Bulletin bibliographique - 14 août 1846

A. T.
Bulletin bibliographique - 14 août 1846
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 725-728).

Dans l’antiquité païenne, au temps des grandes choses, les princes et les sages, on le sait, avaient l’habitude d’adresser à leurs fils des conseils sur l’art difficile de gouverner les hommes, ou l’art plus difficile peut-être de bien vivre ; Malherbe fit comme les sages et les rois ; mais la question qu’il traite est toute différente : dans ses préceptes, il ne s’agit ni de politique ni même de vertu, mais tout simplement d’argent et de procès. L’Instruction, écrite à Aix, au mois de juillet 1605, comprend une trentaine de pages, et l’on y cherche en vain une seule ligne, un seul mot qui trahisse le poète ; on n’y trouve que le gentilhomme occupé de sa généalogie, et le plaideur intrépide, amoureux de la chicane. Malherbe établit d’abord sa descendance ; il rappelle avec orgueil qu’un de ses ancêtres, baron de La Baye dans le Cotentin, « accompagna le duc Guillaume à la conquête d’Angleterre, » et qu’en mémoire de cet événement les armoiries de sa maison ont été peintes, par ordre de Guillaume, dans l’abbaye de Saint-Étienne de Caen et dans celle du Mont-Saint-Michel. L’arbre généalogique une fois dressé, le poète aborde franchement les questions d’intérêt, et jamais, on peut le dire, procureur normand ne se montra plus habile à dresser des comptes, à régler par avance les successions et les partages. Il commence par ergoter contre son frère Éléazar, lequel avait reçu en dot, de la maison paternelle, une charge de conseiller au présidial de Caen. Cette charge valait douze cents écus ; mais comme, en vertu de la coutume de Normandie, un père « ne peut directement ni indirectement avancer un fils plus que l’autre, » Malherbe annonce l’intention de faire rendre à son frère la moitié de cette somme, plus les intérêts depuis vingt ans. Il ajoute que, dans le cas où il faudrait plaider, il serait bon de rappeler qu’Eléazar, sa femme et ses enfans, avaient toujours été nourris dans la maison paternelle, au grand détriment des autres héritiers, et que, pendant ce temps, lui, François Malherbe, n’avait reçu pour tous présens qu’un tonneau de cidre. Il invoque en outre, le peu de dépense que son éducation avait occasionné, attendu qu’il avait toujours été en pension à Caen, à Paris et en Allemagne, pendant deux ans, tandis que son frère avait eu des maîtres particuliers. Il serait difficile, on le voit, d’apporter dans les relations de famille plus d’égoïsme et d’esprit de calcul. Malheureusement, sous ce rapport, Malherbe ne fait pas exception, et, parmi les poètes des deux derniers siècles, Corneille est peut-être le seul dont le caractère ait égalé le talent.

La dot de sa femme, comme celle de son frère, devait causer à l’ami de Des Perriers plus d’un embarras et plus d’une chicane. Cette dot consistait, en 3,000 écus sur la commune de Brignolle, et 800 écus constitués en rente sur la ville de Tarascon, au denier 12, ce qui était alors le taux légal ; mais, au lieu de payer en argent, la commune de Brignolle paya en marchandises cotées au dessus de leur valeur. Le poète fit un procès, et, après cinq ans de débats, il lui fut adjugé 16 pour 100 d’intérêt au lieu de 12, avec la faculté de retirer le principal quand bon lui semblerait.

Nous n’insisterons point plus long-temps sur tous ces détails, car la prose du poète, rayée de chiffres, positive comme une addition et hérissée de termes de chicane, ne se prête guère à l’analyse ; il nous suffira de dire que, comme élément de la biographie de Malherbe, l’Instruction présente un véritable intérêt. Il serait à souhaiter qu’on pût réunir sur les hommes appelés à vivre dans l’histoire des documens du même genre ; il y aurait là matière à de bonnes études morales. N’est-ce pas en effet un problème étrange, et qui mérite d’être approfondi, que cette éternelle contradiction qui éclate, dans la vie des artistes et des poètes, entré le fait et l’idée, entre les œuvres et les actes ? Il nous semble que Buffon a commis une lourde erreur en affirmant que le style, c’était l’homme - erreur peut-être volontaire, car il parlait devant des académiciens qui venaient de lui donner leur voix, et ces sortes de dettes ne s’acquittent guère que par des flatteries. — S’il s’agissait de trouver des argumens sérieux contre cet aphorisme, les exemples ne manqueraient pas : l’antiquité nous donnerait ses philosophes, démentant souvent par leur conduite les maximes les plus formelles de leurs ouvrages ; le moyen-âge nous donnerait ses mystiques et ses moines, prêchant la pauvreté individuelle et travaillant sans cesse à augmenter leurs richesses collectives, écrivant de beaux traités sur le renoncement et passant leur vie en procès pour la pêcherie d’une rivière ou la dîme d’un champ de blé ; enfin, dans la série des poètes, on aurait souvent occasion de réfléchir sur ce vers :

« L’idéal tombe en poudre au toucher du réel, »


et de reconnaître que les rêveurs, quand il s’agit de leurs intérêts, tout aussi positifs que les procureurs.


