Bulletin bibliographique - 31 mai 1846

Anonyme
Bulletin bibliographique - 31 mai 1846
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 873-888).
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

RELATION DES VOYAGES FAITS PAR LES ARABES ET LES PERSANS DANS L’INDE ET À LA CHINE DANS LE IXe SIÈCLE ; TEXTE ARABE TRADUIT ET ANNOTÉ PAR M. REINAUD, DE L’INSTITUT[1].

L’histoire de l’Inde ne commence, à proprement parler, qu’à l’an 1000 de l’ère chrétienne, époque où Mahmoud-le-Gaznévide porta ses armes au-delà de l’Indus, et soumit la plus grande partie de la péninsule. Jusqu’alors une caste privilégiée avait concentré dans ses mains, avec le pouvoir politique, le monopole des productions de l’intelligence. Arts, sciences, belles-lettres, étaient des arcanes impénétrables au vulgaire, et l’histoire du pays, les chroniques, les généalogies royales, ensevelies dans les collèges des brahmes, n’en sortaient, pour le peuple, que sous forme de légendes et de poèmes sacrés, où la science moderne a dû poursuivre la patiente investigation des faits à travers l’obscurité des mythes religieux. Les témoignages que nous ont légués les Grecs et les Romains nous sont d’un faible secours, et quant à la Chine, bien que ses annales fassent mention d’une ambassade envoyée au fils du ciel par un empereur romain, il est douteux que les maîtres du monde en aient connu l’existence. Les Arabes seuls peuvent nous fournir des documens sur l’état de l’Asie orientale avant l’invasion des Gaznévides, car nous les voyons, sous le kalifat d’Omar, occuper les bouches de l’Indus et faire des descentes sur les côtes méridionales. Ce peuple né d’hier, et qui déjà touchait au Caucase, aux sources du Nil et aux rives de l’Atlantique, tourna tout d’abord ses armes contre l’Inde. Par la conquête de la Perse, l’islam vit s’ouvrir à l’orient de l’Euphrate un champ aussi vaste que celui qui s’offrit à l’Espagne dans le XVIe siècle, lorsqu’elle posa pour la première fois le pied en Amérique. Comme les Cortès et les Pizarre, de hardis aventuriers partaient du fond de l’Hedjaz pour la conquête du monde, et, au moment de se mettre en route, deux de ces dévots capitaines missionnaires, s’adjugeant par avance les terres inconnues qu’ils allaient découvrir, jouaient, dit-on, sur un coup de dé le sceptre des Thang.

Dans ce premier élan, le nord de l’Inde fut promptement subjugué, mais les guerres civiles et les discordes survenues peu après au sein du kalifat arrêtèrent le torrent et amenèrent la séparation de ces nouvelles possessions, qui se fractionnèrent en petits royaumes indépendans. Plusieurs émirs se créèrent des principautés dans le Mekran, le Beloutchistan, etc. ; mais ces diverses colonies restèrent toujours unies à la métropole par le lien religieux, et servirent d’intermédiaires entre les contrées qui les avoisinaient et l’empire des kalifes. Les besoins du commerce établirent avec ces contrées des rapports fréquens. Au commencement du IXe siècle, s’il faut en croire quelques historiens, des jonques chinoises, pouvant contenir près de cinq cents hommes, apportaient à Syras et à Bassora leurs cargaisons de riz et de tissus de soie ; les musulmans, quoique moins avancés dans la science navale, et n’ayant guère que de grandes barques de bois de cocotier assez peu solides, s’aventuraient en suivant les côtes jusque dans les mers du Japon ; ils avaient des établissemens et des comptoirs dans plusieurs villes maritimes de la Chine, dont la plus florissante était Khamfou ; « moult bon port » où venaient encore, du temps de Marco Polo, « grandissimes navies et grandissimes mercandies, de grande vailance de Inde et d’autre part. » D’un autre côté, des caravanes, franchissant les chaînes de l’Himalaya et les plateaux de l’Asie centrale, pénétraient dans le Tibet et la Tartarie. L’islamisme n’avait encore rien perdu de sa première force d’expansion ; à défaut de conquêtes, il l’appliquait aux découvertes ; l’instinct nomade des enfans du désert les poussait aux aventures et aux courses lointaines. « Je me suis tellement éloigné vers le couchant, s’écrie avec emphase l’historien Massoudi, que j’ai perdu le souvenir du levant, et mes pas se sont portés si loin vers le levant, que j’ai oublié jusqu’au nom du couchant. » Toutes ces excursions ne restèrent pas sans fruit pour la science. Sous l’administration intelligente et libérale des Abbassides, les lumières s’étaient répandues dans toutes les classes ; on voyagea aussi pour apprendre et pour étudier beaucoup de relations et de livres durent être écrits alors, qui, par la suite, se seront perdus au milieu des dévastations des Turcs et des Mongols, ou qui, défigurés par l’imagination romanesque des Orientaux, seront entrés dans le répertoire des conteurs, et servent encore aujourd’hui à défrayer les longues veillées sous la tente. Les aventures de Sindebad le marin, cette fable populaire venue de l’Inde, traduite par les Arabes, transformée en poème par les Persans, ne serait-elle pas une de ces épopées du désert tirées d’un thème historique sur lequel chaque rapsode a laissé l’empreinte de son caprice, chaque copiste la trace de sa fantaisie ?

