Bug-Jargal/éd. 1910/XXVII

Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 441).
◄  XXVI
XXVIII  ►

XXVII


Mon gardien m’apprit alors que Biassou demandait à me voir, et qu’il fallait me préparer à soutenir dans une heure une entrevue avec ce chef.

C’était sans doute encore une heure de vie. En attendant qu’elle fût écoulée, mes regards erraient sur le camp des rebelles, dont le jour me laissait voir dans ses moindres détails la singulière physionomie. Dans une autre disposition d’esprit, je n’aurais pu m’empêcher de rire de l’inepte vanité des noirs, qui étaient presque tous chargés d’ornements militaires et sacerdotaux, dépouilles de leurs victimes. La plupart de ces parures n’étaient plus que des haillons déchiquetés et sanglants. Il n’était pas rare de voir briller un hausse-col sous un rabat, ou une épaulette sur une chasuble. Sans doute pour se délasser des travaux auxquels ils avaient été condamnés toute leur vie, les nègres restaient dans une inaction inconnue à nos soldats, même retirés sous la tente. Quelques-uns dormaient au grand soleil, la tête près d’un feu ardent ; d’autres, l’œil tour à tour terne et furieux, chantaient un air monotone, accroupis sur le seuil de leurs ajoupas, espèces de huttes couvertes de feuilles de bananier ou de palmier, dont la forme conique ressemble à nos tentes canonnières. Leurs femmes noires ou cuivrées, aidées des négrillons, préparaient la nourriture des combattants. Je les voyais remuer avec des fourches l’igname, les bananes, la patate, les pois, le coco, le maïs, le chou caraïbe qu’ils appellent tayo, et une foule d’autres fruits indigènes qui bouillonnaient autour des quartiers de porc, de tortue et de chien, dans de grandes chaudières volées aux cases des planteurs. Dans le lointain, aux limites du camp, les griots et les griotes formaient de grandes rondes autour des feux, et le vent m’apportait par lambeaux leurs chants barbares mêlés aux sons des guitares et des balafos. Quelques vedettes, placées aux sommets des rochers voisins, éclairaient les alentours du quartier général de Biassou, dont le seul retranchement, en cas d’attaque, était un cordon circulaire de cabrouets, chargés de butin et de munitions. Ces sentinelles noires, debout sur la pointe aiguë des pyramides de granit dont les mornes sont hérissés, tournaient fréquemment sur elles-mêmes, comme les girouettes sur les flèches gothiques, et se renvoyaient l’une à l’autre, de toute la force de leurs poumons, le cri qui maintenait la sécurité du camp : Nada ! nada[1] !

De temps en temps, des attroupements de nègres curieux se formaient autour de moi. Tous me regardaient d’un air menaçant.

  1. Rien ! rien !