Bourses de voyage (1904)/Première partie/Chapitre XIV

Hetzel (Tome Ip. 265-286).

XIV

saint-thomas et sainte-croix.

Il a été précédemment exposé que les Indes occidentales ne comprennent pas moins de trois cents îles et îlots. En réalité le nom d’îles n’est dû qu’à quarante-deux, soit pour leurs dimensions, soit pour leur importance géographique. De ces quarante-deux îles, neuf seulement devaient recevoir la visite des lauréats d’Antilian School.

Toutes appartiennent au groupe désigné sous le nom de petites Antilles, et, de façon plus particulière, îles du Vent. Les Anglais en font deux parts : la première, qui se développe au nord depuis les îles Vierges jusqu’à la Dominique, ils l’appellent Leeward Islands ; la seconde, qui s’étend depuis la Martinique jusqu’à la Trinidad, ils la nomment Windward Island.

Il n’y a pas lieu d’adopter cette dénomination. Cet ensemble insulaire que limite à l’ouest la Méditerranée américaine, mérite le nom d’îles du Vent puisqu’il reçoit le premier souffle des alizés qui se propagent de l’est à l’ouest.

C’est à travers le réseau de ces îles que s’échangent les eaux de l’Atlantique et de la mer antilienne. Élisée Reclus a pu les comparer aux piles d’un immense pont entre lesquelles vont et viennent les courants qui sillonnent le golfe du Mexique.

Il importe de ne pas confondre ce golfe avec la mer proprement dite des Antilles : ce sont deux bassins très distincts, ayant leur conformation spéciale et d’inégale superficie, le premier mesurant quinze cent mille kilomètres carrés, le second, près de dix-neuf cent mille.

On n’ignore pas que Christophe Colomb découvrit en 1492 Cuba, la plus grande des Antilles, après avoir d’abord reconnu les îles Conception, Ferdinandina et Isabelle, sur lesquelles le navigateur génois arbora le pavillon espagnol.

Mais il croyait alors que ses caravelles venaient d’aborder aux terres extrêmes de l’Asie, au pays des Épices, et il mourut sans avoir su qu’il avait mis le pied sur le nouveau continent.

Depuis lors, diverses puissances européennes, au prix de guerres sanglantes, d’épouvantables massacres, de luttes incessamment renouvelées, se sont disputé le domaine antilian, et il n’est pas certain même que les résultats définitifs soient présentement acquis[1].

Quoi qu’il en soit, on peut actuellement établir le compte suivant :

Île indépendante : Haïti-Saint-Domingue ;

Îles appartenant à l’Angleterre : dix-sept ;

Îles appartenant à la France : cinq, plus une moitié de Saint-Martin ;

Îles appartenant à la Hollande : cinq, plus l’autre moitié de Saint-Martin ;

Îles appartenant à l’Espagne : deux ;

Îles appartenant au Danemark : trois ;

Îles appartenant au Venezuela : six ;

Îles appartenant à la Suède : une.

Quant à ce nom d’Indes occidentales donné aux Antilles, il vient de l’erreur qui fut commise par Christophe Colomb à propos de ses découvertes.

En réalité, cet archipel, depuis l’îlot de Sombrero au nord, jusqu’aux Barbades au sud, qui forme l’ensemble des Petites-Antilles, s’étend sur six mille quatre cent huit kilomètres carrés. L’Angleterre en possède trois mille cinq cent cinquante, la France deux mille sept cent soixante-dix-sept, la Hollande, quatre-vingt-un.

La population totale de ces îles est de sept cent quatre-vingt-douze mille habitants, dont quatre cent quarante-huit mille pour l’Angleterre, trois cent trente-six mille pour la France, huit mille deux cents pour la Hollande.

Les possessions danoises appartiennent plutôt au groupe des îles Vierges, avec une superficie de trois cent cinquante-neuf kilomètres carrés et trente-quatre mille habitants pour le Danemark, cent soixante-cinq kilomètres carrés et cinq mille deux cents habitants pour l’Angleterre.