Au IIIe siècle de l’hégire, le chroniqueur Abou-Zeyd-Hassan réunit en un volume les relations de voyages dans l’Inde et en Chine de deux de ses compatriotes, Suleyman et Ibn-Vahab. Il y ajouta divers fragmens destinés à les compléter et à en faire un tableau général de ces contrées, jusqu’alors si peu connues. Ce curieux manuscrit, intitulé Chaîne des chroniques de pays, de mers, des diverses espèces de poissons, et des choses merveilleuses de ce monde, vient d’être publié et traduit par M. Reinaud, membre de l’Institut. M. Reinaud a enrichi sa traduction d’un discours préliminaire et de commentaires laborieux, dans lesquels il discute plusieurs difficultés historiques et géographiques touchant la période comprise entre les premières invasions des Arabes et l’apparition de Mahmoud-le-Gaznévide. Le travail de M. Reinaud est, nous devons le reconnaître, fort nourri d’érudition ; mais, en vérité, ce petit livre ne pouvait-il fournir matière qu’à de profondes dissertations sur l’emplacement de la capitale des rois de Canoge, ou à de doctes controverses sur des principautés indiennes dont il ne reste pas plus de traces, et auxquelles il est assez difficile de s’intéresser ? Comment l’habile orientaliste n’a-t-il pas songé à joindre l’agréable à l’utile, à extraire du fatras scientifique d’Abou-Zeyd une partie pittoresque qui s’y rencontre d’une façon inattendue, des études de mœurs qu’on ne retrouve pas souvent dans les livres de cette nature, et qui forment certainement le principal mérite de celui-ci ? Certes, l’occasion était heureuse. Sans préjudice des études archéologiques auxquelles il s’est livré, M. Reinaud eût rendu son ouvrage moins sévère, plus attrayant, plus accessible au commun des lecteurs ; car, autant que le permettent la sécheresse et la concision habituelle des narrateurs orientaux, ces chroniques offrent en quelques parties une tournure originale, un certain charme de narration et des aperçus fort remarquables, si l’on se reporte à l’époque où elles furent écrites. Ce sont de véritables impressions de voyage. Des impressions de voyage au IXe siècle ? Oui, vraiment. Tandis que l’Europe entière, dans la personne de son plus grand roi, parvenait à grand’peine à épeler son alphabet, il y avait des touristes lettrés aux bords du Gange et du fleuve Jaune. L’Orient n’est-il pas la source de toute invention L’Occident reçoit et perfectionne. Il a, nous en convenons, singulièrement étendu cette branche de la littérature. Chaque saison voit éclore une collection de volumes rapportés de Constantinople et du Caire dans les caissons d’une berline anglaise. Il n’est plume si novice qui ne veuille s’essayer dans un genre dont le caprice est la seule règle. Chacun croit devoir faire au public la confidence de ses émotions, nous conter longuement ce qui lui advint, mais avec moins de candeur à coup sûr et de consciencieuse sincérité que cet honnête Abou-Zeyd-Hassan, qui prend ainsi congé de son lecteur : « Il vaut mieux se borner aux relations fidèles, bien que courtes. C’est Dieu qui dirige dans la bonne voie. Louange à Dieu, le maître des mondes ! que sa bénédiction soit sur Mahomet et sur sa famille tout entière ! Dieu nous suffit. Oh ! le bon protecteur et la bonne aide ! »

Des deux voyageurs dont Abou-Zeyd nous a transmis les récits, le marchand Suleyman est le seul qui ait écrit lui-même. Suleyman, homme tout à la fois positif et lettré, ne se bornait pas aux soins de son négoce ; il mettait à profit la longueur des traversées de mer, et, dans le cours de ses voyages, il étudiait les mœurs, recueillait les traditions, et décrivait avec exactitude les animaux et les plantes des diverses zones. Les sciences naturelles étaient, comme on sait, en grande faveur chez les Arabes, grace aux livres d’Aristote. Les observations de toute nature consignées sur le journal de bord de Suleyman dénotent une érudition remarquable ; de plus, c’est lui qui nous fournit les notions les plus étendues sur l’état politique et les lois de l’Inde et de la Chine. Il a sur son compatriote Ibn-Vahab l’avantage d’une connaissance plus complète des lieux, des hommes et des choses. Celui-ci est un touriste dans toute l’acception du mot.

Ibn-Vahab, fils de Habbar, fils d’Al-Asouad, était descendant du prophète et personnage considérable de la tribu des Coreyschites. En l’an 257 de l’hégire, (870 de Jésus-Christ), la ville de Bassora, sa patrie, fut pillée et saccagée par les Zendj. Ibn-Vahab, ayant perdu ses biens dans le naufrage général, prit le parti de voyager pour se distraire, et alla promener philosophiquement son turban vert et sa fortune déchue dans les diverses principautés arabes de l’Inde. Comme il se trouvait au port de Syras, il lui vint à l’idée, dit la chronique, de s’embarquer sur un navire qui se disposait à partir pour la Chine. Arrivé à Khamfou, il se mit en route pour la capitale de l’empire, voyageant à loisir, s’attardant à chaque gîte, si bien que deux grands mois s’étaient écoulés lorsqu’il fit son entrée à Khomdan. Ibn-Vahab voulait être présenté au fils du ciel, et, en vérité, il était d’assez bonne maison pour y prétendre ; mais il lui fallut produire ses titres et ses parchemins. Une enquête minutieuse fut ordonnée ; elle dura plusieurs mois, après lesquels, son lignage dûment constaté, Ibn-Vahab obtint enfin l’audience tant attendue. Ibn-Vahab a fait de cette entrevue le morceau capital de son voyage. Avec ses prétentions aristocratiques, c’est au moins l’incident qui dut rester le plus profondément gravé dans sa mémoire. A la différence du marchand Suleyman, le fier et indolent cousin de Mahomet dédaignait apparemment de prendre des notes. Ce ne fut que bien long-temps après son retour à Bassora, et dans les jours de sa vieillesse, que, recueillant ses souvenirs, il consentit à dicter les principales particularités de son voyage au chroniqueur Abou-Zeyd. Ce morceau est trop curieux pour que nous n’en citions pas un fragment.

L’empereur conversa avec Ibn-Vahab sur la religion, les mœurs et les usages des différens pays en homme qui paraissait connaître parfaitement la situation politique de l’Asie ; puis, dit l’Arabe, « il fit apporter une boîte, la plaça, devant lui, et, tirant quelques feuilles, il dit à l’interprète : « Fais-lui voir son maître. » Je reconnus sur ces pages les portraits des prophètes ; en même temps je fis des vœux pour eux, et il s’opéra un mouvement dans mes lèvres. L’empereur me fit demander pourquoi j’avais remué les lèvres : Je priais pour les prophètes, répondis-je. L’empereur me demanda comment je les avais reconnus, et je répondis : Au moyen des attributs qui les distinguent. Ainsi, voilà Noé dans l’arche qui se sauva avec sa famille lorsque le Dieu très haut commanda aux eaux et que toute la terre fut submergée avec ses habitans. Noé et les siens échappèrent seuls au déluge. — À ces mots, l’empereur se mit à rire, et dit : Tu as deviné juste lorsque tu as reconnu ici Noé ; quant à la submersion de la terre entière, c’est un fait que nous n’admettons pas. Le déluge n’a pu embrasser qu’une portion de la terre ; il n’a atteint ni notre pays, ni celui de l’Inde. » Ibn-Vahab rapporte qu’il craignit de réfuter ce que venait de dire l’empereur, et de faire valoir les argumens qui étaient à sa disposition. La discussion eût été inutile, peut-être dangereuse. Il reprit ensuite « Voilà Moïse et son bâton avec les fils d’Israël. L’empereur dit : C’est vrai ; mais Moïse se fit voir sur un bien petit théâtre, et son peuple se montra mal disposé à son égard. Je repris : Voilà Jésus sur un âne, entouré des apôtres. L’empereur dit : Il a eu peu de temps à paraître sur la scène ; sa mission n’a guère duré plus de trente mois… Je vis la figure du prophète, sur qui soit la paix ! Il était monté sur un chameau, et ses compagnons étaient également sur leurs chameaux, placés autour de lui. Tous portaient à leurs pieds des chaussures arabes ; tous avaient des cure-dents attachés à leur ceinture. M’étant mis à pleurer, l’empereur chargea l’interprète de me demander pourquoi je versais des larmes ; je répondis : Voilà notre prophète, notre seigneur et mon cousin ; sur lui soit la paix ! L’empereur répondit : Tu as dit vrai ; lui et son peuple ont élevé le plus glorieux des empires ; seulement il n’a pu voir de ses yeux l’édifice qu’il avait fondé ; l’édifice n’a été vu que de ceux qui sont venus après lui… Je vis encore d’autres figures ; l’interprète me dit qu’elles représentaient les prophètes de l’Inde et de la Chine. » Ibn-Vahab ne nous dit pas s’il fut confondu de tant de savoir ; il remercia l’empereur de ses bontés, le complimenta sur la grandeur et l’éclat de son royaume, et ses paroles furent si agréables, qu’on lui fit un riche présent : il s’en retourna à Khamfou sur les mulets de la poste, exclusivement consacrés au service de la couronne, et des ordres furent expédiés à tous les gouverneurs de province pour qu’il lui fût fourni tout ce qui lui serait nécessaire jusqu’au jour du départ.

