Bug-Jargal/éd. 1910/L

Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 509-511).
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L


Quand l’affaissement du regret fut passé, une sorte de rage s’empara de moi ; je m’enfonçai à grands pas dans la vallée ; je sentais le besoin d’abréger. Je me présentai aux avant-postes des nègres. Ils parurent surpris et refusaient de m’admettre. Chose bizarre ! je fus contraint presque de les prier. Deux d’entre eux enfin s’emparèrent de moi, et se chargèrent de me conduire à Biassou.

J’entrai dans la grotte de ce chef. Il était occupé à faire jouer les ressorts de quelques instruments de torture dont il était entouré. Au bruit que firent ses gardes en m’introduisant, il tourna la tête ; ma présence ne parut pas l’étonner.

— Vois-tu ? dit-il en m’étalant l’appareil horrible qui l’environnait.

Je demeurai calme ; je connaissais la cruauté du « héros de l’humanité », et j’étais déterminé à tout endurer sans pâlir.

— N’est-ce pas, reprit-il en ricanant, n’est-ce pas que Léogri a été bien heureux de n’être que pendu ?

Je le regardai sans répondre, avec un froid dédain.

— Faites avertir monsieur le chapelain, dit-il alors à un aide de camp. Nous restâmes un moment tous deux silencieux, nous regardant en face. Je l’observais ; il m’épiait.

En ce moment Rigaud entra ; il paraissait agité, et parla bas au généralissime.

— Qu’on rassemble tous les chefs de mon armée, dit tranquillement Biassou.

Un quart d’heure après, tous les chefs, avec leurs costumes diversement bizarres, étaient réunis devant la grotte. Biassou se leva.

— Écoutez, amigos ! les blancs comptent nous attaquer ici, demain au point du jour. La position est mauvaise ; il faut la quitter. Mettons-nous tous en marche au coucher du soleil, et gagnons la frontière espagnole. — Macaya, vous formerez l’avant-garde avec vos noirs marrons. — Padrejan, vous enclouerez les pièces prises à l’artillerie de Praloto ; elles ne pourraient nous suivre dans les mornes. Les braves de la Croix-des-Bouquets s’ébranleront après Macaya. — Toussaint suivra avec les noirs de Léogane et du Trou. — Si les griots et les griotes font le moindre bruit, j’en charge le bourreau de l’armée. — Le lieutenant-colonel Cloud distribuera les fusils anglais débarqués au cap Cabron, et conduira les sang-mêlés ci-devant libres par les sentiers de la Vista. — On égorgera les prisonniers, s’il en reste. On mâchera les balles ; on empoisonnera les flèches. Il faudra jeter trois tonnes d’arsenic dans la source où l’on puise l’eau du camp ; les coloniaux prendront cela pour du sucre, et boiront sans défiance. — Les troupes du Limbé, du Dondon et de l’Acul marcheront après Cloud et Toussaint. — Obstruez avec des rochers toutes les avenues de la savane ; carabinez tous les chemins ; incendiez les forêts. — Rigaud, vous resterez près de nous. — Candi, vous rassemblerez ma garde autour de moi. — Les noirs du Morne-Rouge formeront l’arrière-garde, et n’évacueront la savane qu’au soleil levant.

Il se pencha vers Rigaud, et dit à voix basse :

— Ce sont les noirs de Bug-Jargal ; s’ils pouvaient être écrasés ici ! Muerta la tropa, muerto el gefe[1] ! Allez, hermanos, reprit-il en se redressant. Candi vous portera le mot d’ordre.

Les chefs se retirèrent.

— Général, dit Rigaud, il faudrait expédier la dépêche de Jean-François. Nous sommes mal dans nos affaires ; elle pourrait arrêter les blancs.

Biassou la tira précipitamment de sa poche.

— Vous m’y faites penser ; mais il y a tant de fautes de grammaire, comme ils disent, qu’ils en riront. — Il me présenta le papier. — Écoute, veux-tu sauver ta vie ? Ma bonté le demande encore une fois à ton obstination. Aide-moi à refaire cette lettre ; je te dicterai mes idées ; tu écriras cela en style blanc.

Je fis un signe de tête négatif. Il parut impatienté.

— Est-ce non ! me dit-il.

— Non ! répondis-je.

Il insista.

— Réfléchis bien.

Et son regard semblait appeler le mien sur l’attirail de bourreau avec lequel il jouait.

— C’est parce que j’ai réfléchi, repris-je, que je refuse. Tu me parais craindre pour toi et les tiens ; tu comptes sur ta lettre à l’assemblée pour retarder la marche et la vengeance des blancs. Je ne veux pas d’une vie qui servirait peut-être à sauver la tienne. Fais commencer mon supplice.

— Ah ! ah ! muchacho ! répliqua Biassou en poussant du pied les instruments de torture, il me semble que tu te familiarises avec cela. J’en suis fâché, mais je n’ai pas le temps de t’en faire faire l’essai. Cette position est dangereuse ; il faut que j’en sorte au plus vite. Ah ! tu refuses de me servir de secrétaire ! aussi bien, tu as raison, car je ne t’en aurais pas moins fait mourir après. On ne saurait vivre avec un secret de Biassou ; et puis, mon cher, j’avais promis ta mort à monsieur le chapelain.

Il se tourna vers l’obi, qui venait d’entrer.

Bon per, votre escouade est-elle prête ?

Celui-ci fit un signe affirmatif.

— Avez-vous pris pour la composer des noirs du Morne-Rouge ? Ce sont les seuls de l’armée qui ne soient point encore forcés de s’occuper des apprêts du départ.

L’obi répondit oui par un second signe.

Biassou alors me montra du doigt le grand drapeau noir que j’avais déjà remarqué, et qui figurait dans un coin de la grotte.

— Voici qui doit avertir les tiens du moment où ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. — Tu sens que dans cet instant-là je dois déjà être en marche. — À propos, tu viens de te promener, comment as-tu trouvé les environs ?

— J’y ai remarqué, répondis-je froidement, assez d’arbres pour y pendre toi et toute ta bande.

— Eh bien ! répliqua-t-il avec un ricanement forcé, il est un endroit que tu n’as sans doute pas vu, et avec lequel le bon per te fera faire connaissance. — Adieu, jeune capitaine, bonsoir à Léogri.

Il me salua avec ce rire qui me rappelait le bruit du serpent à sonnettes, fit un geste, me tourna le dos, et les nègres m’entraînèrent. L’obi voilé nous accompagnait, son chapelet à la main.

  1. Morte la bande, mort le chef !