Bourses de voyage (1904)/Deuxième partie/Chapitre XII

Hetzel (Tome 2p. 255-277).

XII

PENDANT TROIS JOURS.

Le soleil, débordant d’un horizon semé de vapeurs « débraillées », — c’est le mot juste, — n’annonçait pas une importante modification dans l’état atmosphérique. Il semblait, au contraire, que le vent, tout en soufflant de l’ouest, accusait une certaine tendance à fraîchir.

Au surplus, ces nuages ne tardèrent pas à gagner le zénith, et, sans doute, le temps resterait couvert toute la journée, qui serait pluvieuse. Cette pluie aurait peut-être pour résultat d’amoindrir la brise, si elle n’engendrait quelques rafales, — ce que craignait Will Mitz.

Dans tous les cas, à louvoyer jusqu’au soir, il était présumable que l’Alert gagnerait peu en direction des Antilles. De là un retard dont on ne pouvait prévoir la durée. Il y aurait lieu de regretter que le vent ne se fût pas maintenu vingt-quatre heures de plus dans l’est.

Ainsi donc, lorsque le navire quitta la Barbade sous le commandement d’Harry Markel, les alizés avaient contrarié sa marche. Sans cette circonstance, il se fût trouvé à une centaine de milles plus au large en plein Atlantique. Et voici, maintenant, que c’était contre les vents d’ouest qu’il lui fallait louvoyer pour revenir aux Antilles.

Lorsque Louis Clodion rejoignit Will Mitz dès six heures du matin :

« Rien de nouveau ?… demanda-t-il.

— Rien, monsieur Louis…

— Vous ne prévoyez pas que le vent puisse changer ?…

— Je ne sais trop… S’il ne fraîchit pas, nous ne serons point gênés sous cette voilure…

— Cela nous retardera ?…

— Un peu… Néanmoins il n’y a pas à s’inquiéter… Nous arriverons tout de même… Et puis je compte apercevoir quelque navire…

— Vous avez bon espoir ?…

— Bon espoir !

— Ne voulez-vous pas prendre du repos ?…

— Non… je ne suis pas fatigué… Plus tard, si j’ai besoin de dormir, une ou deux heures de sommeil, il ne m’en faudra pas davantage. »

Si Will Mitz tenait ce langage, c’est qu’il ne voulait pas inquiéter les passagers. Au fond sa perspicacité de marin ne le laissait pas sans appréhension. À bien l’observer, il lui semblait que la mer « sentait quelque chose », étant plus agitée que ne le comportait la brise.

Il était possible qu’il y eût des gros temps dans l’ouest. En juin ou juillet, ils ne se fussent pas prolongés au-delà de vingt-quatre ou de quarante-huit heures. Mais, en cette période de l’équinoxe, peut-être tiendraient-ils une ou deux semaines ?… N’est-ce pas l’époque à laquelle les Antilles ont subi d’effroyables désastres dus aux cyclones ?…

En admettant même que le vent n’allât pas jusqu’à la tempête, comment ces jeunes garçons résisteraient-ils à la fatigue en manœuvrant jour et nuit ?…

Vers sept heures, M. Patterson parut sur le pont, vint à Will Mitz, et lui serra la main.

« On ne voit pas encore la terre ?… demanda-t-il.

— Pas encore, monsieur Patterson.

— Elle est toujours dans cette direction ?… ajouta-t-il en désignant l’ouest.

— Toujours. »

De cette réponse, rassurante, il fallait bien que M. Patterson se contentât. Toutefois son imagination très surexcitée lui laissait entrevoir des retards considérables… Et si le navire ne parvenait point à rallier la Barbade ou toute autre île de l’Antilie, s’il était rejeté au large, si quelque tempête se déchaînait, que deviendrait-il sans capitaine, sans équipage ?… Le pauvre homme ne se voyait-il pas entraîné jusqu’aux extrêmes limites de l’0céan… jeté sur quelque rivage désert de la côte africaine… abandonné pendant des mois, et, qui sait, des années ?… Et alors, Mrs Patterson, ayant toute raison de se croire veuve, après l’avoir pleuré comme il convenait… Oui ! ces navrantes hypothèses se présentaient à son esprit, et ce n’est ni dans Horace ni dans Virgile qu’il eût trouvé une consolation à sa douleur !… Il ne songeait même plus à essayer de traduire la fameuse citation latine de Tony Renault.

La matinée n’amena aucun changement dans la direction du vent. À midi, Will Mitz résolut de courir un nouveau bord. Mais, la mer étant plus dure, l’Alert ne réussit pas à virer vent devant, et il fallut le faire lof pour lof.

