Brochard. — De l’erreur

V. Brochard. — De l’erreur. (Paris, Berger-Levrault, Germer Baillière. 1879.)

L’erreur est-elle une connaissance incomplète ? Autant dire qu’elle n’est qu’un diminutif de la vérité. Mais alors autant démentir l’expérience : nombre d’erreurs se commettent tous les jours qui ne recèlent aucune part de vrai.

Si l’erreur n’est pas une forme de l’ignorance, on doit réformer la théorie de la certitude généralement acceptée et proposée par les métaphysiciens antérieurs à Kant, et qui repose sur ces postulats, on pourrait presque dire sur ces pétitions de principe :

1o  L’esprit est façonné pour représenter fidèlement les choses réelles.

2o  Cette pénétration de l’esprit par la réalité est immédiatement aperçue du sujet pensant et provoque fatalement, de sa part, une adhésion immédiate, qui est la certitude.

3o  Réciproquement, l’état de certitude suppose toujours un esprit que la vérité possède ; en d’autres termes, on ne peut jamais être certain du faux.

Ainsi le veut Platon ; le platonisme admet un entendement fatalement prédisposé à recevoir l’empreinte exacte des choses réelles. Et pourtant l’erreur existe, et l’erreur, Platon le dit lui-même, consiste à penser autre chose que ce qui est. Comment concilier deux assertions dont l’une détruit l’autre ?

Ainsi le veut Descartes. Selon Descartes, l’entendement est infaillible. L’erreur prend sa source dans l’usage inconsidéré du franc arbitre, faculté que l’auteur des Méditations investit du pouvoir d’affirmer ou de nier. Il serait plus exact de dire : d’affirmer l’erreur et de dépasser les limites de la connaissance distincte. Selon Descartes, l’homme ne peut pas ne pas considérer comme vrai ce qu’il conçoit clairement et distinctement.

Ainsi le veut Spinoza, logicien intrépide, et ajoutons-le, cartésien à outrance. C’est dans Descartes qu’il puise le germe de sa théorie de l’erreur, la seule conséquente aux postulats invoqués. Expliquer ainsi l’erreur, c’est la dénaturer peut-être : c’est pourtant le seul moyen de respecter les théories de la certitude en honneur chez les métaphysiciens dogmatiques. Si donc on veut expliquer l’erreur telle que l’expérience nous la donne, on acceptera la révolution opérée par Kant et l’on se placera résolument sur le terrain de la philosophie critique.

C’est là qu’en arrive M. Brochard après une longue et sérieuse enquête sur les théories de l’erreur dans Platon, Descartes, Spinoza. Nous ne pouvions analyser cette première partie du livre ; mais nous croyons qu’elle ^éclaire d’un jour nouveau des parties oubliées, trop oubliées peut-être, du platonicisme, du spinozisme et du cartésianisme.

Au lieu de rechercher si, oui ou non, la réalité pénètre l’entendement, chose absolument invérifiable, au lieu de prétendre définir la vérité en cherchant à établir entre le sujet intelligent et l’objet une conformité, manifestement chimérique, le mieux n’est-il pas d’interroger le sujet pensant et de savoir de lui ce qu’il appelle vérité ?

Est vraie, va nous répondre M. Brochard, toute synthèse d’une portée générale, non seulement affirmée par moi, mais affirmable par tous les hommes, quand cette synthèse s’impose à notre entendement, que le contraire de ce qu’elle établit est absolument inconcevable. Or il est des synthèses de ce genre : 1o  celles qui nous sont données à priori, expressions de la vérité logique ; 2o  celles qui nous sont données à posteriori, expressions de la vérité empirique.

S’il en est ainsi, Descartes se trompe, lui et la plupart des métaphysiciens dogmatiques, en ne reconnaissant que des vérités d’ordre logique ; Stuart Mill est dans l’erreur quand il prétend ramener toutes les propositions à des généralisations de l’expérience.

Toute proposition vraie est un jugement général : réciproquement, il n’y aura d’erreur que dans l’ordre des généralisations. — Cependant la proposition je pense n’est point une proposition générale, et pourtant elle est vraie ! — M. Brochard répond qu’on ne peut donner le nom de vérité à une proposition qui ne porte que sur un phénomène actuel affirmé en tant que phénomène. Les sceptiques nient la vérité : aucun d’eux n’ose nier la réalité phénoménologique du paraître.

Il faut alors abandonner le premier postulat des dogmatiques, relatif à la vérité. Qu’adviendra-t-il des deux autres ?

