pendant le
moment, affreux comme tout un siècle,
où l’Histoire a ressemblé à une horloge
dont le grand ressort est cassé, et qui
court vers rien du tout avec une rapidité vertigineuse !
e poète a un profil digne d’être
gravé sur une médaille, car avant
qu’il ait atteint sa trentième année, la
Pensée, qui visiblement habite son
front large et bien construit, et la
bonne déesse Pauvreté qui fut sa première nourrice, lui ont donné des
traits arrêtés à un âge où on n’en a
pas encore. Il est d’ailleurs en bronze
florentin, comme le Chanteur sculpté
qu’il lui a plu d’animer dans Le Passant, et ce teint brun avive le gris bleu
de ses yeux résolus et caressants, bien
encadrés par l’arcade des sourcils. Le
même hâle couvrait le maigre visage du
Premier Consul, à qui Coppée aurait
ressemblé, s’il l’avait voulu ; mais avec
la délicatesse d’un lyrique dont l’âme
répugne à toute allusion trop attendue,
il a résolument coupé ses longs cheveux droits, pour éviter ce lieu commun. Le nez un peu fort, aux arêtes
accentuées, aurait occupé Grandville,
qui, à toute force, voulait trouver dans
chaque homme la ressemblance d’un
animal, car il aurait évoqué dans son
cerveau l’idée d’un svelte et fringant
cheval arabe. Le visage de François
Coppée est vraiment ovale, ce qui est
plus rare qu’on ne pense, et sa bouche
bien dessinée et charmante est tout à
fait celle du jeune homme qui parle
une langue harmonieuse. Sa tête presque toujours inclinée en avant, a en
général une expression triste, que parfois éclaire et déchire, en dépit de tout,
le confiant sourire de la jeunesse, et
pour dernier trait, j’ajouterais, si ce n’était abuser même des privilèges
excessifs de l’hypothèse, qu’en le regardant silencieux, je songe irrésistiblement aux quatrains adressés en 1829
à Ulric G. par Alfred de Musset :
Toi si plein, front pâli, etc., et pour
trancher le mot, il a, en 1873 ! quoique
avec la simplicité et la tenue élégante
d’un parfait gentleman, quelque chose
de foncièrement romantique !
ne tête ravissante et on ne peut
plus étrange, car elle est le contraire de ce qu’elle est ; le front large,
les yeux éclatants et peu grands, le petit nez droit, bien dessiné, arrondi, un
peu serré, la très-petite bouche dont
cependant les deux lèvres sont charnues, le menton bien rond, le bas du
visage presque large, auraient quelque
chose de tranquille et de matériel, si
tous ces traits n’étaient pas exaltés, dilatés par je ne sais quelle poésie
expansive, qui n’est peut-être que le
désir et le besoin d’être adorée par tout
ce qui existe ! Au contraire, du tyran
qui désirait que le genre humain n’eût
qu’une tête, cette belle diseuse de chansons voudrait que la folle Humanité eût encore plus de têtes qu’elle
n’en a, pour pouvoir crier silencieusement aux innombrables foules subjuguées : « Aime-moi et prends-moi ! »
Voilà en effet ce que disent ses regards noyés, ses lèvres entr’ouvertes,
son superbe corps de guerrière qui
ploie et s’affaisse comme celui d’une
fillette, et toute sa personne, qui a été
façonnée, finie et parée par un Ouvrier
excellent. Ses prunelles, des abîmes qui
eussent ébloui et stupéfait l’innocente
Monna Lisa ! contiennent des Caprées
et des paradis célestes, et quand elle dit
n’importe quoi, elle a l’air de sous-entendre… tout ! mais sans le vouloir et
sans le savoir, par la seule force des
choses. Il n’y a pas un spectateur de
La Timbale d’Argent qui, s’il lui arrive ensuite de tomber amoureux, ne se figure (et peut-être a-t-il raison ?)
qu’il fait une infidélité à Mademoiselle
Judic : c’est là ce qui donne à cette
vivante Odelette Anacréontique une
telle expression de joie invincible et
surnaturelle.
