Céramique. — Anthropologie des vases grecs

CÉRAMIQUE

ANTHROPOLOGIE DES VASES GRECS.

Les principes de l’art décoratif des anciens ont donné lieu à des discussions stériles qui auraient pu devenir fructueuses, si, au lieu d’ouvrir les livres, on avait interrogé les monumens. En jetant un coup d’œil sur la plus modeste collection d’objets antiques, de bijoux, de bronzes, d’ivoires, on est frappé de l’emploi systématique que les artistes d’autrefois faisaient de certaines parties du corps humain ou du corps animal pour donner de la vie aux objets usuels. Cette préoccupation d’animer, de personnifier la nature morte domine toutes les autres. Voyez ce collier d’or décoré d’un masque de Silène, ces pendans d’oreilles représentant un Amour au vol ou Ganymède ravi par l’aigle de Jupiter, cette épingle à cheveux couronnée d’un buste de Vénus ou d’une main ouverte ; l’artiste n’avait-il pas l’intention manifeste de substituer le beau à l’utile, l’esprit à la matière ? Ici ce sont des têtes de cheval ou de mulet ornant les bras d’un siége, là c’est une tête de bélier terminant les cannelures d’un manche de patère, ou une poignée de miroir en forme de pied de chevreuil. S’agit-il d’inventer le motif d’une anse de ciste, on y dresse un groupe de figures aux bras entrelacés ou un acrobate qui fait la culbute. Les poids de la balance, afin d’être plus inviolables, représentent des bustes de divinités ou d’empereurs romains ; des têtes de cygne à l’encolure souple et gracieuse réunissent l’anse au corps du vase, un doigt recourbé remplace le crochet, un mascaron de lion à la gueule béante orne le timon du chariot ou l’orifice de la gouttière du toit.

Dans l’introduction à son catalogue du musée de Berlin, M.  Friederichs, que la mort vient d’enlever à la science, a consacré quelques pages charmantes à cette tendance de l’art décoratif. On pourrait donner une plus grande extension à son travail, l’amplifier par des faits analogues, des comparaisons nouvelles, sans y ajouter rien d’essentiel ni en modifier la portée ; mais il nous tarde d’examiner une question du même genre, qui n’est pas moins intéressante : elle jettera un jour inattendu sur les habitudes d’atelier des artistes grecs, et nous permettra peut-être d’entrevoir le secret de certains procédés techniques qu’on n’a pas encore réussi à pénétrer.


I.

Les anciens possédaient ce sentiment inné de la poésie qui est l’heureux partage des civilisations jeunes. Leur vie entière était poétiquement organisée. De là ce besoin, inexplicable pour bien des savans, d’élever au rang d’une individualité les objets d’usage journalier, de prêter un corps, un cœur même, à la maison qui les abritait, au vaisseau qui les portait, à leurs armes de défense, l’arc, le glaive, la lance, le bouclier, aux outils de travail, que ce fût la hache du charpentier, la charrue du laboureur ou le fuseau de leurs femmes et de leurs déesses. La langue elle-même avait cédé à cet entraînement poétique en attribuant à chaque objet un sexe déterminé, comme si elle voulait établir, en dehors de la société des hommes, une vaste société de choses.

Quoi qu’il en soit, dans aucune autre branche de l’art et de l’industrie la personnification n’a été poussée si loin que dans la céramique. Là, la fantaisie a oublié sa capricieuse logique, qui est devenue une logique inexorable ; la comparaison entre le corps des vases et la structure du corps humain a été poursuivie jusque dans ses moindres détails, non-seulement par les poètes, qui en avaient le droit, mais par les artisans, plus prosaïques d’ordinaire, et qui se créaient ainsi une terminologie à la fois exacte et pittoresque. Je vais essayer d’en réunir ici les principaux élémens ; mais il faudrait le talent et l’étendue de savoir d’un Jacob Grimm pour coordonner tous les matériaux épars et confronter les usages grecs avec ceux des peuples de même origine ; nous nous contenterons pour le moment de puiser aux sources classiques.