La voilure établie, Will Mitz, succombant à la fatigue, s’étendit sur la dunette près de l’habitacle, tandis que Louis Clodion tenait la barre.

Après une heure de sommeil, il fut réveillé par des cris qui partaient de l’avant, où Roger Hinsdale et Axel Wickborn étaient de garde près du poste.

« Navire… navire !… » répétait le jeune Danois, la main tendue vers l’est.

Will Mitz se précipita vers le bossoir de tribord.

En effet, un bâtiment se montrait de ce côté, faisant la même route que l’Alert. C’était un steamer, dont on ne voyait encore que la fumée. Il marchait rapidement, et sa coque apparut bientôt à la ligne d’horizon. De ses deux cheminées s’échappait une fumée noire, et il devait pousser ses feux.

On s’imagine ce que fut l’émotion des jeunes passagers, tandis que ce bâtiment se rapprochait. Peut-être touchaient-ils au dénouement d’une situation si sérieusement aggravée avec cette persistance des vents contraires.

Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce steamer dont on ne perdait pas un mouvement.

Will Mitz se préoccupait surtout de la direction qu’il suivait en gagnant vers l’ouest. Mais, ce qu’il observa aussi, c’est qu’à continuer sa route, le steamer ne couperait pas celle de l’Alert, et on passerait au moins à quatre milles. Il décida donc de laisser porter, afin de croiser ce bâtiment, d’assez près pour que ses signaux fussent aperçus. On brassa les vergues des deux huniers et de la misaine, on mollit les écoutes de la brigantine et des focs, et l’Alert arriva de plusieurs quarts sous le vent.

Une demi-heure après, le steamer n’était plus qu’à trois milles. Ce devait être un transatlantique d’une ligne française ou anglaise à en juger par ses formes et ses dimensions. S’il ne modifiait pas sa marche en lofant, les deux navires ne pourraient entrer en communication.

Par ordre de Will Mitz, Tony Renault hissa au mât de misaine le pavillon de pilote, blanc et bleu, en même temps que le pavillon britannique se déployait à la corne du mât d’artimon.

Un quart d’heure s’écoula. L’Alert, vent arrière alors, ne pouvait faire davantage pour se rapprocher du steamer, qui lui restait à trois milles dans le nord. N’ayant pas reçu de réponse à leurs signaux, Roger Hinsdale et Louis Clodion allèrent prendre deux carabines au râtelier du carré. Plusieurs coups furent tirés. le vent portant en cette direction, peut-être ces détonations seraient-elles entendues ?…

Nul doute que Harry Markel, John Carpenter, les autres, n’eussent compris ce qui se passait. L’allure du trois-mâts ayant changé, il roulait, n’étant plus appuyé comme sous l’allure du plus près. Puis des coups de feu éclataient à bord.

Il y avait donc un navire en vue, avec lequel l’Alert essayait de communiquer…

Ces misérables, se croyant perdus, redoublèrent leurs efforts pour s’échapper de la cale. Des coups violents retentirent sur les parois du poste, contre les panneaux du pont. Des hurlements de colère les accompagnaient. D’ailleurs, au premier qui eût paru, Will Mitz eût cassé la tête d’une balle de revolver.

Par malheur, la chance ne se déclara pas pour les passagers de l’Alert. On ne vit rien de leurs signaux, on n’entendit rien de leurs décharges. Une demi-heure plus tard, le steamer, éloigné de cinq à six milles, disparaissait à l’horizon.

Will Mitz, revenant au vent, reprit alors sa bordée vers le sud-ouest.

Pendant l’après-midi, l’Alert ne fit que louvoyer en gagnant peu. L’apparence du ciel n’était point rassurante. Les nuages s’épaississaient au couchant, le vent fraîchissait, la mer devenait très dure, et les lames commençaient à déferler au-dessus du gaillard d’avant. S’il ne survenait pas quelque accalmie, Will Mitz ne pourrait pas continuer à tenir le plus près, à moins de diminuer la voilure. Il était donc de plus en plus inquiet, tout en s’efforçant de dissimuler son inquiétude. Mais Louis Clodion, Roger Hinsdale, les plus sérieux, sentaient bien ce qui se passait en lui. Quand ils le regardaient et l’interrogeaient des yeux, Will Mitz détournait la tête.

La nuit qui s’approchait menaçait d’être mauvaise. Il devint nécessaire de prendre deux ris dans les huniers, un ris dans la misaine et la brigantine. Cette opération, difficile de jour avec cet équipage improvisé, le serait davantage dans l’ombre. Il fallait manœuvrer de manière à ne point être surpris, tout en résistant à cette violente brise mêlée de rafales.