a Nature, qui se plaît toujours à
prouver que les objets de luxe sont
indispensables, (et pour voir qu’elle
raisonne ainsi, il n’y a qu’à regarder
ses floraisons, ses troncs morts couronnés de feuillages et ses folles verdures
dans les bois,) la Nature a façonné avec
le plus grand soin et avec un amour
d’artiste, dans cette époque utilitaire !
un jeune homme plus beau que Talma
et qui, sans rien changer à son visage, peut être Hamlet, ou Roméo, ou Oreste,
ou Rodrigue. Mounet-Sully est-il un
Argien des temps héroïques, ou un seigneur italien du seizième siècle ? C’est
comme on veut ; il appartient à toutes
les époques où les artistes ont su trouver
un idéal dans le visage humain, et il
fournirait même à Balzac son Lucien
de Rubempré en chair et en os, si le
grand Inventeur revenait pour faire
monter sur la scène la plus chérie d’entre les créatures auxquelles il a donné
l’être. Mounet-Sully a un grand front
de poète et de penseur, qui serait trop
lourd à porter pour les amants de Shakspere ; mais il peut si bien le cacher
sous sa noire et débordante chevelure,
sombre, soyeuse, superbe, et qui est
d’un héros ! De très-grands yeux dont
le noir est une flamme, dont le blanc
est chaud et lumineux, et qu’ombragent de très-près des sourcils d’une ligne
presque droite ; un nez osseux, un peu
serré, aux narines relevées, mais que
l’inspiration ou la passion dilatent ; des
joues d’une pâleur fauve, aux plans
droits qui naturellement s’éclairent ; une bouche de pourpre dont les lèvres
sont charnues sans être épaisses, et qui,
en s’ouvrant, laisse voir des dents régulières, d’une éclatante blancheur de neige
et d’ivoire, sont adoucis par une rare expression de patience et de bonté. Mais
un simple froncement de sourcils fait de
ce visage volontaire le masque terrible
du personnage tragique, dont les yeux
alors lancent de sauvages éclairs enflammés, parce que tout a été combiné pour
cela. Mounet-Sully porte toute sa barbe,
une barbe brune, longue, soyeuse,
merveilleusement bien plantée ; car,
ainsi que le disait Roqueplan, ce n’est
rien d’être beau si on ne l’est pas à la
mode de son temps, et il fallait que cette
pure médaille syracusaine portât le millésime : 1873 !
n la voyant, je vois Dorval, quoique certainement Aimée Desclée
ne ressemble pas du tout à Dorval ;
mais chez celle-là comme chez celle-ci,
les traits n’étaient qu’un programme,
dont l’âme et l’inspiration ont fait un
poème magnifique. Ce front suffisamment régulier, mais peu accidenté ; ces
yeux petits, où tout à l’heure passeront
tant d’orages et tant de flammes amoureuses, ce nez serré, ces lèvres petites et gracieuses mais presque sans lignes ; ce
menton court, c’est Aimée Desclée et
ce n’est pas elle du tout ; car vous allez
voir sa tête, fièrement posée sur un cou
royal et que fait valoir une haute stature d’une grâce infinie, devenir celle
d’une Imogène, d’une Impéria, d’une
Cléopâtre. Mais ce n’est pas assez dire !
Elle est surtout femme, plus que toutes
les autres femmes réunies ; haletante,
l’œil avide, cherchant sa proie vivante à
dévorer, elle interpelle elle-même le
Serpent sous l’arbre, et elle lui crie
d’une voie brisée et pleine d’angoisses :
« Est-ce que tu ne vas pas me dire où
est la pomme ! » D’ailleurs la pomme
n’est pas plutôt mangée, qu’Ève sanglotante et pleurante persuade à Adam
que toute la faute vient de lui, et
que c’est le lapin qui a commencé !