Le voyageur arabe n’entre guère que dans les détails qui lui sont personnels ; cependant, malgré cette sobriété et cette superbe indifférence, qui ne lui permettent pas d’accorder une grande attention aux curiosités d’une civilisation si nouvelle pour lui, les quelques pages qu’il nous a laissées complètent assez bien les études de son compatriote Suleyman, et nous pouvons nous faire une idée assez nette de la société chinoise au temps de Charlemagne ; nous pouvons surtout, en comparant ces esquisses à tout ce qui nous en a été rapporté depuis un demi-siècle, constater que rien n’y est changé, que ce peuple a traversé dix siècles sans modifier en aucune manière ses lois, ses mœurs, ses habitudes ; enfin que, lorsque les missionnaires d’abord, et plus tard les Anglais, franchissant les vieilles barrières que la Chine opposait aux étrangers, ont pénétré sous les voûtes de cette gigantesque Pompéi, la vie antique a été prise par eux sur le fait ; ils ont retrouvé en 1800 la Chine du Xe siècle intacte et conservée à l’abri des influences extérieures comme la nécropole romaine sous les laves du Vésuve. Philosophie, législation, gouvernement, industrie, tout ce qu’elle avait il y a mille ans, elle l’a encore aujourd’hui ; et, comme si rien ne devait manquer à notre étonnement, cette civilisation séculaire avait déjà mis en pratique des idées dont l’esprit moderne proclame orgueilleusement la conquête et que nous avons la prétention d’imposer au reste du monde. Assise sur une base essentiellement différente de celle des familles occidentales et chrétiennes, elle offrait alors et elle offre encore aujourd’hui avec leur état actuel des analogies incroyables mêlées aux disparates les plus choquantes. Ibn-Vahab et Suleyman trouvèrent la Chine divisée en provinces, lesquelles, ainsi que nos départemens, tirent leur nom des rivières qui les traversent ou des montagnes qui y sont renfermées. Ces provinces se subdivisaient en arrondissemens et en communes. Chaque commune était pourvue d’un état civil, sur les registres duquel toutes les naissances devaient être inscrites. Chaque ville avait une école publique gratuite où l’enseignement était donné aux frais de l’état par des hommes de plume, et, plus avancé que nous, tout ce monde pauvre et riche, petit et grand, savait au moins écrire et dessiner : Les fonctions judiciaires étaient distinctes de l’administration et les formes de justice au moins aussi compliquées que les nôtres. La forme est, on le sait, l’indice d’un état social très avancé. Un corps de légistes avait seul le droit de rédiger, les requêtes et de les présenter au tribunal ce sont nos constitutions d’avoué. Les procureurs devaient écrire leurs nom et prénoms, les noms et prénoms du demandeur, etc., sur le papier de la requête. Malheur à eux, par exemple, s’il se glissait quelque irrégularité dans l’acte ! Ils en étaient responsables, et on les fouettait impitoyablement. Entre le code des Chinois et le nôtre ; il n’y a, on le voit, que la différence des verges. Outre l’impôt par tête, la Chine avait aussi ses contributions indirectes. Des droits étaient établis sur le sel, le thé, etc. Quant aux mesures de police, on les croirait calquées sur les nôtres. « Celui qui voyage, dit Ibn-Vahab, doit se faire délivrer un billet sur lequel le gouverneur inscrit le nom, l’âge, la profession du voyageur, le nom et l’âge des personnes qui l’accompagnent. Sur toute la route, des agens sont chargés de se faire présenter le billet et y apposent leur visa ainsi conçu : A passé ici un tel, fils d’un tel, telle profession, tel jour, tel mois, telle année, » etc. Poursuivons et cherchons des rapprochemens encore plus étroits. « Il y a des femmes qui ne veulent pas s’astreindre à une vie régulière et qui désirent se livrer au libertinage. Ces femmes doivent se présenter au chef de la police et faire leur déclaration à l’officier public, qui prend leur signalement, inscrit sur ses registres leur nom, le lieu de leur demeure, et leur délivre une médaille empreinte du sceau royal qu’elles sont tenues de porter, ainsi qu’un diplôme constatant la qualité de celle qui en est munie. » Dans cette immobile société, il n’y a pas même eu progrès dans la corruption. Les Chinois, dit Suleyman, sont gens de plaisir, » et il donne quelques détails qui égalent ce qu’on nous rapporte aujourd’hui de l’affreuse dépravation répandue dans ce pays. Quant à la débauche légalement organisée, le digne marchand s’en montre fort scandalisé. « Louons Dieu de ce qu’il nous a élevés au-dessus de ces infidèles et préservés d’une pareille infamie. »

Nos voyageurs prirent du thé dans ces tasses de porcelaine transparente que nous faisons venir à grands frais ; ils admirèrent ces meubles de laque que nous prisons si fort, ces pagodes aux pignons dorés, ces jardins coupés de mille canaux, ces plates-bandes où croissent toutes les variétés de fleurs aquatiques ; enfin la façon dont ils décrivent les étoffes de soie nous prouve que l’industrie du tissage, parvenue à un degré de perfection qui depuis n’a jamais été dépassé, produisait des étoffes si légères, que l’on doit porter une demi-douzaine de robes superposées pour se garantir convenablement du froid le plus médiocre. Aujourd’hui la soie n’est pas plus fine, les laques ne sont pas plus brillantes, la porcelaine n’est pas plus pure. Cependant, quelque étonnement que nous puissent causer ces progrès matériels réalisés à une époque reculée, ils coïncident après tout avec ceux qui s’étaient manifestés d’une manière analogue dans les sociétés antiques de l’Occident. Il faut rechercher plus haut l’originalité du peuple chinois. Une organisation politique assise sur le despotisme et l’aristocratie des intelligences, une doctrine purement philosophique remplaçant les systèmes religieux qui partout ont bercé l’enfance et accompagné la virilité des peuples, tel est le trait caractéristique qui pourrait justifier les prétentions des Chinois à une ancienneté fabuleuse ; ces prétentions ne seraient pas tout-à-fait dépourvues d’une base logique, si l’on appliquait à cette société les lois du développement incessant et gradué de l’espèce humaine, au lieu de supposer une éducation rendue incomparablement plus rapide par des influences précoces de bien-être matériel. Au sein de la république athénienne, si complète, si polie, un homme osant en appeler à la raison était condamné à la ciguë, et les vérités qu’il scellait de son sang passaient en ce moment même dans la pratique de tout un pays de cent cinquante millions d’hommes, arrivé au rationalisme sans avoir traversé les théogonies, devenu philosophe sans avoir été croyant, et confondant dans une égale tolérance tous les cultes et toutes les religions, ainsi que le prouve l’appréciation faite par l’empereur devant Ibn-Vahab des différens prophètes de l’Occident.