En somme, ces îles Vierges peuvent être considérées comme faisant partie de la micro-Antilie. Occupées par les Danois dès l’année 1671, elles figurent, pour la plupart, dans leur domaine des Indes occidentales. Elles sont désignées sous les noms de Saint-Thomas, Saint-Jean, Sainte-Croix. Dans la première était né l’un des jeunes boursiers, le sixième lauréat du concours d’Antilian School, Niels Harboe.

C’est devant cette île que Harry Markel allait jeter l’ancre le matin du 26 juillet, après une heureuse traversée dont la durée avait été de vingt-cinq jours. À partir de ce point, l’Alert n’aurait plus qu’à descendre vers le sud pour relâcher dans les autres îles.

Si Saint-Thomas est de dimensions restreintes, son port est excellent d’abri et de tenue. Cinquante navires de grand tonnage peuvent y mouiller à l’aise. Aussi les flibustiers anglais et français ne laissèrent-ils de se le disputer à l’époque où les marines européennes luttaient sur ces parages et se prenaient, se reprenaient, s’arrachaient les îles de l’Antilie, comme des fauves voraces font d’une proie qui excite leur convoitise.

Christian Harboe habitait Saint-Thomas, et les deux frères n’avaient pas eu l’occasion de se revoir depuis plusieurs années. Avec quelle impatience tous deux attendaient l’arrivée de l’Alert, on le comprend.

Christian Harboe était l’aîné de onze ans. Seul parent que Niels eût dans l’île, il comptait parmi les plus riches négociants, nature très sympathique, montrant cette réserve charmante qui caractérise les races du nord. Ayant fixé sa résidence dans la colonie danoise, il avait pris la suite de l’importante maison de son oncle, un frère de sa mère, maison d’objets de consommation usuelle, vivres, étoffes, etc.

L’époque n’était pas encore éloignée où tout le commerce de Saint-Thomas se trouvait entre les mains des Israélites. Il se faisait sur une grande échelle, alors que la guerre troublait incessamment ces parages, et surtout après que la traite des noirs eut été définitivement interdite. Son port, Charlotte-Amalia, ne tarda pas à être déclaré port franc, ce qui accrut sa prospérité. Il offrait de sérieux avantages à tous les navires, de quelque nationalité qu’ils fussent. Ils y rencontraient un abri sûr contre les alizés et les tempêtes du golfe, grâce aux hauteurs de l’île, à une langue de terre où se brisait la houle du large, à un îlot sur lequel sont établis des quais et installés des magasins à charbon.

Lorsque l’Alert, signalé par les sémaphores, eut relevé les pointes Covell et Molhenters, doublé l’extrémité de la langue, contourné l’îlot, laissé sur la gauche le Signal, il donna dans un bassin circulaire, ouvert au nord, au fond duquel s’élèvent les premières maisons de la ville. Après qu’on eut filé sept à huit brasses de chaîne, le trois-mâts resta sur une profondeur de quatre à cinq mètres.

Reclus a observé que la position de Saint-Thomas est excellente entre toutes, puisque l’île occupe un point favorable sur la grande courbe des Antilles, à l’endroit même où « la distribution doit se faire le plus facilement vers toutes les parties de l’archipel ».

Aussi comprendra-t-on que, dès le début, ce port naturel ait attiré l’attention et obtenu la préférence des flibustiers. Il devint donc le principal entrepôt du trafic de contrebande avec les colonies espagnoles, et bientôt le plus important marché « du bois d’ébène », c’est-à-dire des nègres achetés sur le littoral africain et importés aux Indes occidentales. C’est pourquoi il passa vite sous la domination danoise et n’en fut jamais distrait, après sa cession par une Compagnie financière qui l’avait acquis de l’électeur de Brandebourg, dont l’héritier fut précisément le roi de Danemark.

Dès que l’Alert eut pris son mouillage, Christian Harboe se fit conduire à bord, et les deux frères tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Puis, ayant échangé de cordiales poignées de main avec M. Horatio Patterson et ses compagnons de voyage, le négociant dit :

« Mes amis, je compte que vous serez mes hôtes pendant votre séjour à Saint-Thomas… Combien doit durer la relâche de l’Alert ?…

— Trois jours, répondit Niels Harboe.

