Bourses de voyage (1904)/Première partie/Chapitre III

Hetzel (Tome Ip. 43-66).

III

mr et mrs patterson.

Si M. Horatio Patterson occupait la place d’économe à Antilian School, c’est qu’il avait abandonné la carrière du professorat pour celle de l’administration. Latiniste convaincu, il regrettait qu’en Angleterre la langue de Virgile et de Cicéron n’eût pas la considération dont elle jouit en France, où un haut rang lui est réservé dans le monde universitaire. La race française, il est vrai, peut revendiquer une origine latine à laquelle ne prétendent point les fils d’Albion, et peut-être, dans ce pays, le latin résistera-t-il aux envahissements de l’enseignement moderne ?

Mais, s’il ne professait plus, M. Patterson n’en restait pas moins fidèle, dans le fond de son cœur, à ces maîtres de l’antiquité romaine dont il avait le culte. Tout en se remémorant nombre de citations de Virgile, d’Ovide ou d’Horace, il consacrait ses qualités de comptable exact et méthodique à l’administration des finances d’Antilian School. Avec la précision, la minutie même qui le caractérisaient, il donnait l’impression d’un économe modèle, qui n’ignore rien des mystères du doit et avoir ni des plus menus détails de la comptabilité. Après avoir été jadis primé aux examens des langues anciennes, il aurait pu l’être actuellement dans un concours pour la tenue des livres ou l’établissement d’un budget scolaire.

Très vraisemblablement, d’ailleurs, c’était M. Horatio Patterson qui prendrait la direction d’Antilian School, lorsque M. Ardagh se retirerait, après fortune faite, car l’institution se trouvait en état de parfaite prospérité, et elle ne péricliterait pas entre des mains si dignes de recueillir cette importante succession.

M. Horatio Patterson n’avait dépassé que de quelques mois la quarantaine. Homme d’étude plus qu’homme de sport, il jouissait d’une excellente santé qu’il n’avait jamais ébranlée par aucun excès : bon estomac, cœur admirablement réglé, bronches de qualité supérieure. C’était un personnage discret et réservé, en équilibre constant, ayant toujours su ne point se compromettre ni par ses actes ni par ses paroles, tempérament théorique et pratique à la fois, incapable de désobliger personne, d’une parfaite tolérance, et, pour lui appliquer une locution qui ne saurait lui déplaire, très sui compos.

M. Horatio Patterson, d’une taille au-dessus de la moyenne, sans carrure, les épaules un peu fuyantes, était plutôt gauche dans sa démarche et sans élégance dans son attitude. Un geste naturellement emphatique accompagnait sa parole d’une articulation légèrement prétentieuse. Bien que de physionomie grave, il ne dédaignait pas de sourire à l’occasion. Il avait les yeux bleu pâle, à demi éteints du myope, ce qui l’obligeait à porter des lunettes d’un fort numéro, qu’il posait sur le bout de son nez proéminent. En somme, et plus souvent embarrassé de ses longues jambes, il marchait les talons trop rapprochés, il s’asseyait maladroitement à faire craindre qu’il ne glissât de son siège, et, s’il s’étendait bien ou mal dans le lit, il n’y avait que lui à le savoir.

Il existait une Mrs Patterson, alors âgée de trente-sept ans, une femme assez intelligente, sans prétention ni coquetterie. Son mari ne lui semblait pas ridicule, et il savait apprécier ses services, lorsqu’elle l’aidait dans ses travaux de comptabilité. D’ailleurs, de ce que l’économe d’Antilian School était un homme de chiffres, il ne faudrait pas s’imaginer qu’il fût négligé dans sa tenue, peu soucieux de sa toilette. On ferait erreur. Non ! il n’y avait rien de mieux disposé que le nœud de sa cravate blanche, de mieux ciré que ses bottines à bout de cuir verni, de plus empesé que sa chemise si ce n’est sa personne, de plus irréprochable que son pantalon noir, de plus fermé que son gilet semblable à celui d’un clergyman, de plus boutonné que son ample redingote qui lui descendait à mi-jambes.

M. et Mrs Patterson occupaient dans les bâtiments de l’école un appartement confortable. Les fenêtres prenaient jour d’un côté sur la grande cour, de l’autre sur le jardin, planté de vieux arbres, dont les pelouses étaient entretenues dans un agréable état de fraîcheur. Il se composait d’une demi-douzaine de pièces situées au premier étage.