Pour le savoir, il faut étudier la croyance. Qu’est-ce que croyance ? Qu’est-ce que certitude ? Il est de sens commun que la croyance peut s’appliquer à autre chose qu’à la vérité. D’autre part, à qui n’arrive-t-il point de commettre des erreurs nombreuses et de les considérer comme vraies, au moment même où il les commet. Donc l’état de certitude est indépendant de la vérité de la chose pensée, et dès lors il ne diffère plus de l’état de croyance. En fait, ce n’est point parce que les choses sont évidentes qu’on y croit, c’est parce qu’on y croit qu’on les affirme comme évidentes. L’évidence est la marque d’une croyance qui s’obstine : loin d’être un caractère inhérent aux choses pensées, comme le soutiennent les dogmatiques, elle est un caractère dépendant dans une large mesure de l’état du sujet qui affirme.

L’homme n’est pas un entendement pur ; il est intelligence passion, volonté. Or, s’il est des synthèses qui s’imposent à son esprit, à sa pensée, il n’en est aucune qui s’impose à sa croyance. La preuve en est dans l’existence même du scepticisme. Le scepticisme n’est qu’une forme de la paresse : on ne croit point parce qu’on ne veut point croire, parce qu’on se refuse à faire de son entendement un usage légitime et raisonnable.

De cette manière d’entendre la certitude, il semble résulter qu’on peut croire tout ce que l’on veut et qu’il n’est pas, à proprement parler, de critère du vrai. D’abord on ne peut admettre que ce critère soit l’évidence, puisque l’évidence est un caractère qu’il ne faut plus attribuer à l’objet pensé. D’autre part, si les synthèses dites nécessaires ne le sont qu’au regard de la pensée et de la pensée seule, il faut avouer que cette nécessité, seul critère possible du vrai et qui ne peut dépasser les limites de l’entendement, pèsera d’un bien faible poids dans la balance si la volonté lui refuse son adhésion. Or, si, en fait, la volonté ne la refuse pas toujours, en droit elle peut toujours la refuser. L’existence du scepticisme en est une preuve singulièrement frappante. Les sceptiques ont l’entendement façonné comme nous l’avons tous : ils pensent avec les mêmes catégories, ils reconnaissent que certaines affirmations s’imposent à leur pensée, mais ils refusent de se soumettre à ses légitimes exigences. Ce refus d’adhésion est donc possible.

Reste à se demander s’il est moral. Ne sommes-nous pas tenus moralement d’obéir à notre raison, ne sommes-nous pas obligés de croire ce qu’elle nous condamnerait à affirmer fatalement si nous n’étions pas libres ? Entre deux affirmations dont l’une est inconciliable avec l’autre, n’est-il pas moralement obligatoire de préférer celle qui ne porte aucune atteinte aux lois de l’entendement ou de l’expérience sensible ? Cette condition satisfaite, la morale n’a plus à intervenir, et des motifs d’un autre ordre peuvent influer sur nos croyances. Donc la certitude n’a rien de fatal et le second postulat des dogmatiques est réfuté. Il va en être ainsi du troisième postulat.

Oublions maintenant le rôle de la volonté libre, et considérons à nouveau la synthèse mentale, matière première de l’affirmation, demandons-nous d’abord quelle est la nature de l’erreur. Il s’agit de démontrer qu’elle est tout autre chose qu’une forme de l’ignorance et qu’elle renferme un élément positif.

D’abord, si l’on considère les notions unies dans mainte fausse synthèse, il est aisé de voir que cette union est absolument impossible à quelque degré que ce soit. Sans doute, quand j’affirme que le soleil est plus petit que la terre, j’exprime sous une forme inexacte cette vérité, à savoir qu’il nous paraît tel. Mais toutes les erreurs ne sont pas de cette forme, exemple celle-ci : l’or potable est un remède universel.

En outre, pour se tromper, il faut dépasser la constatation de l’apparence actuelle au moment où la conscience la saisit. Il faut généraliser, et pour opérer une généralisation fausse il faut détourner de leur destination les modes de la pensée, mettre dans sa pensée plus qu’elle ne devrait contenir. Est-ce là pécher par défaut ? n’est-ce pas plutôt pécher par excès ? Donc, en tant que l’erreur suppose un acte de généralisation, il est vrai de dire qu’elle renferme un élément positif.