Brûlez La Comédie Humaine, et qu’on
ne sache plus rien de la vie moderne ;
que l’Oubli emporte dans le néant les
longues douleurs des vierges délaissées,
le martyre des épouses, les superbes révoltes des courtisanes, les amours raffinées des grandes dames, qui vivent comme les Dieux dans une sphère idéale
interdite aux regards mortels, les supplices des Érinnas qu’a touchées l’aile
brûlante de la Poésie ; effacez, anéantissez ces trahisons, ces passions, ces fureurs, ces patiences résignées, ces aspirations désespérées, ces haines, ces
colères, ces amours, ces joies délirantes,
vous retrouverez tout le poëme dans les
prunelles fixes et sur les lèvres frémissantes d’Aimée Desclée. Et, comme le
Hasard se complaît aux paradoxes les
plus fabuleux, il a emprisonné au Gymnase, dans la maison de M. Scribe,
cette forme souverainement élégante,
cette femme imprévue et mystérieuse,
au front échevelé, dont les sourcils
semblent dessinés à l’encre de Chine, et
dont les complications auraient troublé
Balzac lui-même !
vec sa tête puissante émergeant
victorieusement de ses larges épaules, Dumas fils qui a reçu, comme les
dieux solaires, le don de la clarté, a l’air
d’un titan qui s’apprête toujours à débrouiller le Chaos. En effet le Chaos
est son ennemi intime, et, loin de renoncer à le débrouiller, il l’embrouillerait plutôt,
pour l’éclairer ensuite à la
flamme fulgurante de la foudre, qui
éclate en plein ciel ! Le front de ce tueur des Hydres est absolument superbe, mais
recule à son avantage les bornes d’un
taillis broussailleux et vierge de cheveux
blonds crespelés. Les sourcils se rapprochent violemment par un pli, le pli du
penseur qui s’abstrait en lui-même, à la
naissance du nez droit, bien fait, qui
se contracte, se resserre au milieu et se
dilate aux narines. Les yeux bien fendus à fleur de tête, ont des prunelles
larges et claires qui s’élancent vers vous
pour voir vos pensées et pénétrer votre
âme. Les joues larges et amples recouvrent des pommettes saillantes et des
mâchoires dévorantes de désirs et de
volonté. Le teint a la blonde pâleur de
l’ambre, et sous une moustache fine,
impétueuse en ses caprices, sourit à
demi une bouche aux lèvres épaisses,
bonnes, charitables et généreuses. Un
menton petit et résolu s’avance en cariatide pour arrêter et soutenir ce visage
de faiseur de travaux. D’où vient la sérénité de Dumas fils ? De ceci, qu’ayant
soigneusement interrogé la Vieille
Forme Dramatique, pour savoir ce
qu’elle contenait en somme, il a constaté que cette magicienne sacrifiait à
Aricie ou à Chimène les intérêts les
plus sacrés des peuples et des cités. Il a
alors écouté la voix de sa conscience,
qui lui criait : « Tue-la ! » En effet, il
l’a tuée, et depuis ce temps-là, il marche
léger comme un Oreste qui a accompli,
par l’ordre des Dieux, un crime utile.
Lorsque j’étais enfant, au Collège Bourbon, après la classe, j’apercevais bien
loin en face de moi, sous les arcades,
mon contemporain Dumas fils qui était
dans les rangs de sa pension, comme
j’étais dans les rangs de la mienne. Il
avait alors une jolie petite tête intelligente et déjà sérieuse, d’une blancheur
transparente comme celle de la nacre,
et je voyais tomber sur ses épaules,
longs comme une perruque du temps
de Louis XIV, les anneaux dorés et ensoleillés de sa blonde chevelure !
n sait pertinemment aujourd’hui,
grâce au savant poète et mythologue Louis Ménard, que les Âmes ne
viennent pas sur la terre et ne s’incarnent pas dans des corps terrestres sans
y avoir consenti, ce qui explique bien
des choses ! Car en admirant la beauté
surhumaine de certains peintres, comme
Raphaël ou Van Dyck, par exemple, on
devine qu’avant de naître au monde ils
ont dû faire leurs conditions, et exiger des corps façonnés d’après leurs propres
dessins ! Et sans une si vraisemblable
hypothèse, il serait difficile de comprendre la beauté à la fois enfantine et exquise de Mlle Éva Gonzalès ; car ne semble-t-il pas que son visage charmant
ait été emprunté à l’un de ces tableaux
où elle atteint la parfaite harmonie avec
la science et l’inspiration du coloriste ?
