La Verdure dorée/À cheval sur mon bouc barbu

La Verdure doréeÉditions Émile-Paul frères (p. 213-215).

CXXVII

À Paul Martignon.


À cheval sur mon bouc barbu
J’ai cueilli des roses dorées
Et mes chèvres noires ont bu
À des rivières ignorées.

J’ai vu sur les marais fumants
Le vent gonfler comme des voiles
Les ailes vastes des flamants
Qui s’envolaient vers les étoiles ;

J’ai vu, loin des jardins publics
Où s’endorment des paons moroses,
Sur les pointes des porcs-épics
Au printemps éclore des roses ;

Et dans le monde merveilleux
J’ai poursuivi mes promenades,
Mais aujourd’hui j’ai le cœur vieux
Et fendu comme les grenades.

Je rapporte pour tout butin
Des feuilles sèches dans ma poche ;
Et j’interroge mon destin
Sur le bouc noir que je chevauche.


Ah ! pourquoi donc ai-je quitté
Les coteaux bleus dans la lumière
Et les feuillages de l’été
Qui remuaient dans la rivière ?

Mes yeux sont las, mon arc rompu.
Où est cette aurore fleurie ?
Couché dans l’herbe, j’aurais pu
Rêver une si douce vie :

Laisser mûrir mes abricots,
Apprivoiser des escargots,

Bourrer ma pipe au frais champêtre,
En regardant les ânes paître,

Au torrent pêcher les goujons
Et les grenouilles dans les joncs,

Mener mes vaches à la foire,
À l’auberge, chanter et boire,

Cueillir les œufs au poulailler,
Lire des stances et bâiller,

Et sous mes troènes de Tarbe,
Loin des déserts et loin des flots,
Piquer des roses dans ma barbe…
Allons, tais-toi, cœur à sanglots,


Faiseur de lâches élégies,
Vas-tu pas maudire le temps
Qui souffle comme des bougies
Ton espérance et tes instants ?

Ne vas-tu pas sous la verdure
Nous dévider tes écheveaux
Et nous chanter que rien ne dure
Que le silence et les tombeaux ?

Marin, répare ta mâture,
La mer fait cabrer ses chevaux ;
Rien ne vaut la belle aventure
Et les espoirs toujours nouveaux.

Et nous, vieux bouc, partons encore !
Quel pays nous attend ce soir
Que l’espoir suscite et décore
Jetant des roses au ciel noir ?