On sait quelle richesse de formes, quelle variété de motifs les anciens ont imaginée pour leurs vases de métal, d’argile ou de verre. Dans chaque localité, la vaisselle avait un type particulier qui ne se retrouvait pas ailleurs, absolument comme pour les pierres et les formules sépulcrales, qui varient à l’infini selon le pays et même selon la ville où on les rencontre. À la fin du second siècle, alors que l’art avait depuis longtemps renoncé à rien créer de neuf, Clément d’Alexandrie pouvait encore dire que les formes des seuls verres à boire étaient innombrables.

Pour décrire l’aspect général d’un vase, les Grecs se servaient des mêmes expressions qu’ils employaient en parlant du corps de l’homme ou de l’animal. Le vase avait son type, son schéma, sa figure à l’instar d’un être vivant ; néanmoins je ne me rappelle pas qu’un auteur ait fait usage du mot corps en parlant d’un récipient quelconque. C’est que la littérature ancienne ne nous est point parvenue intégralement, et les écrivains qui nous restent ne prétendaient pas épuiser le dictionnaire. Seule la corne à boire possède un buste, ce qui n’est pas même une métaphore, car elle est souvent décorée d’un buste de bête fauve ou d’animal domestique. La partie supérieure du vase s’appelait la tête, comme le bassin circulaire est la tête du trépied, le chapiteau la tête de la colonne. L’intérieur d’une coupe était son visage. « De nos jours encore, dit Asclépiade de Myrlée, les habitans de Marseille ont coutume de poser les coupes sur le visage, » c’est-à-dire de les renverser pour faire voir les peintures dont elles sont ornées au dehors, ou plus simplement pour empêcher la poussière de s’y mettre. D’après certains grammairiens, le gobelet avait deux visages, et en effet nous en connaissons qui se composent de deux masques accolés, ressemblant à des têtes de Janus.

Les diverses parties de la tête se retrouvent presque toutes parmi les termes usités pour décrire la vaisselle. Le front, le nez, les oreilles, la bouche, les lèvres, les dents, la barbe, sont communs aux vases et aux hommes. Souvent le plateau porte un diadème ; on parle d’assiettes à la mitre d’or. Quelle image plus orientale que ce front de safran qu’un savant athénien prête à une amphore destinée au culte ! On dirait une jeune fille de l’Inde, au teint bronzé, sacrifiant à ses idoles. D’un vase à rebords, on dit qu’il cache son front, comme si le rebord en surplomb était sa chevelure. La lampe a son nez, et lorsqu’elle est munie de deux becs, on les compare aux narines. Il faut être bien familiarisé avec l’esprit antique pour ne pas trouver choquantes les déductions naturelles tirées de cette image. Chez les Grecs, la mèche constituait la muqueuse de la lampe, et la mèche double leur rappelait les effets d’un rhume de cerveau. Ces naïvetés sont inévitables dans un travail sur les usages anciens, et j’aime mieux les avouer que de les taire. Ne disons-nous pas aussi : moucher la chandelle ? Le mot latin nasiterna, vase à trois nez, s’applique à l’œnochoé, dont l’embouchure a la forme d’une feuille de trèfle.

Quant aux oreilles, c’est-à-dire aux anses, aucune expression n’est plus fréquente ni de date plus reculée. Homère déjà avait vu des trépieds auriculés. Bien souvent le récipient n’a qu’une seule oreille ; généralement il en possède deux, une de chaque côté, comme la Raison de Montaigne, ou jusqu’à trois ou quatre ; quelquefois il n’en a pas du tout. Ceci justifierait la locution française : sourd comme un pot, que Beaumarchais a embellie et détournée de son vrai sens en disant : « Je suis sourd comme une urne sépulcrale. » On admirait les oreilles petites, finement découpées comme celles de la Vénus de Syracuse ; mais on ne dédaignait pas un cartilage aplati, un peu gonflé, et qui rappelait les coups que se portaient les jeunes lutteurs de la palestre. Il n’est pas rare de rencontrer des anses ornées de pendeloques, de simples anneaux, mais qui rendent l’illusion complète.

