Bug-Jargal/éd. 1876/12

Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 17-19).

XII

Tous ces détails exaltèrent ma jeune imagination. Marie, pleine de reconnaissance et de compassion, applaudit à mon enthousiasme, et Pierrot s’empara si vivement de notre intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvai aux moyens de lui parler.

Quoique fort jeune, comme neveu de l’un des plus riches colons du Cap, j’étais capitaine des milices de la paroisse de l’Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde, et à un détachement des dragons jaunes, dont le chef, qui était pour l’ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait le commandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque que ce commandant était le frère d’un pauvre colon auquel j’avais eu le bonheur de rendre de très-grands services, et qui m’était entièrement dévoué…

Ici tout l’auditoire interrompit d’Auverney en nommant Thadée.

Vous l’avez deviné, messieurs, reprit le capitaine. Vous comprenez sans peine qu’il ne me fut pas difficile d’obtenir de lui l’entrée du cachot du nègre. J’avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, dont la colère était encore toute flagrante, j’eus soin de ne m’y rendre qu’à l’heure où il faisait sa méridienne : tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j’arrivai à la porte du cachot. Thadée l’ouvrit et se retira. J’entrai.

Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n’était pas seul : un dogue énorme se leva en grondant et s’avança vers moi. « Rask ! » cria le noir. Le jeune dogue se tut, et revint se coucher aux pieds de son maître, où il acheva de dévorer quelques misérables aliments.

J’étais en uniforme : la lumière que répandait le soupirail dans cet étroit cachot était si faible que Pierrot ne pouvait distinguer qui j’étais.

« Je suis prêt, » me dit-il d’un ton calme.

En achevant ces paroles, il se leva à demi.

« Je suis prêt, répéta-t-il encore.

— Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers. »

L’émotion faisait trembler ma voix. Le prisonnier ne parut pas la reconnaître.

Il poussa du pied quelques débris qui retentirent.

« Des fers ! je les ai brisés ! »

Il y avait dans l’accent dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire : Je ne suis pas fait pour porter des fers. Je repris :

« L’on ne m’avait pas dit qu’on vous eût laissé un chien.

— C’est moi qui l’ai fait entrer. »

Il détacha une pierre énorme.
Il détacha une pierre énorme.

J’étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d’un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu’il comprit le sens de mes réflexions ; il se leva autant que la voûte trop basse le lui permettait, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient pu facilement passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de bananiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.

La surprise me rendait muet : tout à coup un rayon du jour éclaira vivement mon visage. Le prisonnier se redressa, comme s’il eût mis par mégarde le pied sur un serpent, et son front heurta les pierres de la voûte. Un mélange indéfinissable de mille sentiments opposés, une étrange expression de haine, de bienveillance et d’étonnement douloureux passa rapidement dans ses yeux. Mais, reprenant un subit empire sur ses pensées, sa physionomie en moins d’un instant redevint calme et froide, et il fixa avec indifférence son regard sur le mien. Il me regardait en face comme un inconnu.

« Je puis encore vivre deux jours sans manger, » dit-il.

Je fis un geste d’horreur : je remarquai alors la maigreur de l’infortuné. Il ajouta :

« Mon chien ne peut manger que de ma main ; si je n’avais pu élargir le soupirail, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu’il faut toujours que je meure.

— Non, m’écriai-je, non, vous ne mourrez pas de faim. »

Il ne me comprit pas.

« Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j’aurais pu vivre encore deux jours sans manger : mais je suis prêt, monsieur l’officier ; aujourd’hui vaut encore mieux que demain ; ne faites pas de mal à Rask. »

Je sentis alors ce que voulait dire son je suis prêt. Accusé d’un crime qui était puni de mort, il croyait que je venais pour le mener au supplice ; et cet homme, doué de forces colossales, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant : Je suis prêt !

« Ne faites pas de mal à Rask, » répéta-t-il encore.

Je ne pus me contenir

« Quoi ! lui dis-je, non-seulement vous me prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de mon humanité envers ce pauvre chien qui ne m’a rien fait ! »

Il s’attendrit, sa voix s’altéra.

« Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne, j’aime mon chien ; et, ajouta-t-il après un court silence, les tiens m’ont fait bien du mal. »

Je l’embrassai, je lui serrai la main, je le détrompai.

« Ne me connaissiez-vous pas ? lui dis-je.

— Je savais que tu étais un blanc, et pour les blancs, quelque bons qu’ils soient, un noir est si peu de chose ! d’ailleurs, j’ai aussi à me plaindre de toi.

— Et de quoi ! repris-je étonné.

— Ne m’as tu-pas conservé deux fois la vie ? »

Cette inculpation étrange me fit sourire. Il s’en aperçut, et poursuivit avec amertume :

« Oui, je devrais t’en vouloir. Tu m’as sauvé d’un crocodile et d’un colon ; et, ce qui est pis encore, tu m’as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux ! »

La singularité de son langage et de ses idées ne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie avec lui-même.

« Je vous dois bien plus que vous ne me devez, lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie. »

Il éprouva comme une commotion électrique. Maria ! dit-il d’une voix étouffée ; et sa tête le tomba sur ses mains, qui se crispaient violemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les larges parois de sa poitrine.

J’avoue que mes soupçons assoupis se réveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J’étais trop près du bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu’un pareil rival, s’il l’était en effet, pût exciter en moi d’autres sentiments que la bienveillance et la pitié.

Il releva enfin sa tête.

« Va ! me dit-il, ne me remercie pas ! »

Il ajouta, après une pause ;

« Je ne suis pourtant pas d’un rang inférieur au tien ! »

Cette parole paraissait révéler un ordre d’idées qui piquait vivement ma curiosité : je le pressai de me dire qui il était et ce qu’il avait souffert. Il garda un sombre silence.

Ma démarche l’avait touché ; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco. Puis il referma l’ouverture et se mit à manger. En causant avec lui, je remarquai qu’il parlait avec facilité le français et l’espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué de culture : il savait des romances espagnoles qu’il chantait avec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tant d’autres rapports, que jusqu’alors la pureté de son langage ne m’avait pas frappé. J’essayai de nouveau d’en savoir la cause ; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d’avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.