— HISTOIRE DE BEZIERS, par M. H. Julia[1]. — Il n’est guère aujourd’hui de province et même de ville qui ne voie écrire ses annales par quelque plume indigène. L’histoire de la ville natale est le début assez ordinaire des jeunes écrivains dans la carrière de l’érudition. Si le talent fait défaut, on a au moins le mérite du patriotisme et d’un devoir filial rempli ; si la renommée se tait au dehors, on s’en console intrà muros. Les applaudissemens du coin du feu et les ovations académiques de l’endroit forment une suffisante et légitime compensation. Au demeurant, il serait injuste de ne pas reconnaître dans un grand nombre de ces premiers essais une utilité réelle. Quelque incomplètes que soient pour la plupart ces premières tentatives d’un talent inexpérimenté, elles apportent à la science une certaine somme d’élémens nouveaux, des matériaux quelquefois précieux. Ce n’est pas l’ardeur des recherches et la consciencieuse investigation des vieux dossiers qui manque aux jeunes auteurs. Ils pécheraient plutôt par l’excès contraire. En outre, l’étude des monumens, faite sur place, aura toujours un mérite, particulier de fidélité et de réalité.

M. Henri Julia, à ce qu’il paraît, a vu le jour dans la douce cité de Béziers. C’est un bonheur qu’un poète latin célébra autrefois avec quelque emphase. M. Julia a voulu s’en montrer reconnaissant, et il s’est fait le chroniqueur de l’antique Biterra. Béziers, fondée à ce que l’on croit par des Phocéens de Marseille, et enclavée dans le territoire des Volces-Tectosages, reçut vers 117 avant Jésus-Christ, une colonie romaine formée de la septième légion. Florissante au IVe siècle, saccagée par les Vandales, les Visigoths et les Sarrasins dans les siècles suivans, elle parvint, sous les premiers Capétiens, à une haute prospérité, à laquelle la guerre des Albigeois porta un coup mortel. Prise d’assaut par l’armée de Simon de Montfort au mois de juillet 1209, elle vit sa population tout entière exterminée par les croisés, qui, suivant quelques historiens, massacrèrent plus de soixante mille personnes. En 1247, Béziers fut réunie à la couronne et sortit peu à peu de ses ruines, joua un rôle assez important dans les guerres civiles du XVe et du XVIe siècle, et finité par être démantelée en 1632, pour avoir pris part à la révolte de Gaston d’Orléans. M. Julia ne s’est pas borné au simple récit des événemens politiques dont Béziers a été le théâtre. Il s’est fort étendu sur l’histoire civile et ecclésiastique de cette ville. Son livre porte l’empreinte des qualités et des défauts que nous signalions plus haut. C’est un amas de documens quelquefois curieux, mais manquant le plus souvent d’intérêt La partie relative à l’antiquité est fort défectueuse, comme dans la plupart des livres du même genre, car les auteurs ont presque toujours le tort de vouloir suppléer à leur façon au silence des historiens. Ainsi, pourquoi M. Julia a-t-il consacré un paragraphe aux vertus des Volces-Tectosages, et pourquoi affirme-t-il que ce peuple n’avait que deux passions, la chasse et la guerre ? Ce sont là des puérilités dont il aurait pu faire grâce au lecteur. — Les chapitres consacrés au moyen-âge sont beaucoup plus satisfaisans, quoique l’on y rencontre quelques erreurs, entre autres sur l’établissement des communes, erreurs que M. Julia pourra rectifier en relisant les Lettres sur l’Histoire de France, de M. A. Thierry. Il pourra aussi s’assurer, dans le commerce de l’illustre écrivain, que l’histoire ne s’écrit pas sur le mode du dithyrambe, et qu’un style simple, naturel et sans prétention n’est pas une des moindres qualités que doive poursuivre un jeune écrivain.


