Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettres de madame de Staël


LETTRES

DE MADAME DE STAËL
A MADAME DE CHARRIÈRE.
(tirées de la collection de m. gaullieur.)



I.


Madame de Staël écrivait de Coppet à madame de Charrière vers la fin de 92 ou le commencement de 93 ;


Je vous aurais remerciée plus tôt de votre aimable lettre si je n’avais voulu finir la lecture que nous faisions en commun de vos Lettres politiques[1]. Nous avons admiré leur raison, leur justesse et la tournure piquante que vous donniez à des idées saines d’où dépend le salut du monde. Je me suis vivement intéressée aux Lettres Neuchâteloises ; mais je ne sais rien de plus pénible que votre manière de commencer sans finir. Ce sont des amis dont vous nous séparez, et la cessation de toute correspondance avec eux me donne contre vous un peu de l’humeur que je ressens contre le comité des postes de Paris.

Qu’est-ce qu’un roman appelé Mistriss Henley, qu’on prétend aussi de vous, c’est-à-dire qu’on trouve charmant ? J’ai donné ordre qu’on me l’achetât, mais celui-là aussi est-il fait à moitié ? Vous abuseriez un peu du talent qu’il faut pour tourmenter ainsi. Je ne sais rien que je préférasse au plaisir de lire sans cesse un roman de vous. Je crois que cela suspendrait la Révolution et que ce monde chimérique deviendrait le mien.

Je ne crois pas que tout votre esprit même pût servir à deviner la sensibilité. Je pense donc que l’auteur de Caliste a un très bon cœur, et je la remercie beaucoup de sa lettre à Francfort en faveur de M. de La Fayette. Si elle est lue, j’en espère tout ; il me semble que vous lire est toujours une émotion, même pour un Roi. Ces pauvres prisonniers sont, en effet, bien dignes d’un intérêt public ; mais si je sais pourquoi je vous présente le motif de la gloire ! car c’est le prix sur lequel vous devez être le plus blasée. Adieu, vous êtes bonne comme la vraie supériorité.




II.


Coppet, 12 septembre.

Je demande instamment Mistriss Henley ; je n’ai pu la trouver à Genève, et je ne renverrai ce que je possède à M. de Saïgas qu’après avoir reçu Mistriss Henley ; je veux toujours avoir quelque chose à vous, afin de me persuader que je ne vous ai pas tout-à-fait quittée. — Vous avez été bien bonne de vous intéresser à nos malheureux prisonniers, mais il y a un point positivement faux dans le récit qu’on vous a fait. On vous a dit qu’ils se voient, et il est positif, par une lettre d’eux, qu’ils n’ont pas la moindre communication ensemble. Quel désespoir qu’une telle solitude, et concevez-vous le motif de cette inutile cruauté ! Il me semble que les Rois, par haine des Jacobins, devraient se faire les plus humains des hommes. — Dites-moi, je vous prie, si vous avez lu une correspondance des émigrés faite à plaisir, qui m’a paru spirituelle, et qu’on vante beaucoup. Ce n’est sûrement pas d’un Suisse, c’est trop français pour cela. C’est en Hollande, à ce que je crois, qu’on apprend le mieux notre langue. Quel est donc le confrère[2] que votre réflexion vous empêche de nommer ? Je cherche à le deviner, et dans mes essais je trouve trop pour votre modestie et trop peu pour mon opinion.

Adieu, madame ; j’attends Mistriss Henley avec beaucoup d’impatience, et je demande avec instance à M. de Charrière de me faire un moment ce sacrifice.




III.


Nion, 23 octobre (1793).

Comment se fait-il que je ne vous aie pas écrit plus tôt, quoique j’aie lu si vite et si bien le charmant roman de Mistriss Henley ? C’est que je meurs depuis un mois de tous les genres d’inquiétudes. Il en est une qui a cessé par le plus atroce malheur. Mais un de mes amis a été arrêté ; j’ai envoyé à Paris pour savoir de ses nouvelles, et ce n’est que depuis hier que j’ai la certitude de sa liberté. — Cette mistriss Henley se meurt du dégoût de la vie, de vains efforts pour s’attacher à toutes les idées douces repoussées par tous les sentiments froids. Son malheur est analysé avec une finesse d’esprit et de cœur étonnante ; mais aujourd’hui tout est si fort, si violent, si terrible, qu’on n’appelle douleur que les tourments de la roue. Je les sens un moment suspendus quand je vous lis. — Je voudrais que vous écrivissiez sans cesse, chaque ligne serait un soulagement pour tout ce qui sait sentir. — J’ai reçu une lettre de cette pauvre madame de La Fayette, qui, à travers les Jacobins qui l’emprisonnent aussi, a trouvé le moyen de me parler de la liberté de son mari. — Essayez, je vous en conjure encore, d’obtenir que ces malheureux prisonniers se voient entre eux ; la solitude de l’âme est un si grand supplice dans ce moment où l’on ne peut porter seul le poids de la vie ! — Pour jouir de tous les charmes de la société, j’ai toujours envie de me rapprocher de vous. — Dites-moisi vous n’avez point entendu parler d’une bonne maison de campagne à louer dans votre voisinage. — Dites-moi surtout si vous n’avez rien écrit de nouveau, vous qui en avez encore la force ; vous le devez. Vous voyez à quoi m’a servi un inutile effort ; je me suis attachée davantage à la malheureuse personne que je voulais défendre[3], et sa mort a été pour mon cœur une peine insupportable. — Savez-vous quelques moyens de vivre dans cette époque affreuse ? Prêtez-les-moi pour un peu de temps. — Je reviens à croire que c’est vous voir et vous entendre qui peuvent seuls empêcher de mourir. — Adieu.