En effet, que serait-il arrivé si l’Alert était rejeté dans l’est ?… Jusqu’où l’entraînerait une tempête qui durerait plusieurs jours ?… Aucune terre dans ces parages, si ce n’est, plus au nord-est, ces dangereuses Bermudes où le trois-mâts avait déjà essuyé des gros temps qui l’avaient obligé de fuir vent arrière ?… Irait-il se perdre au-delà de l’Atlantique, sur les récifs de la côte africaine ?…

Donc nécessité de résister, et tant que le navire pourrait se tenir, soit au plus près, soit même à la cape, dans le voisinage des Antilles. Puis, la tourmente passée, les alizés reprenant le dessus, l’Alert regagnerait les quelques jours de retard.

Will Mitz expliqua ce dont il s’agissait. Alors que les voiles détonaient comme des pièces d’artillerie, on s’occuperait d’abord du petit hunier, puis du grand hunier, Magnus Anders, Tony Renault, Louis Clodion, Axel Wickborn suivraient Will Mitz sur les vergues, ayant soin de ne pas lâcher la main, et, après avoir ramené la toile à eux, ils amarreraient les garcettes.

Quand ils seraient redescendus, tous se mettraient sur les drisses et hisseraient les vergues à bloc.

Albertus Leuwen, Hubert Perkins, se tiendraient à la roue du gouvernail, et Will Mitz leur indiqua comment ils devaient la manœuvrer.

L’opération commença. Après de grands efforts, deux ris étaient pris dans le petit hunier, lequel, une fois solidement étarqué d’en bas, fut orienté au plus près.

Il en fut de même pour le grand hunier. Quant à la brigantine, il n’y eut point à monter aux barres d’artimon, mais seulement à enrouler la partie inférieure de la voile sur le gui.

En ce qui concerne la misaine, on se contenta de la carguer, quitte à la rétablir si le vent mollissait aux approches du jour.

Et, maintenant, l’Alert, sous cette voilure, courait à la surface de l’océan. Il donnait parfois une bande effrayante, recevant des paquets de mer qui inondaient le pont jusqu’à la dunette. Will Mitz, debout à la barre, le redressait d’un bras vigoureux avec l’aide de l’un ou de l’autre des jeunes garçons.

Cette allure put être conservée toute la nuit, et Will Mitz ne crut même pas devoir virer de bord avant le lever du soleil. La bordée vers le nord-est, qu’il avait prise après avoir diminué de toile, se continua jusqu’au jour.

Lorsque l’aube reparut, si Will Mitz n’avait pas quitté le pont, les jeunes garçons, après s’être relayés de quatre heures en quatre heures, s’étaient reposés quelques heures.

Dès que l’horizon fut dégagé du côté du vent, Will Mitz le parcourut du regard. C’était de là que pouvait venir le danger. L’aspect du ciel n’avait rien de satisfaisant. Si le vent n’avait pas fraîchi pendant la nuit, s’il se tenait à l’état de grande brise, aucun symptôme n’indiquait un prochain apaisement. Il fallait aussi craindre des pluies violentes et des rafales contre lesquelles il y aurait certaines précautions à prendre. Peut-être serait-il nécessaire de tenir la cape afin de mieux résister en présentant le navire debout à la lame. Au lieu de faire bonne route, l’Alert perdrait alors plus qu’il ne gagnerait en direction des Antilles.

Bientôt les rafales se déchaînaient, faisant claquer les huniers et menaçant de les mettre en lambeaux. Si M. Patterson ne put sortir du carré, les autres, vêtus de capotes cirées, coiffés de surouets, restèrent sur le pont à la disposition de Will Mitz. Cette eau qui tombait à torrents, ils la recueillirent dans des bailles pour n’en point manquer, dans le cas où l’Alert serait entraîné plus au large en fuyant devant la tempête.

Dans la matinée, au prix d’efforts inouïs, Will Mitz parvint à courir une bordée au sud-ouest, ce qui le maintenait en latitude des Antilles, et, suivant son estime, à la hauteur de la Barbade, dans la partie médiane de l’archipel.

Il espérait donc pouvoir garder ses huniers à deux ris, sa brigantine et son grand foc, lorsque, l’après-midi, le vent prit plus de force, en halant un peu le nord-ouest.

La bande que donnait l’Alert était parfois si considérable que l’extrémité de la grande vergue affleurait la crête des lames, et des coups de mer le couvraient en grand.