— LONDRES ET LES ANGLAIS DES TEMPS MODERNES, par le docteur Bureaud-Riofrey[2]. – Pour être pompeux, ce titre-là n’en est pas plus clair, et c’est seulement après avoir lu l’introduction que l’on commence à comprendre la pensée de l’auteur. Médecin français établi à Londres, M. Bureaud prétend rendre service à son pays natal en lui faisant mieux connaître son pays d’adoption. Il professe une admiration sans bornes pour le second, et trouve le premier si dépourvu qu’il n’y a, d’après lui, qu’une raison qui puisse en expliquer le salut : Dieu, dit-il, protége la France ; c’est l’opinion des pièces de cent sols ; elle n’a jamais compromis personne. M. Bureaud espère nous tirer de cette infériorité en nous proposant le grand modèle, de civilisation qu’il a sous les yeux ; il l’étudie par tous les côtés et remonte le cours des siècles pour assister à l’enfantement progressif des merveilles qu’il admire : c’est ainsi qu’il a déjà représenté, dans un autre ouvrage, Londres au temps des Romains et Londres au moyen-âge. L’époque comprise dans celui-ci va de 1688 jusqu’au consulat ; M. Bureaud s’arrête tout court en 1800 ; c’est une date, ce n’est point une fin.

Si M. Bureaud, utilisant les connaissances spéciales qu’il possède, nous eût raconté fidèlement l’état sanitaire, les vicissitudes matérielles, les conditions d’hygiène physique par lesquelles a passé la vaste cité qu’il habite, il eût pu nous tracer un tableau à la fois intéressant et instructif malheureusement l’ambition l’a pris d’être un historien politique, en même temps qu’un faible bien naturel le tenait attaché aux détails les plus particuliers de la science médicale. L’Angleterre a, selon son expression, fait deux présens au monde : la vaccine et le gouvernement représentatif. M. Bureaud se croit obligé de la suivre dans cette double voie, et ni l’auteur ni le lecteur ne gagnent au singulier mélange qui résulte de ces investigations par trop divergentes On tombe ainsi du récit d’une opération d’oculiste à l’avènement de William Pitt, d’une dissertation sur la mort apparente et l’asphyxie à la guerre d’Amérique et des discours de Burke contre la France à l’exposé des différences qui séparent la chirurgie française de la chirurgie anglaise : les transitions sont par trop difficiles. L’auteur a voulu mettre tant de choses dans son livre, qu’il n’y avait plus moyen de les coudre ensemble ; économie, politique, statistique, histoire, philosophie, pure médecine, tout est entassé au hasard. d’après un semblant d’ordre chronologique. Mieux eût valu l’ordre de l’alphabet pour ranger ces matières incompatibles ; on eût eu de la sorte un Guide du Voyageur assez passable ; encore n’aimerait-on pas beaucoup trouver dans un Guide des vérités de la force de celles-ci, qui pleuvent dans le livre de M. Bureaud, vérités trop vraies : « La nature n’a pas fait les femmes pour gouverner ; étaient-ce les femmes qui donnèrent à Rome l’empire du monde ? » vérités trop byroniennes : « La pauvreté libre est un contre-sens, etc. » J’en passe et des meilleures.

M. Bureaud est pourtant parti d’une idée juste : c’est que la santé publique et individuelle s’améliore en même temps que l’état social ; mais, au lieu de suivre cette amélioration de la santé qui était son fait, il s’est par-dessus tout occupé des destinées générales de l’empire britannique qui n’étaient pas assurément de sa compétence ; puis il a donné beaucoup plus d’attention aux points qui intéressaient uniquement la pratique de son art qu’il n’en a donné aux grandes modifications hygiéniques et morales introduites par le temps et l’expérience dans la ville de Londres. Il en est resté aux banalités déjà connues, et l’on voit trop qu’il n’est point remonté jusqu’aux sources à consulter. Pour faire un tableau de Londres au XVIIIe siècle, il eût fallu interroger les mémoires privées et la littérature courante de l’époque, cette littérature des rues si féconde et si caractéristique en Angleterre ; il eût fallu scruter avec au moins autant de zèle les blue books où les commissaires du parlement ont successivement consigné le résultat de leurs enquêtes sur la situation des classes inférieures. Aussitôt après 1815, lorsque la fin de la guerre européenne eut rétabli la sécurité, ces enquêtes furent poursuivies avec une exactitude précieuse, et l’état de choses qu’elles révélèrent alors datait certainement de loin. Toute la fin du XVIIIe siècle est éclairée par ces recherches bienfaisantes qui ouvrirent le XIXe. M. Bureaud ne s’est douté ni des questions qu’il devait traiter ni des ressources qu’il avait sous la main pour les résoudre. Le livre, qu’il avait essayé est encore à faire. On pourra l’écrire en un meilleur français.



A. T.

  1. Un vol. in-8o, Paris, 1843, chez Maillet, rue Tronchet,
  2. Deux fol. in-8o, Paris, Truchy.