L’étrangeté de ce spectacle frappa nos Arabes. D’autre part, l’Inde leur avait offert un vaste champ d’observations ; ils durent naturellement établir des comparaisons. Suleyman a mis les deux peuples en parallèle ; il est aisé de voir qu’une prédilection particulière l’entraînait vers les Chinois. L’esprit positif du marchand devait être séduit à l’aspect de l’ordre et des procédés réguliers de ce grand corps politique. Les villes nombreuses, la densité de la population, les institutions judiciaires et administratives, le frappent d’admiration. Les terres, partout cultivées, sont plus pittoresques et plus belles que les jungles du Bengale. Le climat est plus sain, plus tempéré, les habitans sont plus beaux que ceux de l’Inde, et se rapprochent davantage des Arabes ; mais, en homme impartial, il décerne aux seconds la supériorité sur un point très important aux yeux de tout musulman, nous voulons parler des mesures de propreté. Ce qui relève singulièrement l’Inde dans son estime, c’est que ses habitans usent des ablutions journalières commandées par le Koran et se servent de cure-dents, mode inconnue aux Chinois. Or, nous avons vu plus haut cet instrument de toilette pendu à la ceinture des prophètes arabes, et désigné comme un emblème de leur nationalité. Mais ni l’Inde ni la Chine ne connaissent le palmier, les deux voyageurs le constatent tristement et en plus d’un passage. L’absence du palmier dépare à leurs yeux les plus rians paysages ; elle les ramène aux souvenirs de la patrie, et dans leurs regrets on trouve comme un écho de la plainte poétique du kalife Abdérame chantant les ombrages chéris de Damas sur les rives du Guadalquivir.

Tel était l’état de l’Inde et de la Chine. Ainsi ce petit livre (et c’est en cela surtout que réside sa véritable importance) nous donne l’inventaire de ces deux grands centres de la civilisation asiatique à son apogée. Depuis les relations d’Abou-Zeyd-Hassan, nous sommes restés en communication avec l’Inde, nous avons pu la voir s’enfoncer dans la contemplation extatique, perdre graduellement toute sensation de la vie réelle, et devenir tour à tour la proie des Arabes, des Mongols et des Européens. La Chine, elle aussi, s’est immobilisée, mais loin de tous les regards. Dès 874, l’empereur Hi-Tsoung ayant été chassé de son trône par des gouverneurs rebelles, l’anarchie la plus complète se répandit dans l’empire. Lorsqu’après une longue période de désastres le calme se rétablit enfin, les relations long-temps interrompues avec les nations voisines ne furent plus renouées ; bien plus, on voulut en prévenir le retour. La Chine éleva entre elle et le reste du monde un système de prohibition à l’abri duquel elle vécut isolée, consumant, sans les renouveler, les forces vitales qu’elle renfermait dans son sein, et poussant jusqu’aux dernières conséquences le principe de conservation Peu à peu la sève s’est ralentie ; le sang de ce grand corps s’est abâtardi, malgré le croisement de la race tartare, plus agreste, plus énergique, qui vint un instant raviver ses veines appauvries. Comme les plantes élevées artificiellement loin du contact de l’air et de la lumière, la Chine s’est étiolée pendant dix siècles ; elle n’a su que raffiner et subtiliser cette pâle et sédentaire civilisation qui se traduit dans les arts et la littérature par une forme maniérée et un goût mesquin, dans les arts mécaniques par le rapetissement et la minutieuse perfection des détails, dans la vie sociale par une corruption élégante et une politesse affadie. C’est le dernier degré du marasme et de la consomption. Il était temps que l’Occident intervînt.

On s’est préoccupé dernièrement de la possibilité d’une rupture entre la Chine et la Grande-Bretagne. Nul doute qu’une guerre nouvelle ne vînt irriter notre susceptibilité nationale, et pourtant, nous n’hésitons pas à le dire, la campagne de 1840 est pour l’Angleterre un titre à la reconnaissance de l’Europe. Les motifs qui l’ont amenée ne sont rien moins que généreux, dira-t-on. Qu’importe ! L’œuvre doit être jugée dans les résultats. Que la question ait été, dans le principe, une question de tarifs et de contrebande, que les portes de la Chine aient été enfoncées à coups de canon pour livrer passage à des caisses d’opium, personne ne le nie ; mais ces portes n’en resteront pas moins ouvertes désormais. Les idées suivront les ballots, et chaque tentative faite pour élargir la brèche, trop peu praticable encore, mérite l’approbation et les applaudissemens des peuples civilisés.


LES SEANCES DE HAÏDARI, ouvrage traduit de l’Hindoustani par M. l’abbé Bertrand, de la Société asiatique de Paris, suivi de l’élégie de Miskin, traduite par M. Garcin de Tassy[2]. — Ce livre est, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’office de la semaine sainte des musulmans schiites ; c’est un recueil de récits historiques et élégiaques sur la mort des principaux martyrs de l’islamisme, destinés à être lus en chaire dans les festins de deuil, chaque soir des dix premiers jours du mois de Muharrem. La solennité funèbre du Muharrem a été instituée dans l’Inde par les disciples d’Ali en mémoire de la mort de l’imâm Huçaïn et de ses compagnons massacrés dans le désert de Karbala. Hacan et Huçaïn, fils du kalife Ali et de Fatima, essayèrent vainement de venger leur père assassiné, et de recueillir son héritage. Après le meurtre de Kufa, Haçan, d’abord proclamé dans l’Irak et dans l’Arabie, se vit forcé de renoncer au trône en faveur de son rival Muawia qui ne tarda pas à se débarrasser de lui en le faisant empoisonner par une de ses femmes à Médine, où il s’était retiré. Huçaïn vivait alors à la Mecque avec le titre d’imâm. Muawia mort, les habitans de Kufa, toujours attachés à la famille d’Ali, refusèrent de reconnaître Yazid, son successeur, et invitèrent l’imâm à venir se mettre à leur tête. Celui-ci résolut de tenter la fortune ; il sortit de la Mecque pendant la nuit, accompagné de soixante-dix cavaliers haschimites de sa famille, et se mit en route à travers le désert ; mais, dans l’intervalle, la révolte des Kufites avait été comprimée, et Omar, lieutenant de Yazid, marchait contre Hucaïn à la tête d’une nombreuse armée. La rencontre eut lieu dans le désert, près d’un lieu nommé Karbala. La petite troupe des Haschimites, enveloppée de toutes parts, sans vivres et sans eau, résista pendant dix jours. Chaque journée était signalée par des combats désespérés dans lesquels les Alides tombaient successivement sans pouvoir s’ouvrir un passage. Enfin ils furent tous taillés en pièces avec leur chef, et leurs têtes coupées furent envoyées à Damas au kalife Yazid (an 61 de l’hégire).