C’est dans cet appartement que rentra M. Horatio Patterson, après sa visite au directeur. Il ne s’était point hâté, désireux de donner à ses réflexions pleine maturité. Sans doute, elles ne seraient plus vieilles que des quelques minutes dont il aurait prolongé son absence. Néanmoins, avec un personnage habitué à voir juste, à observer les choses sous leur véritable aspect, à balancer dans une question le pour et le contre, comme il balançait le doit et l’avoir sur son grand-livre, le parti serait vite et définitivement pris. Cette fois, cependant, il convenait de ne pas s’embarquer, — c’est le mot, — à la légère dans cette aventure.

Aussi, avant de rentrer, M. Horatio Patterson fit-il les cent pas dans la cour, vide à cette heure-là, toujours droit comme un paratonnerre, raide comme un pieu, s’arrêtant, reprenant sa marche, tantôt les mains derrière le dos, tantôt les bras croisés sur la poitrine, le regard perdu en quelque horizon lointain, bien au-delà des murs d’Antilian School.

Puis, avant d’aller conférer avec Mrs Patterson, il ne résista pas au désir de regagner son bureau, afin de terminer ses comptes de la veille. Et alors, une dernière vérification faite, l’esprit absolument libre, il pourrait discuter sans préoccupation d’aucune sorte les avantages ou inconvénients de la communication qu’il avait reçue de son directeur.

En somme, tout cela n’exigea que peu de temps, et, quittant son bureau situé au rez-de-chaussée, il remonta au premier étage à l’instant où les pensionnaires descendaient des classes.

Aussitôt, çà et là, se formèrent différents groupes, et, entre autres, celui des neuf lauréats. En vérité, on aurait dit qu’ils étaient déjà à bord de l’Alert, à quelques milles au large des côtes de l’Irlande ! Et ce dont ils causaient avec plus ou moins de volubilité, il n’est pas difficile de l’imaginer.

Toutefois, si la question de ce voyage aux Antilles était résolue, il y en avait une autre qui pour eux ne l’était pas encore. Seraient-ils ou non accompagnés depuis le départ jusqu’à l’arrivée ?… Au total, il leur semblait assez indiqué qu’on ne les laisserait pas aller seuls à travers l’Atlantique… Mais Mrs Kethlen Seymour avait-elle désigné spécialement quelqu’un, ou s’en était-elle remise de ce soin à M. Ardagh ?… Or, il semblait difficile que le directeur de l’établissement pût s’absenter à cette époque… Dès lors, à qui seraient confiées ces
« je songe à faire mon testament. »
fonctions, et M. Ardagh avait-il déjà fait son choix ?…

Peut-être vint-il à l’idée de quelques-uns que ce serait précisément M. Patterson. Il est vrai, l’économe, tranquille et casanier, n’ayant jamais quitté le foyer domestique, consentirait-il à changer toutes ses habitudes, à se séparer pendant plusieurs semaines de Mrs Patterson ?… Accepterait-il ces fonctions avec la responsabilité qu’elles entraînaient ?… Cela paraissait improbable.

Assurément, si M. Horatio Patterson éprouva quelque étonnement lorsque le directeur lui eut fait la communication susdite, on comprendra que Mrs Patterson devrait être non moins surprise, lorsque son mari la mettrait au courant. Jamais il ne serait venu à l’idée de personne que deux éléments si étroitement unis, — on pourrait dire si chimiquement combinés l’un avec l’autre, — pussent être séparés, dissociés, ne fût-ce que pendant quelques semaines. Et, pourtant, il était inadmissible que Mrs Patterson fût du voyage.

C’est bien de ces diverses considérations que se préoccupait M. Patterson, tout en regagnant son appartement. Mais, ce qu’il convient d’ajouter, c’est que sa résolution était prise et bien prise, lorsqu’il franchit la porte du salon où l’attendait Mrs Patterson.

Et, tout d’abord, celle-ci, n’ignorant pas que l’économe avait été appelé près du directeur, dit dès son entrée :

« Eh bien, monsieur Patterson, qu’y a-t-il donc ?…

— Du nouveau, madame Patterson, du très nouveau…

— On a décidé, je pense, que c’est M. Ardagh qui accompagnera nos jeunes lauréats aux Antilles ?…

— En aucune façon, et il lui est impossible de quitter l’institution à cette époque de l’année.

— Alors il a fait un choix ?…

— Oui…

— Et qui a-t-il choisi ?…

— Moi.

— Vous… Horatio ?…

— Moi. »

Mrs Patterson revint sans trop de peine de l’étonnement que lui causa cette riposte. Femme de tête, sachant se faire une raison, elle ne se dépensait pas en récriminations vaines, enfin la digne compagne de M. Patterson.