Chose curieuse, les Grecs avaient une singulière façon de s’embrasser. En déposant un baiser sur le front de la personne aimée, on lui tirait en même temps les oreilles, et ce baiser, qui nous paraîtrait irrespectueux, reçut le nom d’un vase à deux anses, la chytra. « Je n’aime plus mon Alcippe, s’écrie en pleurant le chevrier de Théocrite, car dernièrement, lorsque je lui offris une colombe, elle ne m’a pas pris par les oreilles pour m’embrasser. »

L’orifice du vase est une de ses parties essentielles ; par la place qu’il occupe, le service qu’il rend, il provoque pour ainsi dire la comparaison avec la bouche humaine. Aussi les anciens n’ont-ils pas manqué de faire ce rapprochement, et l’image créée par eux a été adoptée dans toutes les langues modernes. Il n’est pas indifférent d’avoir une grande bouche ou une petite, une bouche bien taillée ou mal venue, des lèvres minces ou épaisses. Chacune de ces qualités et de ces difformités donnait lieu au choix d’une épithète que l’on appliquait à la vaisselle aussi bien qu’aux hommes. Certains vases avaient deux orifices et même davantage, ce qui a dû contenter les plus difficiles.

Les lèvres désignent plus spécialement le bord du récipient. Le buveur et son verre s’embrassent l’un l’autre, à moins qu’un accident ne vienne les en empêcher. S’agit-il d’un vieux pot, le grec n’hésite pas à lui prêter des lèvres ridées ; s’il est jeune et pourvu d’un orifice allongé, on dit qu’il a la bouche en cœur. Quant aux dents, on ne les trouve que dans le mot latin tridenta, que les lexicographes expliquent par « vase à trois plumes ou à trois nageoires, » c’est-à-dire à trois anses. Il en est de même de la barbe. Le poète Titinius intitulait une de ses comédies Barbatus, le barbu, et il entendait par là, non un personnage vivant, mais une cruche à eau.

Enfin le col du vase a toujours conservé sa dénomination primitive, tant elle semble juste et conforme à la chose. Des adjectifs spéciaux distinguent un goulot svelte, élancé, d’un col trop court, une encolure trop large ou étroite, lisse ou tournée en torsade. Souvent on parle de la nuque du flacon. N’aurait-on pas songé à faire un pas de plus et à y suspendre un collier ? Les poteries peintes ou décorées de reliefs nous le donnent à penser ; mais je ne connais pas de texte qui mentionne ce détail. La gorge convient particulièrement au vase à vin, parce qu’il absorbe le liquide à l’instar d’un buveur émérite. Lorsque sa capacité lui permet de faire une grande consommation, il a la gorge dilatée.

En passant en revue les parties dont se compose le tronc du corps humain, nous trouvons que la vaisselle a des épaules, une poitrine, des côtes, des flancs, un dos, un ventre, un ombilic, des hanches. Dans la supposition que je n’aie rien oublié, il manquerait le sein, et, chose plus excusable, le cœur. Quels profonds penseurs que ces ouvriers grecs ! Ils fabriquent des coupes et des amphores de la même terre dont Prométhée formait les premiers hommes, mais ils les rendent insensibles à la douleur, et, plus heureux que nous, le vase n’a pas conscience de ses peines. On aura beau le mutiler, l’user par mille froissemens, lui infliger de cruelles brûlures, il supportera tout sans émotion ; bien au contraire, quand la bouilloire est exposée au feu, et que ses tortures et ses anxiétés nous semblent intolérables, elle se met gaîment à chanter, car le son strident que produit l’eau chaude s’appelle le chant de la bouilloire. Il existe un petit nombre de vases très anciens en forme de bustes de femmes qui laissent échapper le liquide par les mamelles. Ces biberons primitifs suppléent au silence des auteurs. Ils proviennent tous des nécropoles de l’île de Chypre.