— Seulement ?…

— Pas davantage, Christian, et à mon grand regret, car il y a si longtemps que nous ne nous sommes embrassés…

— Monsieur Harboe, dit alors le mentor, nous acceptons avec empressement vos obligeantes propositions… Nous serons vos hôtes pendant notre séjour à Saint-Thomas… qui ne peut se prolonger…

— En effet, monsieur Patterson, un itinéraire vous est imposé.

— Oui… par Mrs Kethlen Seymour.

— Est-ce que vous connaissez cette dame, monsieur Harboe ?… demanda Louis Clodion.

— Non, répondit le négociant ; mais j’ai souvent entendu parler d’elle et, aux Antilles, on vante son inépuisable charité. »

Puis, se tournant vers Harry Markel :

« Quant à vous, capitaine Paxton, vous me permettrez de vous adresser, au nom de toutes les familles de ces jeunes passagers, de sincères remerciements pour les soins…

— Remerciements légitimement dus au capitaine Paxton, se hâta d’ajouter M. Patterson. Quoique la mer nous ait éprouvés, moi plus que personne, horresco referens ! il faut reconnaître que notre brave capitaine a fait tout ce qui dépendait de lui pour nous rendre la traversée aussi douce qu’agréable… »

Il n’était pas dans la nature d’Harry Markel de se dépenser en compliments et politesses. Peut-être même, M. Christian Harboe, dont le regard s’attachait à lui, le gênait-il. Aussi, faisant une légère inclination de tête, il se contenta de répondre :

« Je ne vois aucun empêchement à ce que les passagers de l’Alert acceptent l’hospitalité que vous leur offrez, monsieur, à la condition toutefois de ne point prolonger la relâche au-delà du délai fixé…

— C’est entendu, capitaine Paxton, reprit M. Christian Harboe. Et maintenant, dès aujourd’hui, si vous voulez bien venir dîner à la maison avec mes hôtes…

— Je vous remercie, monsieur, dit Harry Markel. J’ai quelques réparations à exécuter, et je ne puis perdre même une heure. D’ailleurs, je préfère ne quitter mon bord que le moins possible. »

M. Christian Harboe parut surpris du ton froid de cette réponse. Assurément, parmi les gens de mer, et, très souvent, chez les capitaines de la marine marchande anglaise, se rencontrent des natures rudes, des hommes peu éduqués, dont les manières ne se sont point affinées dans l’exercice de leur profession au contact de matelots grossiers. Nul doute que son impression n’eût point été favorable au premier abord, lorsqu’il fit la connaissance de Harry Markel et de son équipage. Après tout, l’Alert avait été bien commandé pendant le voyage, la traversée heureuse, et c’était le principal.

Une demi-heure après, les passagers débarquèrent sur le quai de Charlotte-Amalia, et se dirigèrent vers la maison de M. Christian Harboe.

Dès qu’ils furent partis :

« Eh bien, Harry, il me semble que tout s’arrange à merveille jusqu’ici ?… observa John Carpenter.

— Comme tu dis… répliqua Harry Markel. Mais il faut, durant nos relâches, redoubler de prudence…

— On sera prudent, Harry, et personne de nous n’a envie de compromettre le succès de cette campagne… Elle a bien commencé et elle finira de même…

— Sûr, John, du moment que Paxton n’est connu de personne à Saint-Thomas. D’ailleurs, tu veilleras à ce qu’aucun de nos gens ne descende à terre ! »

Il avait raison, Harry Markel, d’empêcher son équipage de quitter le bord. À courir les tavernes et les taps, à boire outre mesure, — ce qui leur arrivait toutes les fois qu’on les abandonnait à eux-mêmes, — ces matelots auraient pu laisser échapper quelque parole suspecte, et mieux valait les consigner rigoureusement sur l’Alert.

« Juste, Harry, reprit John Carpenter, et, s’ils ont tant envie de boire, on leur donnera double ou triple ration… Maintenant, les passagers sont à terre pour trois jours, et, si nos gens avalent un coup de trop à bord, peu importe ! »

Au surplus, l’équipage de l’Alert, quoique enclin à s’abandonner aux excès, à se dédommager dans les ports des abstinences de la navigation, comprenait ce que la situation avait de grave. À la condition de se tenir, ils ne la compromettraient point. Pour cela, il fallait se résoudre à éviter tout contact avec la population de l’île, avec ces marins de diverses nationalités, qui hantent les cabarets du port, ne pas s’exposer enfin à ce que l’un des pirates de l’Halifax pût être reconnu de ces aventuriers qui ont couru toutes les mers. Donc, ordre formel d’Harry Markel que personne ne descendrait à terre, d’une part, et, de l’autre, qu’on ne laisserait aucun étranger venir à bord.