Celui-ci, cependant, après avoir échangé ces quelques phrases avec elle, s’était rapproché de la fenêtre, et de quatre doigts de sa main gauche tambourinait sur une des vitres.

Mrs Patterson vint bientôt se placer près de lui :

« Vous avez accepté ?… dit-elle.

— J’ai accepté.

— Mon avis est que vous avez bien fait.

— C’est aussi le mien, madame Patterson. Du moment que notre directeur me donnait ce témoignage de confiance, je ne pouvais refuser.

— Cela vous était impossible, monsieur Patterson, et je ne regrette qu’une chose…

— Laquelle ?…

— C’est qu’il s’agisse, non pas d’un voyage terrestre, mais d’un voyage maritime, et qu’il y ait nécessité de traverser la mer…

— Nécessité, en effet, madame Patterson. Toutefois cette perspective d’une traversée de deux à trois semaines n’est pas pour m’effrayer… Un bon navire est mis à notre disposition… À cette époque de l’année, entre juillet et septembre, la mer nous sera douce, la navigation favorable… Et puis, il y a aussi une prime pour le chef de l’expédition… autrement dit le mentor, titre qui me sera attribué…

— Une prime ?… répéta Mrs Patterson, qui n’était point insensible aux avantages de cette nature.

— Oui, répondit M. Patterson, une prime égale à celle que doit toucher chaque boursier…

— Sept cents livres ?…

— Sept cents livres.

— La somme en vaut la peine. »

M. Horatio Patterson déclara être de cet avis.

« Et à quand le départ ?… demanda Mrs Patterson, qui n’avait plus aucune objection à présenter.

— Le 30 juin, et il faut que, dans cinq jours, nous soyons rendus à Cork, où nous attend l’Alert… Donc, pas de temps à perdre, et, dès aujourd’hui, nous commencerons les préparatifs…

— Je me charge de tout, Horatio, répliqua Mrs Patterson.

— Vous n’oublierez rien…

— Soyez tranquille !

— Des habits légers, car nous sommes appelés à voyager dans des pays chauds, qui rôtissent sous les feux d’un soleil tropical…

— Les habits légers seront prêts.

— De couleur noire, pourtant, car il ne conviendrait ni à ma situation ni à mon caractère de revêtir le costume fantaisiste du tourisme…

— Rapportez-vous-en à moi, monsieur Patterson, et je n’oublierai pas non plus la formule Wergal contre le mal de mer, ni les ingrédients dont elle conseille l’usage…

— Oh ! le mal de mer !… fit M. Patterson avec dédain.

— N’importe, ce sera prudent, reprit Mrs Patterson. Ainsi, c’est bien convenu, il ne s’agit que d’un voyage de deux mois et demi…

— Deux mois et demi, c’est dix à onze semaines, madame Patterson… Il est vrai, dans ce laps de temps, que d’aléas peuvent se produire !… Ainsi que l’a dit un sage, si l’on sait quand on part, on ne sait pas quand on revient…

— L’important est qu’on revienne, dit très justement Mrs Patterson. Il ne faudrait pas m’effrayer, Horatio… Je me résigne, sans récriminations intempestives, à une absence de deux mois et demi, à l’idée d’un voyage sur mer… Je connais les périls qu’il présente… J’ai lieu de croire que vous saurez les éviter avec votre prudence habituelle… Mais ne me laissez pas sous cette fâcheuse impression que ce voyage puisse se prolonger…

— Les observations que j’ai cru devoir faire, répondit M. Patterson, en se défendant par un geste d’avoir dépassé les limites permises, ces observations n’ont point pour but de jeter le trouble dans votre âme, madame Patterson… Je désirais simplement vous mettre en garde contre toute inquiétude en cas que le retour pût être retardé, sans qu’il y eût lieu d’en concevoir de sérieuses alarmes…

— Soit, monsieur Patterson, mais il est question d’une absence de deux mois et demi, et je veux croire qu’elle ne dépassera pas ce terme…

— Je veux le croire aussi, répondit M. Patterson. En somme, de quoi s’agit-il ?… D’une excursion dans une contrée délicieuse, d’une promenade d’îles en îles à travers les Indes occidentales… Et, quand nous ne reviendrions en Europe que quinze jours plus tard…

— Non, Horatio », répliqua l’excellente dame qui s’entêtait plus que d’ordinaire.