Après avoir examiné les deux épaules d’une amphore citée dans le Banquet des sophistes, nous parvenons à la poitrine et au dos des vases, parties que les habitans de Mégare comparaient aux deux plaques d’une cuirasse. Les côtes et les flancs se trouvent fréquemment mentionnés dans les textes classiques. Sophocle parle d’une urne aux flancs d’airain. Dans nos musées, on voit une multitude de vases d’argile ou de verre ornés de côtes en saillie.

Le ventre ou, comme on dit aujourd’hui, la panse, constitue l’élément principal du récipient ; pour remplir sa mission, il lui faut avant tout la capacité voulue. Ce n’est donc pas une épithète blessante que celle de ventrues ou de pansues que les auteurs anciens donnent à certaines poteries. Une bouteille grecque se souvient, non sans fierté, « d’avoir porté des délices bachiques dans son ventre. » Par rapport à l’intérieur d’un vase, on aimait mieux dire : l’abdomen ou les entrailles. C’est aussi dans ce sens que l’on parle des entrailles d’un carquois. L’ombilic n’est apparent que sur les patères, surtout les patères à sacrifice, et il y occupe naturellement le centre ; souvent il a la forme d’un gland de chêne. Quant à la hanche (kotyle), elle a donné son nom à toute une classe de vases à boire.

Ici vient se placer une série d’expressions dont je n’ai pas rencontré les équivalens dans les textes de l’antiquité ; ce sont les mots français cul-de-lampe, cul-de-pot, cul-de-bouteille. On ne nous demandera pas d’entrer dans une discussion philologique à propos de ces termes proscrits par Voltaire ; ils ont beaucoup perdu de leur trivialité originelle, et on les prononce aujourd’hui impunément sans trop se soucier de leur étymologie.

Les bras, les coudes, les mains et les doigts des vases ne sont pas exclus, on le pense bien, du langage poétique des anciens. En face d’un de ces canopes étrusques représentant un buste humain à l’aspect barbare, aux bras tendus en avant, il ne saurait y avoir de doute à cet égard ; mais à part les imitations serviles de la nature, le potier grec aimait trop ses œuvres pour leur refuser les organes les plus nécessaires. Les anses des vaisseaux de petite dimension, celles du cothon entre autres, s’appelaient les mains ; le verre à boire était muni de doigts. Chez les Romains, on se servait d’un vase à vin en forme de bracelet, et en se livrant au noble jeu du kottabos, la jeunesse athénienne maniait une coupe qui paraît avoir porté le même nom que le coude du bras.

Il ne nous reste plus qu’à voir si la poterie a aussi des jambes et des pieds. Tout le monde répondra affirmativement à cette question. Pour se tenir debout, la corne à boire avait besoin d’un support, d’un anneau fixé dans une base. Nous en voyons sur le canthare de sardonyx qui est un des joyaux du cabinet de Versailles. Eh bien ! ce support, on le comparait à l’anneau, la périscélide, que les femmes attachaient au-dessus de la cheville, comme le bracelet se met autour du poignet. Quant au pied du vase, il se trouve déjà dans les poésies d’Homère ; rien de plus commun que le trépied, dont le nom suffit pour donner une idée approximative de sa forme. Seul le tonneau, ce produit colossal des céramistes anciens, restait immobile ; au lieu de dire dans une conversation : « Cela n’existe pas, » les Grecs employaient la locution proverbiale : « c’est comme les pieds du tonneau. » Ajoutons qu’un genre de poterie très rare, mais dont on trouvera plusieurs exemplaires dans nos musées, était l’astragale, la cheville du pied.


II.