La maison de négoce de M. Christian Harboe était située sur le quai. C’est en ce quartier commerçant que se traitent des affaires considérables, puisque, rien qu’à l’importation, leur chiffre s’élève à cinq millions six cent mille francs, pour une population de douze millions d’âmes.

Dans cette île, les jeunes passagers n’eussent pas été embarrassés « de prendre langue » puisqu’on y parle l’espagnol, le danois, le hollandais, l’anglais, le français, et ils pourraient encore se croire dans les classes d’Antilian School, sous la direction de M. Ardagh.

L’habitation familiale de M. Christian Harboe était située en dehors de la ville, à un mille environ, sur la pente de la montagne qui s’élève en amphithéâtre au bord de la mer.

Là sont disposées, dans une situation délicieuse, les villas des riches colons de l’île, au milieu de ces arbres magnifiques de la zone tropicale. Celle de M. Christian Harboe était l’une des plus confortables et des plus élégantes.

Sept ans auparavant, M. Christian Harboe avait épousé une jeune Danoise appartenant à l’une des meilleures familles de la colonie, et deux petites filles étaient nées de ce mariage. Quel accueil la jeune femme fit à son beau-frère, qu’elle ne connaissait pas encore, et aux camarades de celui-ci qui lui furent présentés ! Quant à Niels, jamais oncle n’embrassa et ne caressa ses nièces avec tant de plaisir et de si bon cœur !

« Sont-elles gentilles !… Sont-elles gentilles !… répétait-il.

— Et comment ne le seraient-elles pas ? déclara M. Horatio Patterson, talis pater… talis mater… quales filiæ ! »

Et la citation eut l’approbation générale.

Les jeunes passagers et lui furent donc installés dans la villa, assez vaste pour leur offrir à tous de confortables chambres. Là ils purent se refaire, en de plantureux repas, des menus du bord, peu variés malgré tout le talent de Ranyah Cogh. Et quelles agréables siestes pendant les heures chaudes de la journée, au milieu des jardins ombreux qui entouraient l’habitation de M. Christian Harboe ! Au cours de ces causeries quotidiennes on parlait fréquemment des familles laissées en Europe, de Niels Harboe, qui, n’ayant plus de parents, viendrait rejoindre son frère lorsque son éducation serait terminée. Il travaillerait dans sa maison de commerce, et même M. Christian Harboe songeait à établir un comptoir à l’île Saint-Jean, voisine de Saint-Thomas, que les Danois avaient jadis offerte aux États-Unis pour la somme de cinq millions de piastres, — offre qui n’avait point été acceptée[2].

Là s’étaient fixés les colons, au début, lorsque Saint-Thomas parut insuffisante au développement des affaires. Mais, comme l’île de Saint-Jean ne mesure que trois lieues de longueur sur deux de largeur, elle fut bientôt jugée trop petite, et ils débordèrent sur Sainte-Croix.

Plusieurs fois, M. Christian Harboe reparla du capitaine de l’Alert, de son équipage, et les quelques préventions qu’il avait pu concevoir disparurent lorsque M. Patterson l’assura que le personnel du bord méritait les plus justes éloges.

Il va sans dire que l’on fit des excursions à travers Saint-Thomas, qui vaut la peine d’être visitée par les touristes. C’est une île porphyritique, très accidentée dans sa partie septentrionale, et enrichie par des mornes superbes dont le plus haut s’élève à quatorze cents pieds au-dessus du niveau de la mer.

Les jeunes excursionnistes voulurent monter à la cime de ce morne, et les fatigues de cette ascension furent largement payées par la beauté du spectacle qui s’offrit à leurs regards. La vue s’étendait jusqu’à Saint-Jean, semblable à un gros poisson flottant à la surface de la mer antiliane, au milieu des îlots qui l’environnent, Hans Lellik, Loango, Buck, Saba, Savana et, au-delà, la plaine liquide, resplendissant sous les rayons solaires.