IV.


Nion, 31 décembre.

Je n’ai reçu que bien longtemps après sa date un billet de vous qui m’annonçait une perte, madame, une lettre de vous que je n’ai pas reçue… Je reçois tous les jours les plus insignifiantes lettres du monde, tandis que je me vois privée des vôtres que je place immédiatement après celles de la personne du monde que j’aime le mieux, — parce qu’il faut toujours un peu d’illusion dans ses sensations. — Dites-moi s’il y a rien de pareil à cette peur que fait le roi de Prusse à tous ses fidèles sujets. — En présence d’une révolution de France, comment a-t-on ce respect pour un roi qui n’est pas de beaucoup supérieur à tous les Prussiens ? Enfin, cela vaut encore mieux qu’une république. — Vous voulez bien me demander ce que je fais et où je vais. — C’est une vraie faveur que cette question, puisqu’elle suppose de l’intérêt. Je reste ici jusqu’au 1er de mars. Alors je verrai quel est le lieu de la Suisse où ma colonie, accrue de M. de Talleyrand, sera paisiblement. — Encore une question.

Neuchâtel , vers lequel votre séjour me fait sans cesse tourner les regards , le roi de Prusse n’y pourrait-il faire prendre un étranger qui lui déplairait ? Vos libertés s’étendent-elles jusqu’aux étrangers qui habitent votre sol ? Vous voyez que les Français triomphent. C’est une époque, dans l’histoire morale, comme le déluge. Toutes les idées ont été englouties. Quelle colombe nous rapportera la première branche ? car ce n’est plus la conquête ni la force qui y réussiront. — Si vous savez quelque chose de nos pauvres prisonniers , soyez assez bonne pour me le mander. — Pourquoi n’écririez-vous pas au roi de Prusse ? Votre nom et votre talent exciteraient sa curiosité. Lally est éloquent, mais il est prévu. — Pourquoi n’écrivez-vous pas au général ? — Mon Dieu, que je voudrais n’avoir pas lu Caliste dix fois ! J’aurais devant moi une heure sûre de suspension de toutes mes peines. — Parlez de moi à M. de Charrière , et soyez à jamais bonne pour moi, qui ai admiré plus que personne ce que tout le monde admire en vous.




V.


Zurich, 18 avril[4].

Je n’ai pas le moindre tort, madame, excepté celui de voyager : vos lettres ne m’ont atteinte que fort tard, et voilà que j’ai manqué l’Inconsolable[5], et ne puis que prendre sa place par mes regrets. — Je vous ai écrit en route ; avez-vous reçu ma lettre ? — Je reviens à Lausanne à la fin de ce mois. Je voudrais bien que votre comédie y revînt aussi ; je n’aurais pas tant perdu par la fantaisie de cette petite course. A mon retour, je ne m’occuperai pas d’autre chose que de rassembler Le Noble, Mistriss Henley et les Lettres Neuchâteloises[6]. — Mais, en vérité, vous me traitez trop sévèrement pour le tort de les avoir gardés — Je ne m’explique pas autrement ce billet signé, daté de l’année, et tout-à-fait sec sur Zuhna. Je voudrais bien me flatter que vous avez un peu d’humeur contre moi de ce que je ne m’établirai pas à Neuchâtel, depuis qu’on en renvoie les émigrés. — Mais dites-moi, je vous prie, si vous aviez eu des amis en France, qu’ils fussent proscrits, ruinés, que votre maison fût leur seul asile, matériellement parlant, si vous iriez jouir seule du peu de bien qui vous reste, tandis que vous les sauriez traînant ailleurs une vie plus affreuse que celle d’aucun criminel. — Au reste, vous n’avez peut-être pensé à rien de tout cela, et vous m’avez écrit une lettre sèche, simplement parce que vous étiez ennuyée de moi. — S’il vous prend quelques remords, et que vous ayez envie de me faire lire l’Inconsolable, c’est à Lausanne qu’il faut tout m’adresser ; j’y retourne à la fin de ce mois. — Les nouvelles que j’ai de ma mère me rappellent malheureusement auprès d’elle. — Adieu, madame ; moi, je suis décidée à ne pas signer. Adieu.



  1. Correspondance de quelques gens du monde sur les Affaires du temps, charmant livre de madame de Charrière aussi inconnu que la plupart des autres.
  2. Ou compère ?
  3. La reine Marie-Antoinette que madame de Staël avait essayé de défendre par un éloquent écrit.
  4. De 1794 probablement.
  5. Une comédie de madame de Charrière.
  6. Ouvrages de madame de Charrière que celle-ci avait prêtés à madame de Staël.