Voilà donc le vase constitué, pourvu de tous les organes vitaux, fort de ses membres, doué d’une tête qui pense, d’un corps qui témoigne de sa capacité, d’une ossature puissante qui défie les chocs et qui promet une existence durable. Que lui manque-t-il pour se mettre en mouvement ? N’est-il pas tenté, comme nous, de boire, de manger, de gesticuler, de faire son tour de promenade ? Les poètes grecs avaient l’imagination trop vive pour reculer devant cette dernière conséquence de leur ingénieux système. Dans Aristophane, un démocrate fait l’inventaire de ses richesses et appelle successivement tous ses ustensiles de cuisine dont il veut faire hommage à la république. « Viens au dehors ! dit-il au van ; viens gentiment, toi, le meilleur de mon bien, pour que, poudré de farine, de celle dont tu m’as vanné tant de sacs, tu ailles conduire la procession. » Et à la marmite, qui fait la sourde oreille, il montre la porte en criant : « Parais ici ! tu es bien noire ; tu ne le serais pas plus, si tu avais servi à cuire les drogues dont les femmes teignent leurs cheveux. Toi, support de vase, viens me donner cette cruche ! et que le pot à miel s’avance sans retard ! » Chez le même poète, les tonneaux de la cave perdent un beau jour tout sentiment de confraternité et s’administrent des coups de pied. Je n’ai pas besoin de rappeler à mes lecteurs la vieille fable du pot de fer et du pot de terre qui s’en allèrent en voyage, clopin-clopant, jusqu’à ce que le plus faible fût mis en éclats par son robuste compagnon.

En général, la vaisselle garde un silence profond ; elle est discrète et ne trahit pas les secrets de famille. La lampe surtout mérite l’épithète de silencieuse que lui confère un poète de l’Anthologie, — à moins qu’il ne lui arrive d’éternuer, ce dont elle ne peut se défendre, et ce qui était considéré comme de bon augure. Elle entend tout ce que l’on dit, et des refrains que les convives fredonnent dans leurs veillées elle ne perd pas une note. Lorsqu’elle brûle économiquement, et qu’elle ne répand plus qu’une clarté somnolente, on attribue cela à son état d’ivresse, car elle boit l’huile qu’elle consomme. Les auteurs vont jusqu’à l’appeler brutalement ivrogne ou gloutonne. « Je vais aller au marché, s’écrie quelqu’un, et m’en acheter une qui ne se soûle pas. » Si la lampe se grise d’huile, à plus forte raison la bouteille doit se griser de vin. On citerait de nombreux exemples de son intempérance. Une coupe un peu profonde et qui absorbait beaucoup de liquide était accusée de gloutonnerie. La bouteille pleine titube comme Silène après une fête bachique. Un buveur adresse le reproche suivant à sa compagne, la cruche : « Pourquoi te grises-tu, lorsque je suis à jeun, et pourquoi es-tu à jeun, lorsque je me grise ? Ce n’est pas de cette façon que l’on doit se conduire entre bons camarades. »

Malgré son caractère mélancolique, le vase ne conserve pas toujours son sérieux. Rempli de vin à pleins bords, il sourit, et les connaisseurs qui ont pu l’observer dans ses heures d’expansion affirment qu’il a le sourire doux, et qu’il ne pousse pas des hurlemens inconvenans. La bouteille a même le don de la parole. Au moment où elle verse le vin, elle parle d’une voix suave et sonore, et tous les assistans restent sous le charme de son babil mélodieux. Ce n’est pas la langue grecque dont elle se sert, c’est un idiome barbare, étrange, inintelligible aux plus savans, poétique comme le gazouillement de l’hirondelle ; il ne faudra donc pas persister à croire que les pots manquent d’esprit. Ici même ne venons-nous pas d’entendre un vase qui se souvenait d’avoir porté dans son sein « les délices du dieu de la vigne, » et il s’exprimait en termes fort distingués. Le chaudron mis sur un bon feu commence à chanter, non pas d’une voix de pot cassé, mais en cadences à grand effet qui réjouissent l’auditoire.

En France malheureusement tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Les anciens avaient le sentiment plus délicat, trop délicat pour admettre qu’un vase qui leur avait servi pendant des années pût s’en aller prosaïquement en morceaux, jeté contre une borne ou échouant contre la margelle du puits. Il y avait dans ce temps-là des rapports bien plus intimes entre l’homme et la chose qu’il n’en existe de nos jours. La poterie faisait partie de la famille. Quand l’amphore prenait de l’âge, on l’appelait vieille fille, on la traitait comme une parente, — un peu éloignée par exemple. Et quand, après une longue et pénible carrière, ses anses ne tenaient plus et que ses parois se défonçaient au moindre choc, on ne disait pas : l’amphore est cassée, on disait : elle est morte. Ce jour était un jour de deuil, aussi profond que si on avait perdu une aïeule vénérée. Parfois aussi on avait une mort prématurée à déplorer ; quelque accident imprévu abrégeait les jours d’une jeune cruche qui avait donné beaucoup d’espérances. Dans les Grenouilles d’Aristophane, Bacchus s’écrie tristement : « Hélas ! le gobelet que j’ai acheté l’an dernier vient de trépasser. »