« Il est vrai que peut-être, ajoute M. Brochard, nous n’attribuerions pas à la synthèse fausse ce caractère de généralité si nous avions présents à l’esprit les faits ou les idées qui, apparaissant plus tard, seront inconciliables avec elle. En ce sens, l’erreur suppose une privation. Toutefois, si l’acte de généralisation a pour condition l’absence de certaines notions, on ne peut dire que cette privation suffise à expliquer l’acte de généralisation en lui-même. Comment ce que je ne pense pas actuellement pourrait-il me contraindre à penser quelque chose ? Quelle est cette réaction de la pensée absente sur la pensée présente, de ce qui n’est pas sur ce qui est ? De ce que j’ignore les raisons qui m’empêcheront plus tard de considérer ma synthèse comme vraie, il ne s’ensuit pas que je la doive considérer dès maintenant comme vraie ; si je m’en tiens à ce qui m’est donné, je la considérerai comme une hypothèse[1]. Cela revient à dire que, envisagées l’une et l’autre dans leur origine, la vérité et l’erreur ne sont point radicalement différentes. Toute vérité est une hypothèse démontrée ; toute erreur est une hypothèse démentie. Ainsi, comme les deux autres, se trouve réfuté le troisième postulat des philosophes dogmatiques.

Si l’erreur est le résultat d’un acte de généralisation, autant affirmer que l’erreur n’est possible que chez un être capable de raison. Errare humanum est. C’est ce que démontre M. Brochard dans son chapitre sur les conditions logiques de l’erreur. Il fait plus, et montre en quelques pages comment il serait possible de ramener à l’unité les classifications des erreurs et des sophismes proposées par les différentes philosophes. Tout sophisme est un sophisme de généralisation. Par où l’on voit que l’explication de l’erreur qui vient d’être proposée remplace avec avantage les anciennes explications des erreurs. C’était un point en apparence accessoire, en réalité important à établir : M. Brochard a bien fait de ne pas l’omettre, il eût mieux fait de le traiter avec plus de développements. L’occasion s’offrait à lui de faire la preuve de sa thèse ; nous aurions aimé qu’il en profitât avec moins de discrétion.

On sait que la faculté de croire ou d’adhérer à une synthèse mentale est indépendante de l’entendement. En présence du vrai, comme en présence du faux, alors qu’aucune raison d’ordre intellectuel ne peut nous inviter à suspendre notre adhésion ou à la refuser, d’autres raisons d’un autre ordre nous y sollicitent, et là sont les causes psychologiques de l’erreur. Ici, l’auteur insiste sur l’influence du sentiment. En aucun cas nous dit-il, on n’est fondé à soutenir que le sentiment seul est l’auteur de nos croyances ; si le cœur a ses raisons à lui, la raison les connaît toujours. En aucun cas on n’est autorisé à prétendre que la raison opère seule et sans le concours du sentiment et de la volonté. Toujours et partout, les trois fonctions psychiques interviennent, et la collaboration des trois facultés ne souffre pas d’intermittence. Nous signalons au lecteur cette partie, l’une des mieux étudiées et des plus finement écrites du livre. L’auteur s’y est manifestement inspiré d’un beau chapitre du Deuxième essai de critique générale de M. Renouvier. C’est du reste de M. Renouvier qu’il procède, et sa dialectique est, en général, conforme à celle de notre grand logicien contemporain.

M. Brochard termine son étude par un résumé de sa métaphysique, de celle qui à ses yeux peut seule rendre possible l’existence de l’erreur. Ce chapitre sur les causes métaphysiques de l’erreur n’est pas un hors-d’œuvre. En effet, il nous a été montré dans les chapitres consacrés à Platon, à Descartes, à Spinoza, que si nul d’entre eux n’a réussi à expliquer l’erreur, c’est en raison même des principes métaphysiques qui leur sont communs à tous trois. L’ancienne métaphysique est toujours, au fond, celle de la nécessité. À celle-là s’en oppose une autre, la métaphysique de la contingence. Ici encore, M. Brochard se rencontre avec M. Renouvier, et nous retrouvons dans ses dernières pages un acte d’adhésion formelle, à la doctrine qu’exposait, il y a cinq ans et avec un talent incomparable, l’auteur de la Contingence des lois de la nature, M. Émile Boutroux. Même au sein du monde inorganique, une place est réservée à l’indéterminisme ; aujourd’hui nécessaires, les lois qui le gouvernent ne le furent pas toujours ; la nécessité n’est peut-être qu’une liberté solidifiée. En tout cas, des choses sont, qui auraient pu ne pas être ; d’autres eussent été possibles sans que l’ordre du monde eût été troublé. L’esprit peut donc concevoir ces possibles sans que la raison proteste ; ce qu’il pense parfois n’est pas irrationnel, mais ne s’est pas réalisé. De là l’erreur, de là aussi son faux air de vérité.