Un seul membre de la famille échappa au désastre. Ce fut Zaïn Ulabidin, fils d’Huçaïn. Ce prince se retira dans l’obscurité de la vie privée. Soit modération, soit lâcheté, il ne voulut jamais venger sa famille et se contenta du titre d’imâm qu’il transmit à sa postérité ; celle-ci s’éteignit après deux siècles dans la personne de Mahdi : avec lui finit l’imâmat. Malgré la déchéance et l’extinction de la maison d’Ali, ses partisans n’en ont pas moins continué à protester contre la souveraineté des kalifes. Pour eux, la succession du prophète réside toujours dans l’imâmat. Le dernier imâm Mahdi n’est pas mort ; il est réservé miraculeusement, à la façon d’Élie, pour reparaître un jour sur la terre et réunir tous les musulmans dans l’unité de la foi.

Telle est l’origine du schisme qui divise les musulmans. Les Persans sont schiites, et, comme tels, en abomination aux Turcs et aux autres sunnites. De la Perse, le culte d’Ali pénétra dans l’Inde avec Mahmoud-le-Gaznévide. Diverses immigrations. antérieures y avaient amené des Arabes sunnites. Néanmoins ceux-ci sont toujours restés en minorité. Les deux sectes réunies présentent à peu près vingt millions de musulmans répartis surtout dans les grandes villes de l’Hindoustan. En temps ordinaire, orthodoxes et dissidens vivent en assez bonne intelligence ; mais les fêtes du Muharrem deviennent chaque année une occasion de discorde et ne se terminent jamais sans quelques coups de bâton échangés entre les deux partis ; elles dégénèrent parfois en rixes sanglantes. En 1827 et 1828, la police anglaise dut intervenir énergiquement pour maintenir l’ordre dans ces solennités tumultueuses.

Dès que la nouvelle lune de Muharrem paraît à l’horizon, un concert de pleurs et de gémissemens s’élève de toutes parts. Des bandes de dévots, vêtus de noir, bannière en tête, parcourent les rues en poussant des hurlemens frénétiques et se rendent à l’imâm-bara. L’imâm-bara est une salle tendue de noir et ornée d’un cénotaphe figurant le tombeau d’Huçaïn. Des prédicateurs montent en chaire et lisent l’histoire du martyre de l’imâm en y ajoutant des prières appropriées à la circonstance, que l’assemblée récite avec eux en se frappant la poitrine. Cette cérémonie se renouvelle chaque soir jusqu’au dixième jour où le deuil est fermé par une procession générale. Le cercueil d’Huçaïn et un mannequin représentant son cheval percé de flèches sont conduits à travers la ville et inhumés en grande pompe. Les veillées de l’imâm-bara ne sont pas, comme on le voit, sans quelque rapport avec les rites de la liturgie chrétienne. Un écrivain hindou, Muhammad-Bakhsch-Haïdari (c’est-à-dire sectateur de Haïdar ou Ail), a mis en ordre et rédigé le texte des récits poétiques qui y sont lus. Chacune de ces séances commence par une strophe sur Huçaïn ; puis vient l’énonciation du saint à la mémoire duquel cette nuit est consacrée, un gazal en son honneur et la narration circonstanciée de sa mort. La séance se termine par une élégie ; le tout est entremêlé de strophes, de quatrains, de stances, de masnawi et autres petits poèmes.

C’est ce recueil que M. Bertrand publie aujourd’hui. M. Bertrand a fait preuve de bon goût en rendant sa traduction accessible à tous les lecteurs. Trop souvent ces sortes d’ouvrages ne nous apparaissent que flanqués d’un texte indéchiffrable, si ce n’est pour un petit nombre d’initiés, et avec un entourage de notes philologiques, de citations et de lourds commentaires qui les rendent inabordables. Le public, qui lirait volontiers un conte ou un poème de vingt pages ; n’ouvre pas un dictionnaire in-quarto. Aussi ne connaît-il guère les littératures asiatiques que par les imitations qui en ont été faites. Le traducteur de Haïdari s’est donc abstenu avec raison de tout étalage scientifique. De plus, il a allégé le texte français de ce luxe d’épithètes et de métaphores qui caractérise le style des Orientaux, et rend parfois fatigante la lecture de leurs meilleurs ouvrages. Ici une juste mesure était nécessaire et a été observée. Le public doit savoir gré au traducteur d’une tentative quelque peu audacieuse et qui pourrait aisément être taxée d’hérésie dans le monde de la science, car cette hardiesse met entre nos mains un monument curieux de la littérature moderne des Hindous. Haïdari vivait au commencement de ce siècle. Il a écrit de nombreux ouvrages d’histoire, des romans et des poésies. Les séances furent composées en 1811. L’auteur les intitula : la Rose du Pardon ; car, dans les idées des musulmans, elles octroient à ceux qui les lisent un gage de propitiation devant Dieu au jour du jugement. On y trouve plusieurs morceaux d’un lyrisme remarquable et quelques élégies d’un tour harmonieux et vrai. Celle que chante, à la fin de la huitième séance, l’épouse de Cacim, le récit de la mort d’Abbas-Ali dans la neuvième, le Marcya de Miskin, traduit par M. Garcin de Tassy et ajouté à la fin des séances, pourraient sans désavantage être comparés aux ballades et aux légendes les plus poétiques du moyen-âge. Du reste, c’est à la fois un poème et une histoire ; le livre de Haïdari a une double valeur littéraire et historique, et fournit, à ce dernier point de vue, des renseignemens que le traducteur a complétés par une introduction intéressante et détaillée.


HISTOIRE DU COMTE ET DE LA VICOMTE DE CARCASSONNE, par M. CROS-MAYREVIEILLE[3]. — Si l’histoire nationale doit comprendre le récit de tous les événemens qui se sont passés sur le territoire continental qui porte aujourd’hui le nom de France, nous croyons qu’elle présente encore de nombreuses lacunes. Lorsqu’un homme de conscience et de talent arrive après plusieurs années d’études et porte sa pierre au grand monument historique qui sera un jour élevé à la gloire de notre patrie, il faut applaudir à ses patientes veilles.