En résumé, nous avons là toute une classe d’objets en apparence inanimés qui ont la structure de l’homme, ses facultés, ses vertus, ses vices, qui parlent, qui rient, qui boivent, qui meurent comme lui. Qu’est-ce qui les empêcherait de sauter à bas du buffet où ils sont rangés proprement, coquettement, selon leur taille, et de devenir chair et os, alors que le moindre coup d’aile de la fantaisie grecque peut opérer ce miracle ? L’esprit populaire et les poètes comiques ont su résoudre le problème en traitant certains ivrognes d’amphores, de bouteilles, d’outres à vin, absolument comme Shakspeare appelle son Falstaff une tonne d’homme. De nos jours encore, les pots fêlés sont ceux qui durent le plus, en prodiguant tous les soins possibles à leur santé compromise, et nos pots sans anses, que l’on ne sait par où prendre, sont toujours aussi difficultueux et aussi pointilleux que du temps de la comédie attique.

Un genre de vases grecs était désigné sous le nom d’adolescent, d’autres s’appelaient l’eunuque et l’homme adultère. Un petit vase à boire passait pour être le fils de la gorge ; un gobelet inventé par Thériklès de Corinthe reçut du poète la belle épithète d’enfant de Thériklès. Bien des fois les noms propres de personnes furent empruntés à la nomenclature de la vaisselle ; nous connaissons des hommes, voire des demi-dieux, appelés Céramus, Stamnius, Arsus, Cylix, Cyathus, Cantharus, des femmes du nom d’Orca et de Cotyla. On sait que les grandes jarres dont se servent nos paysans et nos matelots portent le nom de dames-jeannes. « Elle est grande, elle est svelte, » dit le poète des Orientales dans sa ravissante description de la femme du klephte,

...Et quand d’un pas joyeux,
Sa corbeille de fleurs sur la tête, à nos yeux
Elle apparaît, vive et folâtre,
À voir sur son beau front s’arrondir ses bras blancs,
On croirait voir de loin, dans nos temples croulans,
Une amphore aux anses d’albâtre.

Nous n’insisterons pas sur les expressions empruntées aux animaux, d’autant plus que le nombre en est relativement restreint. La corne à boire ne rentre pas tout à fait dans notre sujet, parce que les premiers hommes prenaient de véritables cornes de buffle pour les transformer en gobelets. Bornons-nous à mentionner le bec de la lampe et de l’alambic, les ailes d’osier qui, nouées autour des vases de terre, remplissaient l’office de sangles, enfin les plumes (ou les nageoires), trois petits appendices qui formaient les anses du tridental. Souvent aussi le fond d’un récipient est assimilé à la racine de l’arbre.

Il nous est resté une quantité considérable de vases peints, quelquefois dorés, de tous les styles et de toutes les époques, modelés en forme de pieds, de jambes, de masques, de bustes, de figures ou de groupes entiers. Le Louvre en possède une collection des plus riches et des plus variées. Dire quelle somme d’esprit les céramistes grecs ont dépensée pour créer tous ces chefs-d’œuvre est chose impossible. Il n’entre pas dans notre programme de les suivre sur ce terrain, où l’imagination la plus hardie resterait toujours subordonnée au bon sens pratique ; mais ces vases mériteraient d’être recueillis et de faire le sujet d’une grande publication, qui serait pour l’archéologie ce que les comédies d’Aristophane sont pour la littérature. Un travail de cette nature est facile : il n’exige ni de longues recherches ni d’érudition bien solide ; il relève exclusivement du goût et du tact.

Fröhner.