Au total, Saint-Thomas n’est qu’une île de quatre-vingt-six kilomètres carrés, soit, ainsi que le fit observer Louis Clodion, cent soixante-douze fois à peine la superficie du Champ-de-Mars de Paris.

Après les trois jours réglementaires à la villa Harboe, les passagers rejoignirent l’Alert, où tout était prêt pour le départ. M. et Mme  Harboe les reconduisirent à bord. Ils y reçurent les remerciements de M. Patterson pour leur aimable hospitalité, et les deux frères s’embrassèrent une dernière fois.

Dès le soir du 28 juillet, le trois-mâts leva l’ancre, éventa ses voiles, et, profitant de la brise de nord-est, mit le cap au sud-ouest sur l’île de Sainte-Croix, où devait se faire la seconde relâche.

Les soixante milles qui séparent les deux îles furent franchis en trente-six heures.

Lorsque, comme cela a été mentionné, les colons, trop à l’étroit dans Saint-Thomas et dans Saint-Jean, voulurent s’établir à Sainte-Croix, dont l’étendue est de deux cent dix-huit kilomètres carrés, ils trouvèrent cette île aux mains des flibustiers anglais qui s’y étaient fixés depuis le milieu du XVIIe siècle. De là nécessité d’entrer en lutte, combats multiples et sanglants qui tournèrent à l’avantage des aventuriers de la Grande-Bretagne. Mais, depuis leur arrivée, ces gens, plutôt pirates que colons, ne s’adonnant qu’à la course en ces parages, avaient négligé toute culture dans l’île.

C’est en 1650 que les Espagnols parvinrent à s’emparer de Sainte-Croix, après avoir chassé les Anglais.

Ils ne devaient pas la conserver, et, quelques mois après, la faible garnison qui défendait l’île fut contrainte de se retirer devant un corps français.

C’est à cette époque que Sainte-Croix fut livrée à la culture. Toutefois, avant de la défricher, il fallut incendier les épaisses forêts de l’intérieur, incendies qui dégagèrent et enrichirent le sol.

Grâce à ces travaux, continués depuis un siècle et demi, l’Alert relâcha dans une île remarquablement cultivée et de grand rapport agricole.

Il va sans dire qu’il ne s’y rencontrait plus ni les Caraïbes qui la peuplaient avant la découverte, ni les Anglais qui la peuplèrent au début, ni les Espagnols qui leur succédèrent, ni les Français qui firent les premières tentatives de colonisation. Au milieu du XVIIe siècle, on n’y aurait même plus trouvé personne. Privés de trafic et des bénéfices de la contrebande, les colons s’étaient décidés à abandonner l’île.

Sainte-Croix resta inhabitée pendant trente-sept ans, jusqu’en 1733. La France la vendit alors au Danemark pour la somme de sept cent cinquante mille livres, et, depuis cette date, elle est colonie danoise.

Lorsque l’Alert fut en vue de l’île, Harry Markel manœuvra de manière à gagner le port de Barnes, sa capitale, ou, en langue danoise, Christiantoed. Il est situé au fond d’un petit golfe, sur la côte septentrionale. Quant à la seconde ville de Sainte-Croix, Frederichstoed, jadis incendiée par les noirs en pleine révolte, elle a été bâtie sur la côte occidentale.

C’est à Frederichstoed qu’était né Axel Wickborn, le deuxième lauréat du concours. À cette époque, il n’y avait plus aucun parent. Depuis une douzaine d’années, sa famille, après avoir vendu les propriétés qu’elle possédait dans l’île, habitait Copenhague.

Pendant cette relâche, si les passagers ne furent donc les hôtes de personne, d’anciens amis de la famille de Wickborn leur firent bon accueil. Ils restèrent la plus grande partie du temps à terre, et, chaque soir, ils revenaient coucher à bord.