M. Cros-Mayrevieille ouvre son livre par un aperçu sur la tribu volke de Carcassonne et prouve en passant que la division en Volkes arécomikes et en Volkes tectosages manque d’exactitude. Viennent ensuite de savantes recherches sur le rôle de Carcassonne comme ville d’entrepôt, cité romaine ou forteresse ; l’auteur est parvenu à interpréter et à concilier les textes de César, de Pline, de Ptolémée et des itinéraires, regardés jusqu’ici comme inconciliables. Si l’on suit le cours chronologique des événemens qui se succèdent dans l’antique Carcaso, on y voit les Visigoths remplacer les Romains, et cent ans après les remparts de cette ville arrêter les conquêtes de Clovis, qui avait promis à ses soldats de donner les Pyrénées pour frontières au royaume des Francs. Au moment où la domination des Visigoths cesse complètement à Toulouse, elle se fortifie sur les bords de l’Aude, où on la retrouve deux siècles plus tard.

En 712, une armée sarrasine, à la tête de laquelle marchait un vieillard qui avait reçu de Mahomet lui-même la mission de conquérir l’Europe, traverse les Pyrénées et s’établit à Narbonne et à Carcassonne. C’est de ces deux villes que les Arabes dirigent toutes leurs incursions sur la France ; mais dans leur enceinte le Loran règne paisiblement à côté de l’Évangile. Le contact des civilisations musulmane et chrétienne a fourni à l’auteur des pages savantes et fécondes en aperçus nouveaux. Le sujet a quelque chose d’excentrique, historiquement parlant : trois siècles de domination visigothe et un demi-siècle de domination arabe, c’est ce qu’aucune autre partie de la France ne pouvait offrir. On dirait une colonie ibérienne transplantée dans le midi de la Gaule. L’auteur s’est servi avec bonheur de certaines expressions arabes avec lesquelles notre récente conquête d’Afrique nous a familiarisés, et l’origine des guérillas espagnoles qu’il rapporte aux razzias musulmanes nous semble exacte et neuve.

Mais Clovis avait reculé les frontières du royaume des Francs sans pouvoir arriver aux Pyrénées, et Charles Martel avait battu les Sarrasins sans pouvoir les refouler au-delà de ces montagnes. Ce que ni le roi des Francs ni le maire du palais n’avaient pu faire, Pépin va l’accomplir. Dans ce but, il promet aux habitans des bords de l’Aude la conservation de leurs anciennes coutumes locales, et à ce prix il obtient la réalisation de ses vœux.

M. Cros-Mayrevieille retrace ici avec une précision et une netteté remarquables comment Charlemagne et ses leudes anéantissent le traité de Pépin, et comment la féodalité s’introduit à Carcassonne. La perte du régime municipal antique, l’influence du séjour des Arabes sur le droit romain, les institutions locales sous la domination des divers peuples qui ont occupé cette ville, ont fourni des pages qui témoignent des fortes et consciencieuses études de l’auteur. Dès qu’il a pu circonscrire son sujet, dès qu’il a pu lui donner une individualité historique, chacune des parties du livre devient d’un intérêt saisissant et réel. On assiste alors à la formation de la principauté féodale des comtes de Carcassonne. Une nouvelle civilisation remplace les anciennes mœurs ; les monastères, entre autres celui de Sainte-Marie-la-Grasse, deviennent des centres d’industrie et de commerce. Les cités et les vigueries voisines trouvent dans ces établissemens des élémens de progrès et de richesse. La cour des proceres siège autour du comte et l’assiste dans toutes ses entreprises. Alors une monnaie particulière est frappée au coin du souverain qui règne à Carcassonne ; des monumens civils et religieux s’élèvent, et la puissance féodale est à son apogée.

Mais l’un des comtes laisse de nombreux héritiers qui se disputent sa succession : ses dernières volontés sont méconnues. Alors des faits nouveaux surgissent ; la maison de Barcelone, après de longues négociations, vient trôner sur les bords de l’Aude. De leur côté, les seigneurs châtelains veulent aussi profiter de la discorde qui affaiblit l’autorité des représentans de l’ancienne dynastie, et ils cherchent à se rendre indépendans à l’abri de leurs donjons ; le peuple, qui n’a plus dans la cité et dans les vigueries qu’une liberté traditionnelle, commence à murmurer hautement contre l’oppression. C’est en vain que les évêques et les abbés se réunissent en concile et fondent la trêve de Dieu pour repousser les effets de cette oligarchie ; tous ceux qui ne sont ni colons ni serfs des seigneurs, c’est-à-dire les habitans des campagnes et les populations groupées autour des monastères, prennent les armes. Les paroisses, avec leurs bannières, arrivent sous les murs de Carcassonne, où elles trouvent des amis et des frères qui veulent partager leurs dangers. En un jour, la féodalité est vaincue, et la bourgeoisie signale son avènement au pouvoir par la fondation n d’une nouvelle dynastie féodale.

Ces faits sont complètement neufs et ne faisaient point encore partie du domaine de l’histoire. Si l’on tient compte à l’auteur des erreurs nombreuses qu’il a relevées dans les meilleurs ouvrages, tels que l’Art de vérifier les dates, le Gallia Christiana, l’Histoire générale de Languedoc, et les travaux récens de Fauriel et de Lelewel, son œuvre courte et substantielle, où ne sont pour ainsi dire renfermées que les conclusions de ses longs travaux, mérite une mention toute particulière. Au milieu d’une époque qui travaille vite et cherche à produire des volumes, l’histoire du comté de Carcassonne nous semble devoir être classée parmi les meilleurs livres qui ont été écrits sur l’histoire de France.


THE NOVITIATE OR A YEAR AMONG THE ENGLISH JESUITS, A PERSONAL NARRATIVE BY ANDREW STEINMETS[4]. — Un jeune créole, autrefois riche, a dissipé en longs voyages les restes de sa fortune ; il est à Londres, seul, sans ressources, et de plus catholique. Tout à coup, tandis qu’il se promène tristement dans sa chambre de Fleet-Street, dont il ne peut payer la location, l’idée lui vient de se faire jésuite. Il s’arrête, bondit de joie, court sans désemparer frapper à la porte de l’agent de la compagnie : un mois après, il est novice. M. Steinmetz, — c’est le nom du nouveau disciple d’Ignace, — passe un an à Hodder dans la plus ardente dévotion et dans la joie spirituelle la plus pure ; puis, un beau jour, il se promène à grands pas dans sa cellule, en sort brusquement, va trouver le supérieur, et lui déclare qu’il ne veut plus être jésuite. Le père lui donne une voiture, de l’argent pour le voyage, et voilà M. Steinmetz de retour à Londres. Quelque temps après, il est protestant, et écrit un livre contre la société de Jésus. Nous regrettons qu’il ne nous ait pas fait l’histoire de ce second noviciat ; elle eût peut-être jeté quelque jour sur celle du premier.