Et, ma foi, on ne sait trop pour quelle
« cras ingens iterabinus æquor. »
raison, voici que M. Patterson s’entête aussi, — ce qui n’était guère dans ses habitudes. Avait-il donc un intérêt à exciter les appréhensions de Mrs Patterson ?…

Ce qui est certain, c’est qu’il insista encore et avec force sur les dangers qu’offre un voyage quel qu’il soit, surtout un voyage au-delà des mers. Et lorsque Mrs Patterson se refusa à admettre ces dangers, qu’il dépeignait avec périodes et gestes emphatiques :

« Je ne vous demande pas de les voir, déclara-t-il, seulement de les prévoir, et, comme conséquence de cette prévision, j’ai à prendre quelques mesures indispensables…

— Lesquelles, Horatio ?…

— En premier lieu, madame Patterson, je songe à faire mon testament…

— Votre testament…

— Oui… en bonne et due forme…

— Mais vous voulez donc me mettre la mort au cœur !… s’écria Mrs Patterson, qui commençait à envisager ce voyage sous une perspective effrayante.

— Non, madame Patterson, non !… je veux uniquement me conduire avec sagesse et prudence. Je suis de ces hommes qui croient raisonnable de prendre leurs dernières dispositions avant de monter en railway, et, à plus forte raison, lorsqu’il s’agit de s’aventurer sur la plaine liquide des océans. »

Tel était cet homme, et même se bornerait-il à ces dispositions testamentaires ? Sans doute, et qu’imaginer de plus ?… Quoi qu’il en fût, ce fut bien pour impressionner au dernier degré Mrs Patterson, la pensée que son mari allait régler ces questions d’héritage, si délicates toujours, puis la vision des périls d’une traversée de l’Atlantique, les collisions, les échouages, les naufrages, les abandons sur quelque île à la merci des cannibales…

Alors M. Patterson sentit qu’il avait peut-être été trop loin, et il employa ses phrases les mieux arrondies à rassurer Mrs Patterson, cette moitié de lui-même, ou plutôt l’un des termes de cette vie en partie double qui s’appelle le mariage. Enfin il parvint à lui démontrer qu’un excès de précautions ne pouvait jamais avoir de conséquences nuisibles ou regrettables, et que, se garantir contre toute éventualité, ce n’était pas dire un éternel adieu aux joies de la vie…

« Cet æternum vale, ajouta-t-il, qu’Ovide met dans la bouche d’Orphée, lorsqu’il perdit pour la seconde fois sa chère Eurydice ! »

Non ! Mrs Patterson ne perdrait pas M. Patterson, pas même une première fois. Mais cet homme minutieux tenait à ce que tout fût réglé. Il n’abandonnerait pas cette idée de faire son testament. Le jour même, il se rendrait chez un notaire, et l’acte serait rédigé conformément à la loi, de manière qu’il ne donnât lieu, en cas qu’il fût procédé à son ouverture, à aucune interprétation douteuse.

Après cela, on s’imaginera aisément que M. Patterson avait pris toutes les précautions possibles, si la fatalité voulait que l’Alert se perdit corps et biens en plein Océan, et que l’on dût renoncer à jamais à avoir de nouvelles de son équipage et de ses passagers.

Tel n’était pas, sans doute, l’avis de M. Patterson, car il ajouta :

« Et puis, il y aura peut-être une autre mesure plus…

— Laquelle, Horatio ?… » demanda Mrs Patterson.

M. Patterson ne crut pas devoir parler d’une manière explicite en ce moment.

« Rien… rien… nous verrons !… » se contenta-t-il de répondre.

Et, s’il ne voulut pas en dire davantage, c’était, on peut le croire, pour ne point effrayer de nouveau Mrs Patterson. Et peut-être n’eût-il pas réussi à lui faire adopter son idée, même en l’appuyant de quelque autre citation latine, et il ne les lui ménageait guère d’habitude…

Enfin, pour terminer cet entretien, il conclut en ces termes :

« Et, maintenant, occupons-nous de ma valise et de mon carton à chapeaux. »

Il est vrai, le départ ne devait s’effectuer que dans cinq jours, mais ce qui est fait est fait et n’est plus à faire.

Bref, en ce qui concerne M. Patterson, comme aussi les jeunes lauréats, il ne fut désormais question que des préparatifs de voyage.