Mais, si l’erreur et le vrai se ressemblent à première vue, nous devons en tirer tout au moins ces deux conséquences pratiques. C’est que l’erreur peut être aussi commune que la vérité, et que ceux qui la rencontrent pensent le faux sans penser l’absurde : de là un devoir impérieux de tolérance et de charité à l’égard de ceux qui se trompent. C’est que la vérité ne fait pas irruption dans notre esprit à notre insu et comme malgré nous : il faut la chercher pour la trouver, il faut la vouloir pour la chercher. Même en la voulant, on peut la manquer : à l’avenir de nous apprendre si nous l’avons rencontrée. Il n’est point de spécifique contre l’erreur ; l’erreur est inévitable. Le temps, notre patience, notre modestie, notre bonne volonté, voilà 6ur quels auxiliaires il nous est permis de compter pour remédier aux erreurs que nous aurons commises.

Telle est l’économie de cet intéressant travail, qui porte la marque d’un esprit personnel et d’un écrivain habile. Nous y retrouvons, exprimée dans une langue excellente et dans un style tout à la fois élégant et précis, une doctrine à laquelle, si j’ose dire, notre adhésion était donnée à l’avance. En effet la théorie sur l’erreur que nous venons d’exposer est en germe dans la théorie de M. Renouvier sur la certitude[2], qui la suppose et l’implique ; mais il restait à la dégager.

L’œuvre personnelle de M. Brochard a été de prendre la question « à revers » et de rédiger à sa manière avec d’amples développements un chapitre important, et qui restait à écrire de la doctrine criticiste. Ajoutons qu’un lecteur expérimenté reconnaîtra sans peine, dans le livre de l’Erreur, mainte trace d’une pensée originale et d’un esprit qui, pour marcher dans une voie déjà ouverte, s’y dirige néanmoins avec assez d’adresse pour savoir y découvrir. Nos critiques, si nous pouvions leur donner place dans un exposé rapide, porteraient sur la composition. On peut et on doit louer le développement donné à la partie historique du livre, à l’examen des doctrines de Platon, Descartes, Spinoza. Mais on en louerait davantage la partie dogmatique si M. Brochard lui avait donné plus d’étendue, si, non content de livrer au lecteur les résultats de ses analyses, il avait analysé devant lui. L’auteur est psychologue, on le devine ; mais pourquoi n’a-t-il pas donné à son travail un caractère plus nettement et plus largement psychologique ? Sans doute il y avait péril à « méditer » après Descartes le problème de l’erreur et à « refaire » la IVe méditation. Pour le fond, M. Brochard a tenté de la refaire, car il n’adopte qu’une faible partie des conclusions cartésiennes. J’aurais aimé qu’il la refît pour la forme et qu’il nous donnât une méditation à son tour.

En suivant cette méthode, M. Brochard eût peut-être inverti l’ordre des chapitres et débuté par « l’analyse de la croyance ». À cela, le livre aurait encore gagné, ce nous semble. Dans son premier chapitre de la IIe partie, M. Brochard termine en reconnaissant que, « par rapport à nous, la vérité est absolue. » La formule est ingénieuse et résume bien le chapitre. Mais que devons-nous entendre par là ? Que signifie « par rapport à nous » ? Apparemment : « par rapport à nous, en tant que pure intelligence. » Voilà que plus loin nous allons apprendre que l’homme envisagé ainsi n’est qu’une abstraction, qu’il n’est jamais désintéressé dans ses affirmations, que toujours l’entendement se trouve en présence du sentiment, de la volonté et que l’acte d’affirmer n’est possible que par le concours de ces trois fonctions. Que devient alors cette conclusion provisoire dirigée contre les sceptiques : « par rapport à nous, la vérité est absolue ? » Les sceptiques vont avoir beau jeu et répliqueront : « Mais toute certitude est croyance, vous le dites vous-mêmes, la croyance est un acte volontaire, donc jamais la vérité ne nous impose absolument son autorité. Voilà votre thèse, c’est aussi la nôtre. » Il nous paraît que M. Brochard eût évité cette contradiction apparente en se plaçant résolument et dès le début en face de la croyance.

Au surplus, M. Brochard pouvait-il craindre de faire au scepticisme la part trop belle, quand il se réservait de marquer profondément la différence qui sépare les sceptiques et les adeptes de la philosophie critique ? Cette différence peut se résumer ainsi. Pour répudier le scepticisme une chose suffit au philosophe criticiste : vouloir. Il douterait toujours s’il poursuivait le fantôme insaisissable d’une vérité qui vous étreint malgré vous et vous dompte par sa seule force ; la seule force capable de vaincre le scepticisme, c’est la volonté libre. Le criticiste le sait. À ses yeux, la certitude est « une assiette morale » [3].

Les dogmatiques seuls se révolteront contre la thèse de M. Brochard, et c’est leur droit ; car c’est pour eux, je veux dire contre eux, que l’auteur a écrit.

Lionel Dauriac.

  1. De l’erreur, p. 132.
  2. Voir le Deuxième essai de critique générale.
  3. Cf. Renouvier, Deuxième Essai.