Bug-Jargal/éd. 1910/IV

Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 383-386).
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IV


Quoique né en France, j’ai été envoyé de bonne heure à Saint-Domingue, chez un de mes oncles, colon très riche, dont je devais épouser la fille.

Les habitations de mon oncle étaient voisines du fort Galifet, et ses plantations occupaient la majeure partie des plaines de l’Acul.

Cette malheureuse position, dont le détail vous semble sans doute offrir peu d’intérêt, a été l’une des premières causes des désastres et de la ruine totale de ma famille.

Huit cents nègres cultivaient les immenses domaines de mon oncle. Je vous avouerai que la triste condition de ces esclaves était encore aggravée par l’insensibilité de leur maître. Mon oncle était du nombre, heureusement assez restreint, de ces planteurs dont une longue habitude de despotisme absolu avait endurci le cœur. Accoutumé à se voir obéi au premier coup d’œil, la moindre hésitation de la part d’un esclave était punie des plus mauvais traitements, et souvent l’intercession de ses enfants ne servait qu’à accroître sa colère. Nous étions donc le plus souvent obligés de nous borner à soulager en secret des maux que nous ne pouvions prévenir.

— Comment ! mais voilà des phrases ! dit Henri à demi-voix, en se penchant vers son voisin. Allons, j’espère que le capitaine ne laissera point passer les malheurs des ci-devant noirs sans quelque petite dissertation sur les devoirs qu’impose l’humanité, et cætera. On n’en eût pas été quitte à moins au club Massiac[1].

— Je vous remercie, Henri, de m’épargner un ridicule, dit froidement d’Auverney, qui l’avait entendu.

Il poursuivit.

— Entre tous ces esclaves, un seul avait trouvé grâce devant mon oncle.

C’était un nain espagnol, griffe[2] de couleur, qui lui avait été donné comme un sapajou par lord Effingham, gouverneur de la Jamaïque. Mon oncle, qui, avant longtemps résidé au Brésil, y avait contracté les habitudes du faste portugais, aimait à s’environner chez lui d’un appareil qui répondît à sa richesse. De nombreux esclaves, dressés au service comme des domestiques européens, donnaient à sa maison un éclat en quelque sorte seigneurial. Pour que rien n’y manquât, il avait fait de l’esclave de lord Effingham son fou, à l’imitation de ces anciens princes féodaux qui avaient des bouffons dans leurs cours. Il faut dire que le choix était singulièrement heureux. Le griffe Habibrah (c’était son nom) était un de ces êtres dont la conformation physique est si étrange qu’ils paraîtraient des monstres, s’ils ne faisaient rire. Ce nain hideux était gros, court, ventru, et se mouvait avec une rapidité singulière sur deux jambes grêles et fluettes, qui, lorsqu’il s’asseyait, se repliaient sous lui comme les bras d’une araignée. Sa tête énorme, lourdement enfoncée entre ses épaules, hérissée d’une laine rousse et crépue, était accompagnée de deux oreilles si larges, que ses camarades avaient coutume de dire qu’Habibrah s’en servait pour essuyer ses yeux quand il pleurait. Son visage était toujours une grimace, et n’était jamais la même ; bizarre mobilité des traits, qui du moins donnait à sa laideur l’avantage de la variété. Mon oncle l’aimait à cause de sa difformité rare et de sa gaieté inaltérable. Habibrah était son favori. Tandis que les autres esclaves étaient rudement accablés de travail, Habibrah n’avait d’autre soin que de porter derrière le maître un large éventail de plumes d’oiseaux de paradis, pour chasser les moustiques et les bigailles. Mon oncle le faisait manger à ses pieds sur une natte de jonc, et lui donnait toujours sur sa propre assiette quelque reste de son mets de prédilection. Aussi Habibrah se montrait-il reconnaissant de tant de bontés ; il n’usait de ses privilèges de bouffon, de son droit de tout faire et de tout dire, que pour divertir son maître par mille folles paroles entremêlées de contorsions, et au moindre signe de mon oncle il accourait avec l’agilité d’un singe et la soumission d’un chien.

Je n’aimais pas cet esclave. Il y avait quelque chose de trop rampant dans sa servilité ; et si l’esclavage ne déshonore pas, la domesticité avilit. J’éprouvais un sentiment de pitié bienveillante pour ces malheureux nègres que je voyais travailler tout le jour sans que presque aucun vêtement cachât leur chaîne ; mais ce baladin difforme, cet esclave fainéant, avec ses ridicules habits bariolés de galons et semés de grelots, ne m’inspirait que du mépris. D’ailleurs le nain n’usait pas en bon frère du crédit que ses bassesses lui avaient donné sur le patron commun. Jamais il n’avait demandé une grâce à un maître qui infligeait si souvent des châtiments ; et on l’entendit même un jour, se croyant seul avec mon oncle, l’exhorter à redoubler de sévérité envers ses infortunés camarades. Les autres esclaves cependant, qui auraient dû le voir avec défiance et jalousie, ne paraissaient pas le haïr. Il leur inspirait une sorte de crainte respectueuse qui ne ressemblait point à de l’amitié ; et quand ils le voyaient passer au milieu de leurs cases avec son grand bonnet pointu orné de sonnettes, sur lequel il avait tracé des figures bizarres en encre rouge, ils se disaient entre eux à voix basse : C’est un obi[3] !