Que s’est-il passé entre ces deux conversions contraires ? Quel événement a ouvert les yeux du novice de Hodder ? On s’attend à d’intéressantes révélations. Écoutons son récit

« Six mois après mon arrivée, on envoya au noviciat un père ministre, ou second supérieur. A sa seule vue, une ombre se répandit sur mon esprit… Je sentis un choc semblable à celui de l’électricité, et un pressentiment qui semblait dire à mon cœur que je ne pourrais vivre avec un homme qu’il m’était impossible d’estimer et d’aimer. »

M. Steinmetz est aussi expéditif dans ses jugemens que dans ses conversions.

Le pressentiment ne fut pas trompeur. Les novices ayant un jour reçu l’ordre de se confesser au père ministre, M. Steinmetz vainquit ses répugnances et obéit.

Ma confession, dit-il encore, ne dura que quelques minutes, le ministre me donna l’absolution. Je me levai, déterminé à quitter le noviciat. » Tout cela n’est pas très lucide : si la confession faite au père ministre fut complète, celle qu’on fait ici au lecteur semble laisser quelque chose à désirer. Il faut néanmoins absoudre aussi l’auteur. M. Steinmetz paraît être un de ces hommes qu’on doit juger par leurs sentimens plutôt que par leurs actions. C’est une ame souffrante, maladive, essentiellement candide et enthousiaste ; c’est, si j’ose le dire, une intelligence nerveuse. Épris d’amour pour l’idéal qu’il rêve, il a le tort de vouloir le convertir en une réalité impossible. Il a cru que ses supérieurs devaient être des anges ; il les fuit avec dédain dès qu’il reconnaît que ce ne sont que des hommes. L’opinion que nous osons émettre sur son caractère est confirmée par le certificat un peu brutal du directeur de Cuthbert’s college, où M. Steinmetz avait fait ses études littéraires. « En l’absence de toute faute morale, dit-il, ce jeune homme a donné des preuves d’une extravagance mentale considérable ; impatient de toute discipline… »

Nous nous apercevons que nous parlons beaucoup trop longuement d’une individualité estimable peut-être, mais à coup sûr peu importante. C’est le défaut du livre que nous avons sous les yeux. Toute la première partie a pour objet de nous faire assister à la vie intérieure et aux exercices de piété d’un novice. Or, il n’est pas permis à tout le monde de convier le public au spectacle de son ame. Il faut pour cela s’appeler Augustin, sainte Thérèse ou Jean-Jacques. S’il ne s’agit que de nous faire savoir l’ordre du jour d’un religieux et le menu de sa dévotion, trente pages devraient suffire.

C’est des jésuites que nous voudrions entendre parler. Or, que nous apprend sur leur compte l’auteur du Novitiate ? Ce que personne n’ignore : les exercices de Loyola, le chapelet, les litanies, l’espionnage organisé, l’obéissance passive, absolue, pareille à celle d’une cire molle, d’un cadavre, d’un bâton dans la main d’un vieillard ? Qui n’a lu tout cela mille fois mieux exprimé dans ce que M. Steinmetz appelle « les hallucinations parfaitement françaises de M. Michelet ? »

Le fait est que l’auteur, arrêté aux premières marches de l’autel, n’a rien vu de particulier, et par conséquent n’a rien à dire d’important. Les jésuites sont trop habiles pour afficher leurs secrets à la porte de leur noviciat. L’auteur constate lui-même qu’une de leurs plus adroites manœuvres est d’exiger de la plèbe de l’ordre la sincérité, la dévotion, la vertu, sûrs d’en tirer bon parti, grace au tout-puissant levier de la « sainte obédience. »

Pour compléter le volume et s’élever à des observations plus générales, M. Steinmetz analyse, dans une seconde partie, la vie d’Ignace de Loyola, que personne n’ignore, les constitutions des jésuites que tout le monde a entre les mains, l’histoire de la société, si bien écrite ici même par M. le comte de SaintPriest, et les accusations contre la morale des Escobar et des Sanchez, choses fort neuves à l’époque de Pascal. C’est une compilation faite par l’auteur depuis sa sortie du noviciat. On se demande pourquoi il ne l’a pas faite avant d’y entrer. La seconde partie du livre lui aurait épargné la première. Mais, en vérité, pourquoi aller chercher aux jésuites des crimes imaginaires ? Ne suffit-il pas, pour les repousser, du véritable grief qu’aura toujours contre eux la civilisation moderne ? Leur crime, c’est de lutter contre l’esprit du temps, contre la marche providentielle de l’humanité ; c’est de vouloir établir une théocratie à jamais impossible, mettre le prêtre à la place de la conscience, l’homme à la place de Dieu. C’est là une tendance mauvaise, funeste à la religion elle-même. Nul siècle plus que le nôtre n’a été favorable à l’esprit véritable du christianisme, car seul il a proclamé la liberté. Aussi c’est de notre âge que datent les plus belles conquêtes de la religion. La pensée chrétienne se sécularise, elle sort du temple pour vivifier nos lois, nos murs, nos arts ; elle éclate dans nos systèmes et triomphe dans nos institutions. La révolution française est plus chrétienne dans son principe que ne le fut jamais le moyen-âge. Vouloir renverser tout cela, mettre l’état dans l’église et gouverner l’Europe du haut du Vatican, c’est un rêve aussi funeste qu’insensé. S’il est quelques hommes qui perdent, à le réaliser, leur vie, leurs talens et jusqu’à leurs vertus, nous pouvons les plaindre, quelquefois les admirer, toujours les combattre, et ne les calomnier jamais.

Le style de l’ouvrage qui nous occupe nous a paru empreint des mêmes qualités, des mêmes défauts que la pensée. Il est tour à tour naïf et touchant, puis empreint de recherche, d’exagération et de mauvais goût : on y trouve des allusions savantes, j’allais dire pédantes, des images forcées et jusqu’à des jeux de mots. L’auteur aurait dû éviter ce que j’appellerais presque le charlatanisme des titres, quelque chose qui sent le puff britannique. Ainsi je lis en haut de certaines pages le Festin de Balthasar, le Toast de Salon. Je crois qu’elles vont me révéler quelque horrible mystère du carbonarisme jésuitique ; je lis le texte : je trouve deux innocentes métaphores. Le général Caraffa recommande à ses religieux de ne point profaner leurs heures d’études par de profanes lectures, ce qui serait, dit-il, « renouveler l’attentat de Balthasar, boire à Satan dans des coupes sacrées. » Nous ne parlerons pas, en finissant, d’une ode française composée par l’auteur sous les ombrages de Hodder ; nous ne pensons pas qu’il veuille en rendre responsable la société de Jésus ; l’accusation serait trop grave.


