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Brumes de fjordsLemerre. (p. 30-34).

LES MORTS


Je cueillis la fleur mystérieuse qui prend racine dans le cœur des Morts,

J’emportai la lampe funèbre qui brûle sur les tombes,

Et je pénétrai jusqu’au domaine des Morts, afin d’obtenir d’eux le secret de leur oubli des choses, et de leur enviable paix.

Une vierge dormait en un cercueil d’ivoire.

Elle dormait d’un sommeil pur, que ne traversait point l’ombre d’un songe. Elle dormait, très blanche, en un cercueil d’ivoire.

Je touchai ses lèvres avec la fleur mystérieuse qui prend racine dans le cœur des Morts.

Et la Morte parla d’une voix alanguie :

« Je dors sans rêves sous la terre parfumée,

« Parce que je n’ai point connu l’amour. »

Et ses lèvres se turent, souriantes.

Un roi était enseveli en un cercueil d’or.

Je touchai ses lèvres avec la fleur mystérieuse,

Et le roi me répondit :

« Je dors d’un sommeil heureux sous la terre.

« J’ai connu le fracas des assauts, la sonorité des clairons et des cris de bataille, le piétinement des armées, l’angoisse ardente des luttes et l’éclat des victoires ;

« J’ai connu la toute-puissance, l’orgueil et la splendeur sans limites, et le vaste rayonnement d’une couronne ;

« Mais je n’ai point connu l’amour,

« Et c’est pourquoi je dors sans regrets sous la terre. »

Un prophète dormait en un cercueil d’ébène.

Je touchai ses lèvres avec la fleur mystérieuse,

Et le prophète me répondit :

« Je dors d’un sommeil paisible sous la terre, « Je sais le secret des espaces et des nombres, des océans et des aurores.

« J’ai interrogé les astres et le silence, j’ai sondé résolument l’épouvantable univers, j’ai affronté l’horreur de l’Inconnu,

« Je me suis incliné sur les abîmes et je me suis enfoncé dans les ténèbres.

« Mais, aujourd’hui, je dors d’un sommeil paisible sous la terre,

« Car je n’ai point connu l’amour. »

Et je vis la face torturée d’un Mort qui ne dormait qu’à demi, oppressé par un cauchemar.

Je touchai ses lèvres avec la fleur mystérieuse.

Il gémit d’une voix de souffrance :

« J’ignore le sommeil attiédi sous la terre…

« Les Morts, mes voisins, dorment divinement.

« Parfois, ils se retournent sur leur couche sereine.

« Le sol qui les recouvre est pareil à un velours parfumé… Ils écoutent obscurément les bruits voilés de l’existence qui ne les atteignent plus.

« Ils sentent germer, sourdre et grandir l’effort des plantes et des fleurs vers le lointain soleil…

« Ils devinent le souffle du vent sur l’herbe, et l’odeur des violettes dans l’ombre… Et les clartés mélancoliques du soir se glissent jusqu’à leur solitude et se mêlent à leur songe… Les Morts, mes voisins, dorment d’un heureux sommeil…

« Moi, je suis éternellement inquiet,

« Car j’ai connu l’amour

« Je souffre de la beauté d’une femme.

« Je l’ai voluptueusement haïe et amèrement aimée. Ses caresses avaient le charme d’un péril et l’attrait inavouable d’une trahison. Par elle, j’ai su l’ivresse de la douleur.

« Les Morts, mes voisins, dorment d’un heureux sommeil, mais moi, je suis éternellement inquiet,

« Parce que j’ai connu l’amour. »