Bug-Jargal/éd. 1910/XIV

Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 408-409).
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XIV


Un matin, Marie vint à moi. Elle était rayonnante, et il y avait sur sa douce figure quelque chose de plus angélique encore que la joie d’un pur amour. C’était la pensée d’une bonne action.

— Écoute, me dit-elle, c’est dans trois jours le 22 août, et notre noce. Nous allons bientôt…

Je l’interrompis.

— Marie, ne dis pas bientôt, puisqu’il y a encore trois jours !

Elle sourit et rougit.

— Ne me trouble pas, Léopold, reprit-elle ; il m’est venu une idée qui te rendra content. Tu sais que je suis allée hier à la ville avec mon père pour acheter les parures de notre mariage. Ce n’est pas que je tienne à ces bijoux, à ces diamants, qui ne me rendront pas plus belle à tes yeux. Je donnerais toutes les perles du monde pour l’une de ces fleurs que m’a fanées le vilain homme au bouquet de soucis ; mais n’importe. Mon père veut me combler de toutes ces choses-là, et j’ai l’air d’en avoir envie pour lui faire plaisir. Il y avait hier une basquina de satin chinois à grandes fleurs, qui était enfermée dans un coffre de bois de senteur, et que j’ai beaucoup regardée. Cela est bien cher, mais cela est bien singulier. Mon père a remarqué que cette robe frappait mon attention. En rentrant, je l’ai prié de me promettre l’octroi d’un don à la manière des anciens chevaliers ; tu sais qu’il aime qu’on le compare aux anciens chevaliers. Il m’a juré sur son honneur qu’il m’accorderait la chose que je lui demanderais, quelle qu’elle fût. Il croit que c’est la basquina de satin chinois ; point du tout, c’est la vie de Pierrot. Ce sera mon cadeau de noces.

Je ne pus m’empêcher de serrer cet ange dans mes bras. La parole de mon oncle était sacrée ; et tandis que Marie allait près de lui en réclamer l’exécution, je courus au fort Galifet annoncer à Pierrot son salut, désormais certain.

— Frère ! lui criai-je en entrant, frère ! réjouis-toi ! ta vie est sauvée. Marie l’a demandée à son père pour son présent de noces !

L’esclave tressaillit.

— Marie ! noces ! ma vie ! Comment tout cela peut-il aller ensemble ?

— Cela est tout simple, repris-je. Marie, à qui tu as sauvé la vie, se marie.

— Avec qui ? s’écria l’esclave ; et son regard était égaré et terrible.

— Ne le sais-tu pas ? répondis-je doucement ; avec moi.

Son visage formidable redevint bienveillant et résigné.

— Ah ! c’est vrai, me dit il, c’est avec toi ! Et quel est le jour ?

— C’est le 22 août.

— Le 22 août ! es-tu fou ? reprit-il avec une expression d’angoisse et d’effroi.

Il s’arrêta. Je le regardais, étonné. Après un silence, il me serra vivement la main.

— Frère, je te dois tant qu’il faut que ma bouche te donne un avis. Crois-moi, va au Cap, et marie-toi avant le 22 août.

Je voulus en vain connaître le sens de ces paroles énigmatiques.

— Adieu, me dit-il avec solennité. J’en ai peut-être déjà trop dit ; mais je hais encore plus l’ingratitude que le parjure.

Je le quittai, plein d’indécisions et d’inquiétudes qui s’effacèrent cependant bientôt dans mes pensées de bonheur.

Mon oncle retira sa plainte le jour même. Je retournai au fort pour en faire sortir Pierrot. Thadée, le sachant libre, entra avec moi dans la prison. Il n’y était plus. Rask, qui s’y trouvait seul, vint à moi d’un air caressant ; à son cou était attachée une feuille de palmier ; je la pris et j’y lus ces mots : Merci, tu m’as sauvé la vie une troisième fois. Frère, n’oublie pas ta promesse. Au-dessous étaient écrits, comme signature, les mots : Yo que soy contrabandista.

Thadée était encore plus étonné que moi ; il ignorait le secret du soupirail, et s’imaginait que le nègre s’était changé en chien. Je lui laissai croire ce qu’il voulut, me contentant d’exiger de lui le silence sur ce qu’il avait vu.

Je voulus emmener Rask. En sortant du fort, il s’enfonça dans des haies voisines et disparut.