NOTICES SUR Mlle LEGRAS ET SUR Mme DE MIRAMION[5]. - Les hommes de goût avaient remarqué, il y a peu d’années, un ouvrage de morale religieuse intitulé le Livre de la jeune femme chrétienne. Sous le voile de l’anonyme se révélaient la touche délicate d’une femme du monde et l’expérience d’une vie grave humblement dévouée au bien. C’est de la même source élevée et pure que viennent de sortir deux notices que nous ne saurions désigner sous un titre littéraire, tant elles sont loin d’être des ouvrages de littérature. Dans deux écrits aussi courts que substantiels, l’auteur expose la vie de Mlle Legras, fondatrice des sœurs de la charité, et celle de Mme de Miramion : l’une, amie et auxiliaire de saint Vincent de Paul dans ses œuvres merveilleuses ; l’autre, ornement éclatant et doux d’un siècle auquel les gloires du dévouement ne manquèrent pas plus que celles des armes et des arts. Il est curieux de voir Mme de Miramion vénérée comme une sainte par la société même qui s’inclinait devant la faveur de Mme de Montespan, et de suivre dans toutes les vicissitudes de sa vie la femme sur laquelle Bussy-Rabutin avait tenté un enlèvement à main armée, alors qu’elle se faisait, dans tout l’éclat de sa beauté, la plus tendre et la plus humble servante des pauvres. Il n’est pas moins intéressant de voir se dessiner, à l’aurore du grand siècle, l’austère figure de Louise de Marillac, plus connue sous le nom de Mlle Legras, entre les douces physionomies de François de Sales, de Vincent de Paul et de l’évêque de Belley. La charité délicatement exercée a été l’une des plus constantes et des plus hautes prérogatives de la société française, et, à une époque où l’on voit se reproduire ces noble, traditions, il est bon de remettre en mémoire ces grands modèles et ces grands exemples. À ce titre, nous ne saurions trop recommander ces deux notices, vendues au profit d’un ouvrier patroné par l’auteur.


RECHERCHES SUR LA SITUATION DES EMIGRANS AUX ETATS-UNIS DE L'AMERIQUE DU NORD, PAR LE BARON A. VAN DEN STRATEN PONTHOS, premier secrétaire de la légation de Belgique à Washington[6]. — Le chiffre de la population versée par l’Europe dans les États-Unis d’Amérique, depuis 1790 jusqu’en 1845, est, d’après les registres de la douane, de 2,063,727. Cette évaluation, comme on le pense, ne peut être qu’approximative, bien qu’elle ressorte des relevés officiels, car il est douteux, d’une part, que pendant ces cinquante années le recensement des étrangers débarqués dans les ports de l’Union ait pu être fait avec une rigoureuse exactitude ; d’un autre côté, l’application de cette mesure administrative a été à peu près nulle pour les frontières de terre, que leur étendue rend assez difficiles à garder. Ainsi, en tenant compte de ces causes d’erreurs, on peut, sans crainte d’exagération, élever le total de l’immigration à trois millions au moins. Après quelque temps, l’émigration des familles et des capitaux s’est accrue considérablement. Dans l’espace de moins de quatre années, de 1841 au mois de septembre 1844, le nombre des colons européens a été de 320,759, dont 200,227 Anglais, 72,031 Allemands, etc. De 1837 à 1839, 18,937 Bavarois sont venus s’établir aux États-Unis, et ont apporté avec eux un capital de 25 millions.

Ces mouvemens de populations et de capitaux intéressent surtout les états du nord de l’Europe. C’est en Angleterre, en Allemagne et en Belgique, que l’émigration se recrute surtout. Plusieurs gouvernemens se sont à bon droit préoccupés d’un fait aussi important, et celui de Belgique en particulier a cherché à s’éclairer sur la marche et les résultats de la colonisation européenne en Amérique. M. le baron A. Van der Straten Ponthos, premier secrétaire de la légation de Washington, a entrepris à cet effet une longue et pénible exploration de tous les établissemens répandus dans les états de l’ouest et du nord. Il a visité successivement la Pensylvanie, Pittsburg, Cincinnati et Détroit, puis le Michigan et le Wisconsin ; descendant au midi, il a parcouru les rives du Mississipi, les états du Missouri, de l’Illinois et de l’Ohio. Il a étudié la situation des émigrans européens, le caractère de leurs relations avec les citoyens de l’Union, leurs rapports avec les Indiens civilisés du nord, la constitution, les ressources et les progrès des divers centres agricoles jetés en avant de la civilisation au milieu des bois et des prairies du Nouveau-Monde. De retour à Washington, M. Van der Straten Ponthos a consigné ses observations dans le livre que nous avons aujourd’hui sous les yeux, et qui pourrait être intitulé le manuel de l’émigrant en Amérique.

L’auteur, en effet, adoptant une division aussi simple que logique, fait d’abord l’histoire de l’émigration, puis il en expose l’état actuel. Quelles sont les lois qui régissent la condition des étrangers établis aux États-Unis ? Il en est deux : la loi d’aliénation du domaine fédéral, qui leur octroie la possession de la terre et règle les concessions domaniales ; celle de naturalisation, qui leur donne la qualité et les droits de citoyen américain. L’auteur en commente les dispositions essentielles, et établit d’une manière précise les avantages dont l’émigrant peut être assuré d’avance. Ces indications établies, il importait de signaler tous les incidens, toutes les épreuves, tous les dangers qui l’attendent pendant les diverses périodes de son voyage. L’auteur, en écrivant ce mémoire, s’est proposé un but éminemment pratique, et nous ne craignons pas de dire qu’il l’a atteint. Il prend le fermier belge ou allemand pour ainsi dire par la main, le conduit pas à pas depuis le port de l’embarquement jusqu’à sa destination définitive ; il prévoit tout, lui dévoile les extorsions auxquelles il sera en butte de la part des compagnies de recruteurs, de la part des armateurs, des capitaines de navires, des entrepreneurs de transports sur les canaux d’Amérique, et celles qui l’attendent au port de débarquement. Il indique le prix de la traversée, celui des denrées, celui des chemins de fer, et lui fournit les moyens de ménager à la fois son temps et sa bourse. Au terme du voyage, se présente la question du mode d’établissement. Les procédés qui le régissent peuvent se diviser en cinq systèmes principaux : 1° la communauté ; 2° l’association par action ; 3° le système religieux ou philanthropique ; 4° l’isolement ; 50 l’agglomération. M. Van der Straten Ponthos les discute successivement, fait ressortir avec impartialité les vices et les chances de succès de chacun, et, sans se prononcer d’une manière décisive, il fait justement pressentir qu’une agglomération qui conserve au colon son individualité et fortifie la société à l’image de la famille est encore celle de laquelle on doit attendre les plus solides avantages et les plus sûres améliorations.

L’auteur ne voulait faire qu’un travail utile, et les enseignemens et les détails dont il l’a semé en ont fait un livre d’un intérêt piquant. C’est un mérite que n’ont pas toujours ceux qui font le plus d’efforts pour y parvenir.



  1. 2 vol. in-18, chez Franck, rue Richelieu, 69.
  2. 1 vol. chez Benj. Duprat, 7, rue du Cloître-Saint-Benoît.
  3. Chez J.-B. Dumoulin, quai des Augustins, 13 ; 1 vol. in-8.
  4. London, — Smith, Elder and C°, 65, Cornhill. 1846.
  5. Paris, librairie Devarennes.
  6. Bruxelles, chez Méline.