D’ailleurs, si le départ de l’Alert était fixé au 30 juin, des cinq jours qui restaient, il faudrait déduire vingt-quatre heures pour se rendre de Londres à Cork. En effet, le railway transporterait d’abord les voyageurs à Bristol. Là, ils s’embarqueraient sur le steamer qui fait le service quotidien entre l’Angleterre et l’Irlande ; ils descendraient la Severn, ils traverseraient le canal Bristol, puis le canal Saint-Georges, et débarqueraient à Queenstown, à l’entrée de la baie de Cork, sur la côte sud-ouest de la verte Erin. Une journée, c’est tout ce qu’exigeait la navigation entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, et, dans la pensée de M. Patterson, cela suffirait à son apprentissage de la mer.

Quant aux familles des jeunes boursiers, qui avaient été consultées, les réponses ne tardèrent pas à parvenir, soit par télégrammes, soit par lettres. Pour Roger Hinsdale, cela se fit le jour même, puisque ses parents habitaient Londres, et ce fut le lauréat en personne qui alla leur faire connaître les intentions de Mrs Kethlen Seymour. Les autres réponses arrivèrent successivement de Manchester, de Paris, de Nantes, de Copenhague, de Rotterdam, de Gotteborg, et un télégramme fut câblé d’Antigoa par la famille d’Hubert Perkins.

La proposition avait reçu l’accueil le plus favorable, avec les remerciements très sincères pour Mrs Kethlen Seymour, de la Barbade.

Tandis que Mrs Patterson s’occupait des préparatifs du voyage en ce qui concernait son mari, M. Patterson mettait la dernière main à la comptabilité générale d’Antilian School. On peut être assuré qu’il ne laisserait ni une facture en souffrance, ni une écriture incomplète. Puis il demanderait décharge à qui de droit de sa gestion arrêtée au 28 juin de la présente année.

D’ailleurs, en même temps, il ne négligeait rien de ses affaires personnelles, et, sans doute, il régla comme il l’entendait celle à laquelle il tenait tout particulièrement, et dont il dut parler à Mrs Patterson plus explicitement qu’il ne l’avait fait lors de leur premier entretien.

À ce sujet, toutefois, un silence absolu fut gardé par les intéressés. Apprendrait-on dans l’avenir ce dont il s’agissait ?… Oui, si, par malheur, M. Horatio Patterson ne revenait pas du Nouveau Monde.

Ce qui est certain, c’est que les deux époux firent plusieurs visites à un homme de loi, un solicitor, et que même ils se présentèrent devant les magistrats compétents. Et, ce qui fut parfaitement observé par le personnel d’Antilian School, c’est que chaque fois que Mr et Mrs Patterson revenaient ensemble à leur appartement, lui avait toujours l’air plus grave, plus réservé que d’habitude, tandis que sa digne épouse avait tantôt les yeux rouges, comme si elle venait déverser un flot de larmes, tantôt l’attitude décidée de quelqu’un qui a mené à bonne fin une énergique résolution.

D’ailleurs, et malgré les formes différentes qu’ils prirent chez chacun d’eux, ces sentiments de tristesse parurent très justifiés dans la circonstance.

Le 28 juin arriva. Le départ devait se faire dans la soirée. À neuf heures, le mentor et ses jeunes compagnons prendraient le train pour Bristol.

Dans la matinée, M. Julian Ardagh eut une dernière entrevue avec M. Patterson. En même temps qu’il lui recommandait de tenir avec une parfaite régularité la comptabilité du voyage, recommandation inutile, il lui fit sentir toute l’importance de la tâche qui lui était confiée, et combien il se reposait sur lui pour maintenir la bonne harmonie parmi les pensionnaires d’Antilian School.

À huit heures et demie du soir, les adieux s’échangèrent dans la grande cour. Roger Hinsdale, John Howard, Huber Perkins, Louis Clodion, Tony Renault, Niels Harboe, Axel Wickborn, Albertus Leuwen, Magnus Anders, serrèrent la main du directeur, des professeurs et de leurs camarades qui ne les voyaient pas partir sans quelque envie, bien naturelle.

M. Horatio Patterson avait pris congé de Mrs Patterson dont il emportait la photographie, et il s’était exprimé en phrases émues, avec la conscience d’un homme pratique, qui s’est mis en garde contre toutes les éventualités.

Puis, se retournant vers les neuf boursiers, au moment où ils allaient monter dans le break qui devait les conduire à la gare, il dit, en scandant toutes les syllabes de ce vers d’Horace :

Cras ingens iterabimus æquor.

Maintenant ils sont partis. Dans quelques heures le train les aura déposés à Bristol. Demain ils traverseront le canal de Saint-George que M. Horatio Patterson a qualifié d’ingens æquor… Bon voyage aux lauréats du concours d’Antilian School !