Cette île, qu’ils parcoururent en voiture, est fort intéressante à visiter. Tant que dura la période de l’esclavage, les planteurs y firent de grandes fortunes, et Sainte-Croix put être considérée comme la plus riche des Antilles. Une culture progressive utilisa le sol jusqu’au sommet des collines. Elle possède trois cent cinquante plantations de cent cinquante arpents chacune, administrées avec un ordre parfait et par un personnel très exercé. Les deux tiers du territoire sont consacrés à la production du sucre, et, année moyenne, on récolte par arpent seize quintaux, sans compter les mélasses.

Après le sucre, le coton donne annuellement huit cents balles expédiées en Europe.

Les touristes suivirent de belles routes, plantées de palmiers, qui mettaient chaque village en communication avec la capitale. Le terrain, incliné en pentes douces vers le nord, se relevait graduellement en gagnant le littoral du nord-ouest jusqu’au mont Eagle, dont l’altitude cote quatre cents mètres.

Il faut l’avouer, à voir cette île si belle, si fertile, Louis Clodion et Tony Renault ne purent éprouver qu’un vif regret : c’était que la France ne l’eût point conservée dans son riche domaine des Antilles. En revanche, Niels Harboe et Axel Wickborn, estimèrent que le Danemark avait fait là une très heureuse acquisition, et ils ne formaient qu’un vœu : c’était que Sainte-Croix, après avoir appartenu aux Anglais, aux Français, aux Espagnols, fût définitivement acquise à leur pays.

En somme, par sa situation en Europe, le Danemark, sauf pendant le blocus continental, où Copenhague fut bombardé par la flotte anglaise, eut la bonne fortune de n’être pas ensuite mêlé aux longues et sanglantes luttes du commencement du siècle entre la France et l’Angleterre. Puissance secondaire, son territoire ne souffrit point de l’invasion des armées européennes. Le résultat de cet état de choses fut que les colonies danoises de l’Antilie n’éprouvèrent pas de ces formidables guerres le contrecoup qui se fit sentir au-delà de l’océan Atlantique. Elles purent travailler en paix et s’assurer un avenir prospère.

Cependant l’émancipation des noirs, proclamée en 1862, provoqua tout d’abord certains troubles, que l’autorité coloniale dut réprimer avec vigueur. Les libérés, les affranchis, eurent à se plaindre en ce sens que les promesses qui leur avaient été faites ne furent pas tenues, — entre autres, l’attribution d’une certaine quantité de terres en toute propriété. De là vinrent des réclamations qui ne produisirent aucun résultat, et enfin un soulèvement des nègres qui alluma l’incendie sur plusieurs points de l’île.

Lorsque l’Alert visita le port de Christiantoed, les rapports entre colons et libérés n’étaient pas définitivement réglés. Toutefois l’île jouissait d’une complète tranquillité et les touristes ne furent jamais gênés dans leurs excursions. Un an plus tard, ils fussent tombés en pleine émeute, et si grave, que la ville natale d’Axel Wickborn fut brûlée par les nègres.

Il convient de remarquer, d’ailleurs, que, depuis sept ou huit ans déjà, la population de Sainte-Croix avait diminué par suite d’une émigration continue qui l’a réduite d’un cinquième.

Pendant la relâche, le gouverneur danois, qui réside alternativement six mois à Saint-Thomas et six mois à Sainte-Croix, séjournait à Saint-Jean, où l’on craignait des troubles. Il ne put donc faire aux jeunes Antilians l’accueil qui les attendait dans toutes les Antilles. Mais il avait recommandé que toutes facilités leur fussent assurées pour l’exploration de l’île, et ses recommandations furent largement suivies.

Aussi, avant de partir, une lettre rédigée par M. Horatio Patterson, et de sa plus belle écriture, — lettre signée des neuf lauréats, — transmit-elle à Son Excellence les plus vifs témoignages de gratitude.

Ce fut le 1er août que l’Alert sortit du port de Christiantoed. Puis, une fois hors des passes, par petite brise et sous l’allure du plus près, il mit le cap à l’est en se dirigeant vers Saint-Martin.

  1. On sait ce que sont devenues ces deux îles, Cuba et Porto-Rico, depuis la guerre hispano-américaine de 1898.
  2. Actuellement on s'occupe de la cession des trois îles danoises aux États-Unis, et la question se discute dans les Chambres.