Ces détails, sur lesquels j’arrête en ce moment votre attention, messieurs, m’occupaient fort peu alors. Tout entier aux pures émotions d’un amour que rien ne semblait devoir traverser, d’un amour éprouvé et partagé depuis l’enfance par la femme qui m’était destinée, je n’accordais que des regards fort distraits à tout ce qui n’était pas Marie. Accoutumé dès l’âge le plus tendre à considérer comme ma future épouse celle qui était déjà en quelque sorte ma sœur, il s’était formé entre nous une tendresse dont on ne comprendrait pas encore la nature, si je disais que notre amour était un mélange de dévouement fraternel, d’exaltation passionnée et de confiance conjugale. Peu d’hommes ont coulé plus heureusement que moi leurs premières années ; peu d’hommes ont senti leur âme s’épanouir à la vie sous un plus beau ciel, dans un accord plus délicieux de bonheur pour le présent et d’espérance pour l’avenir. Entouré presque en naissant de tous les contentements de la richesse, de tous les privilèges du rang dans un pays où la couleur suffisait pour le donner, passant mes journées près de l’être qui avait tout mon amour, voyant cet amour favorisé de nos parents, qui seuls auraient pu l’entraver, et tout cela dans l’âge où le sang bouillonne, dans une contrée où l’été est éternel, où la nature est admirable ; en fallait-il plus pour me donner une foi aveugle dans mon heureuse étoile ? en faut-il plus pour me donner le droit de dire que peu d’hommes ont coulé plus heureusement que moi leurs premières années ?

Le capitaine s’arrêta un moment, comme si la voix lui eût manqué pour ces souvenirs de bonheur. Puis il poursuivit avec un accent profondément triste :

— Il est vrai que j’ai maintenant de plus le droit d’ajouter que nul ne coulera plus déplorablement ses derniers jours.

Et comme s’il eût repris de la force dans le sentiment de son malheur, il continua d’une voix assurée.

  1. Nos lecteurs ont sans doute oublié que le club Massiac, dont parle le lieutenant Henri, était une association de négrophiles. Ce club, formé à Paris au commencement de la révolution, avait provoqué la plupart des insurrections qui éclatèrent alors dans les colonies.

    On pourra s’étonner aussi de la légèreté un peu hardie avec laquelle le jeune lieutenant raille des philanthropes qui régnaient encore à cette époque par la grâce du bourreau. Mais il faut se rappeler qu’avant, pendant et après la Terreur, la liberté de penser et de parler s’était réfugiée dans les camps. Ce noble privilège coûtait de temps en temps la tête à un général ; mais il absout de tout reproche la gloire si éclatante de ces soldats que les dénonciateurs de la Convention appelaient « les messieurs de l’armée du Rhin ».

  2. Une explication précise sera peut-être nécessaire à l’intelligence de ce mot.

    M. Moreau de Saint-Méry, en développant le système de Franklin, a classé dans des espèces génériques les différentes teintes que présentent les mélanges de la population de couleur.

    Il suppose que l’homme forme un tout de cent vingt-huit parties, blanches chez les blancs, et noires chez les noirs.

    Partant de ce principe, il établit que l’on est d’autant plus près ou plus loin de l’une ou de l’autre couleur, qu’on se rapproche ou qu’on s’éloigne davantage du terme soixante-quatre, qui leur sert de moyenne proportionnelle.

    D’après ce système, tout homme qui n’a point huit parties de blanc est réputé noir.

    Marchant de cette couleur vers le blanc, on distingue neuf souches principales, qui ont encore entre elles des variétés d’après le plus ou le moins de parties qu’elles retiennent de l’une ou de l’autre couleur. Ces neuf espèces sont le sacatra, le griffe, le marabout, le mulâtre, le quarteron, le métis, le mameluco, le quarteronné, le sang-mêlé.

    Le sang-mêlé, en continuant son union avec le blanc, finit en quelque sorte par se confondre avec cette couleur. On assure pourtant qu’il conserve toujours sur une certaine partie du corps la trace ineffaçable de son origine.

    Le griffe est le résultat de cinq combinaisons, et peut avoir depuis vingt-quatre jusqu’à trente-deux parties blanches et quatre-vingt-seize ou cent quatre noires.

  3. Un sorcier.