Ce sont des formes accomplies, et c’est
le visage d’une jeune fille : n’est-ce pas
indiquer d’un mot une de ces créations
complexes que l’Art réalise, mais dont
il ne saurait demander l’étrange secret
à la Nature ? La lumière caresse avec
joie ces cheveux châtains, magnifiquement relevés sur les tempes et massés au
sommet de la tête en larges coques retenues par un haut peigne d’écaille à l’espagnole. Et, riante, elle joue sur un
large front, sur lequel de petites boucles de cheveux évaporés jettent des
ombres douces, qui font valoir la blancheur du teint et le velours noir des
prunelles. De longs sourcils droits,
étroits, protègent les grands yeux, très-ouverts, chercheurs, curieux, pénétrants. Il y a une innocence et une loyauté
adorables dans ce beau regard de jeune
fille, qui va droit devant soi sans hypocrisie et qui ingénument est avide de
voir. Le nez droit et arrondi se relève à l’extrémité par des méplats charmants et des narines mutines. La
bouche hardiment et gracieusement
dessinée et d’une vive couleur de rose
s’entr’ouvre en se retirant, comme par
l’espièglerie de l’enfant qui retient son
haleine pour voir et pour guetter, et
cette bouche curieuse accompagne
merveilleusement bien le regard observateur de l’artiste, toujours en éveil.
Le menton ample, ferme et arrêté qui
s’arrondit par une belle ligne ; l’oreille d’une pureté classique, bien attachée et que ne dépare aucun joyau ; les
joues déjà parfaites et finies, pleines
quoique allongées, et avec des plans insensibles d’une délicatesse idéale, seraient d’une femme, si tout cela n’était
éclairé par la divine lumière de la jeunesse. Et comme, par bonheur, il se
trouve qu’à ce moment même Mlle Eva
Gonzalès a le menton appuyé sur sa main, j’indique d’un trait décisif et rapide cette main d’une très-belle forme,
qui est une main ferme, agissante et
créatrice, et non pas la petite patte
blanche et molle des femmes oisives,
que Gavarni a quelquefois trouvé le
moyen d’idéaliser, mais qui ne saurait
servir de thème ni à la Poésie ni à la
Statuaire.
Mesdames, Cy finist la Quatrième Douzaine et aussi la collection complète des Derniers Camées Parisiens, car voici que j’en ai patiemment achevé douze Douzaines, ou, commercialement parlant, une grosse, et je pense que je ferai bien d’en rester là. Certes, dans cette galerie de poche, il manque bien des profils parisiens absolument célèbres et d’une importance indiscutable ; mais ce qui caractérise nos œuvres, c’est surtout ce qu’elles ne contiennent pas, et le propre de tous les travaux humains, c’est d’être incomplets ; car cette vie terrestre n’est qu’une gare, que les artistes traversent en cherchant de belles concordances de lignes, et les Anglais en tenant leur couverture de voyage, pliée et roulée dans une courroie. D’ailleurs j’ai hâte de retourner à mes chansons et à mes rimes, en vrai rhythmeur que je suis ; car si je m’attardais plus longtemps à ces ouvrages qui ne sont pas de ma profession, je finirais par éprouver moi-même des doutes à propos de ma position sociale, comme le roi Apollon, qui du temps qu’après avoir tué les Cyclopes, il s’était fait pasteur chez le roi Admète, ne savait plus à la fin s’il était joueur de cithare ou gardeur de vaches. C’est pourquoi je vous dis : à Dieu, vous adjurant si vous trouvez sur votre chemin un jeune poète endormi, de le baiser en mémoire de moi, comme la femme du bon dauphin Loys fit au secrétaire Alain Chartier, et vous demandant aussi très-humblement de ne me point oublier dans vos prières.
- Décembre 1872.