Ils devaient se dire, en bas, Harry Markel et ses compagnons, que les choses allaient mal en haut, que le bâtiment était aux prises avec la tourmente, que Will Mitz ne pourrait gouverner… Lorsqu’il serait en perdition, peut-être faudrait-il recourir à eux ?…

Ils se trompaient, et l’Alert sombrerait sous voiles, se perdrait corps et biens, plutôt que de retomber entre les mains de ces bandits !…

Will Mitz ne défaillit pas en ces terribles circonstances, et, d’autre part, il semblait que les jeunes passagers ne voulussent pas voir le péril. Aux ordres qui leur furent donnés, ils obéirent avec autant de courage que d’adresse, lorsqu’il devint indispensable de diminuer la voilure.

Le grand hunier fut amené et serré ; la brigantine également. L’Alert resta sous son petit hunier au bas ris, — opération que facilitait le système des doubles vergues dont le navire était pourvu. À l’avant, Will Mitz fit hisser un des focs, et, à l’arrière, au mât d’artimon, un tourmentin triangulaire, assez solide pour résister à la violence de l’ouragan.

Et toujours l’immensité déserte !… Pas une voile au large !… Et, d’ailleurs, eût-il été possible d’accoster un navire, de mettre une embarcation à la mer ?…

Will Mitz vit bientôt qu’il faudrait renoncer à lutter contre le vent. Impossible de se maintenir ni au plus près, ni à la cape. Mais l’Alert avait « de la fuite », comme disent les marins, et ne risquait pas de s’affaler sur une côte d’où il n’aurait pu se relever. Il est vrai, c’était tout l’Atlantique qui s’ouvrait devant lui, et, en peu de temps, un millier de milles le sépareraient des Indes occidentales.

La barre dessous, le navire pivota, horriblement secoué, et, après avoir été assailli de lames déferlantes, risquant d’embarder sur un bord ou sur l’autre, il courut vent arrière.

Cette allure est des plus dangereuses, lorsque le bâtiment ne parvient pas à devancer les lames, lorsque sa poupe est menacée de coups de mer. La barre est extrêmement difficile et il faut se faire attacher pour ne point partir par-dessus bord.

Will Mitz obligea, malgré eux, les jeunes garçons à se réfugier à l’intérieur de la dunette. S’il avait besoin de leur aide il les appellerait.

Et là, dans ce carré, dont les cloisons craquaient, accrochés aux bancs, parfois inondés de l’eau du pont qui pénétrait au dedans, réduits à se nourrir de biscuit et de conserves, cette journée du 25 septembre fut la plus épouvantable qu’ils eussent passée jusqu’alors !

Et quelle nuit, terrible, obscure, tumultueuse ! L’ouragan se déchaînait avec une incomparable violence. Lui résister vingt-quatre heures, l’Alert le pourrait-il ?… Ne finirait-il pas par engager, et si, pour le relever, il fallait couper sa mâture, y réussirait-on ?… Le navire ne serait-il pas entraîné dans l’abîme ?…

Will Mitz était seul à la barre. Son énergie domptant sa fatigue, il soutenait l’Alert contre les embardées qui menaçaient de le mettre en travers des lames.

Vers minuit, un coup de mer, montant de cinq à six pieds au-dessus du couronnement, retomba sur la dunette avec une telle violence qu’il faillit la défoncer. Puis, précipité sur le pont, après avoir enlevé le petit canot suspendu à l’arrière, il brisa tout sur son passage, les cages à poules, les deux barils d’eau douce amarrés au pied du grand mât ; puis, arrachant la seconde embarcation de ses pistolets, il l’entraîna par-dessus bord.

Il ne restait plus qu’un seul canot, celui dans lequel les passagers avaient tenté de fuir une première fois. D’ailleurs, il n’aurait pu leur servir, et cette mer démontée l’eût englouti en un instant.

Au fracas qui fit trembler le navire jusque dans l’emplanture des mâts, Louis Clodion et quelques autres s’élancèrent hors de la dunette.

Alors la voix de Will Mitz se fit entendre au milieu du sifflement des rafales.

« Rentrez… rentrez !… criait-il.

— N’y a-t-il plus d’espoir de salut ?… demanda Roger Hinsdale.

— Si… avec l’aide de Dieu, répondit Will Mitz. Lui seul peut nous sauver… »

En ce moment un horrible déchirement se fit entendre. Une masse blanchâtre passa entre la mâture comme un énorme oiseau que l’ouragan emporte. Le petit hunier venait d’être arraché de sa vergue et il n’en restait plus que les ralingues.

L’Alert était pour ainsi dire à sec de toile et, sa barre n’ayant plus d’action, devenu le jouet des vents et de la mer, il fut déhalé vers l’est avec une épouvantable vitesse.

L’aube revenue, à quelle distance l’Alert se trouvait-il des Antilles ?… Depuis qu’il avait été obligé de fuir, n’était-ce pas à plusieurs centaines de milles qu’il fallait évaluer cette distance ?… Et, en admettant que le vent repassât dans l’est, que l’on pût installer des voiles de rechange, combien de jours faudrait-il pour la regagner ?…

Cependant la tempête parut diminuer. Le vent ne tarda pas à changer avec cette brusquerie si fréquente dans les parages des Tropiques.

Will Mitz fut tout d’abord frappé de l’état du ciel. Durant les dernières heures, l’horizon de l’est s’était dégagé des énormes nuages qui l’obstruaient depuis la veille.

Louis Clodion et ses camarades reparurent sur le pont. Il semblait que cette tempête allait prendre fin. La mer était extrêmement dure, il est vrai, et une journée suffirait à peine à calmer les lames qui déferlaient toutes blanches d’écume.

« Oui… oui… c’est la fin ! » répétait Will Mitz.

Et il levait les bras vers le ciel dans un mouvement de confiance et d’espoir auquel s’associèrent les jeunes passagers.

Il s’agissait maintenant de revenir franchement vers l’ouest. La terre, on la trouverait de ce côté, si éloignée fût-elle.

D’ailleurs, la distance ne s’était accrue qu’à partir du moment où l’Alert, ne pouvant plus louvoyer, avait dû fuir devant la tempête.

Vers midi, la force du vent avait diminué à ce point qu’un navire eût pu larguer ses ris et naviguer sous ses huniers et ses voiles basses.

Puis, à mesure qu’elle mollissait, la brise halait le sud, et l’Alert n’aurait qu’à tenir le largue pour faire bonne route.

Il convenait donc de remplacer le petit hunier, puis d’établir le grand hunier, la misaine, la brigantine et les focs.

Cette besogne se prolongea jusqu’à cinq heures du soir, et ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à enverguer une voile nouvelle, retirée de la soute d’arrière.

À ce moment, des cris retentirent au fond de la cale, puis des coups contre les panneaux et les parois du poste. Harry Markel et ses compagnons tentaient-ils une dernière fois de se frayer quelque issue au dehors ?…

Les jeunes garçons sautèrent sur leurs armes et se tinrent prêts à en faire usage contre le premier qui se montrerait.

Mais, presque aussitôt, Louis Clodion de crier :

« Le feu est au navire !… »

En effet, une fumée qui venait de l’intérieur commençait à envahir le pont.

Nul doute, — probablement par imprudence, — quelques-uns des prisonniers, ivres de brandy et de gin, avaient laissé le feu se communiquer aux caisses de la cargaison. Déjà on entendait les fûts de la cale qui éclataient avec violence.

Cet incendie, eût-il été possible de l’éteindre ?… Peut-être, à la condition d’ouvrir les panneaux pour inonder la cale… Il est vrai, c’eût été rendre libres Harry Markel et sa bande… C’eût été permettre la reprise de l’Alert… Avant même de chercher à éteindre l’incendie, les misérables auraient massacré et jeté à la mer les passagers.

Cependant, au milieu des cris qui redoublaient, les volutes plus épaisses couraient à la surface du pont dont les coutures goudronnées commençaient à se disjoindre.

En même temps, d’autres détonations retentissaient, plus particulièrement à l’avant, où étaient rangés les barils d’alcool. Les prisonniers devaient être à moitié asphyxiés dans cette cale où l’air pénétrait à peine.

« Will… Will ! » s’écrièrent John Howard, Tony Renault, Albertus Leuwen, en tendant leurs bras vers lui…

Et ne semblaient-ils pas lui demander quelque pitié pour Harry Markel et ses compagnons ?…

Non ! Le salut commun interdirait toute faiblesse, toute humanité !…

D’ailleurs, il n’y avait pas un instant à perdre en présence d’un incendie qu’on ne pouvait éteindre, et qui aurait bientôt dévoré tout entier le navire !… Il fallait abandonner l’Alert, avec son équipage qui périrait avec lui !

Le second canot et la yole de l’arrière ayant disparu pendant la tempête, il ne restait plus que le grand canot de tribord.

Will Mitz regarda la mer, moins furieuse alors… Il regarda l’Alert enveloppé déjà d’un rideau de flammes… Il regarda les jeunes garçons épouvantés, et il cria :

« Embarque ! »