Bourses de voyage (1904)/Deuxième partie/Chapitre X

Hetzel (Tome 2p. 216-232).

X

AU MILIEU DES BRUMES..

Il était onze heures et demie.

Si l’obscurité n’eût pas été si complète, la brume si épaisse, on aurait pu voir, à la distance d’un mille ou deux, le feu du bâtiment hissé à l’étai du mât de misaine.

Rien n’apparaissait, ni la masse d’un bâtiment, ni la clarté d’un fanal. Ce que Will Mitz savait, c’est que le navire, alors qu’il cessa de faire route, se trouvait dans le nord. L’embarcation se dirigea donc de ce côté, assurée, du moins, de s’éloigner de l’Alert.

Le brouillard, joint à la nuit, rendait la fuite plus difficile. Toutefois, faute de vent, sur une mer unie comme une glace, le bâtiment aurait été atteint en une heure, si Will Mitz n’eût marché pour ainsi dire à l’aventure !…

Et, à présent, les fugitifs pouvaient reconstituer, dès son début, ce drame dont le dénouement ne se fût pas fait attendre !

« Ainsi, dit Hubert Perkins, ce sont les pirates de l’Halifax qui se sont emparés de l’Alert !…

— Et tandis qu’on les cherchait dans le quartier du port, ajouta Niels Harboe, ils parvenaient à gagner l’anse Farmar !…

— Mais, fit observer Albertus Leuwen, ils savaient donc que l’Alert était en partance, n’ayant à bord que son capitaine et son équipage…

— Sans doute, répondit Roger Hinsdale. Les journaux avaient annoncé ce départ pour le 30 juin, et c’est précisément la veille qu’ils se sont échappés de la prison de Queenstown… Ils ont risqué le tout pour le tout, et cela leur a réussi !…

— Et, dit Axel Wickborn, c’est dans la nuit qui a précédé notre embarquement, que le malheureux capitaine Paxton et son équipage ont été surpris, massacrés, jetés à la mer…

— Oui, ajouta John Howard, et c’est bien le corps de l’un d’eux que le courant a porté sur la grève où il a été retrouvé, ainsi qu’on en a été avisé à la Barbade…

— Et rappelez-vous l’audace de ce Markel !… s’écria Tony Renault. N’a-t-il pas déclaré à l’officier de l’Essex qu’il avait perdu un de ses hommes dans la baie… et n’a-t-il pas même ajouté que si ce pauvre Bob avait reçu un coup de poignard, c’étaient probablement les bandits de l’Halifax qui l’avaient frappé !… Le misérable ! puisse-t-il être repris… jugé… condamné… pendu… et les siens avec lui ! »

Ces quelques propos échangés, tandis que le canot gagnait vers le nord, montrent que les passagers de l’Alert n’ignoraient plus rien des circonstances dans lesquelles le massacre du capitaine Paxton et de son équipage s’était accompli. Lorsqu’ils arrivèrent à bord, Harry Markel et ses bandits étaient déjà maîtres du navire.

Alors, Hubert Perkins posa cette question :

« Pourquoi, sans attendre notre arrivée, l’Alert n’a-t-il pas pris la mer ?…

— Faute de vent, répondit Louis Clodion. Tu te rappelles bien, Hubert, depuis deux jours le temps était aussi calme qu’il l’est aujourd’hui… Pendant notre traversée de Bristol à Cork, nous n’avons pas eu un souffle de brise… Évidemment, son coup fait, Markel espérait mettre à la voile, mais il ne l’a pas pu…

— Aussi, affirma Roger Hinsdale, ce misérable s’est-il décidé à jouer son rôle… Il est devenu le capitaine Paxton, et les autres sont devenus les matelots de l’Alert

— Et dire que, depuis bientôt deux mois, s’écria Tony Renault, nous vivons dans la société de ces coquins… des pillards, des assassins, et qu’ils ont été assez habiles pour faire figure d’honnêtes gens…

— Oh ! fit Albertus Leuwen, ils ne nous ont jamais inspiré aucune sympathie…

— Pas même ce Corty, qui affectait tant de bonnes intentions à notre égard !… déclara Axel Wickborn.

— Et encore moins Harry Markel, qui ne nous donnait pas une bonne idée du capitaine Paxton ! » ajouta Hubert Perkins.

Will Mitz les écoutait. Ils n’avaient plus rien à s’apprendre ni les uns ni les autres. Et ils se souvenaient, non sans honte et sans colère, des éloges qu’ils avaient faits du capitaine et de son équipage, des remerciements dont on avait comblé ces malfaiteurs, de la prime que Mrs Kethlen Seymour avait accordée à cette bande de meurtriers…

Et, ces éloges, n’était-ce pas M. Patterson qui s’en était montré le plus prodigue dans les termes excessifs que lui suggérait son emphase habituelle !

Mais, à cette heure, le mentor ne songeait guère à revenir sur le passé, ni à ce qu’il avait pu dire en l’honneur du capitaine. Assis au fond du canot, entendant à peine les observations échangées autour de lui, s’il avait songé à quelqu’un, c’eût été sans doute à Mrs Patterson…

En réalité, il ne songeait à rien.

Alors une dernière question fut faite, à laquelle on répondit d’une façon assez plausible, qui était juste, d’ailleurs.

Pourquoi, après avoir reçu à bord les pensionnaires d’Antilian School, Henry Markel ne s’était-il pas débarrassé d’eux dès le début de la traversée afin de rallier les mers du sud ?…

À cette question, Louis Clodion fit la réponse suivante :

« Je crois bien que ce Markel avait l’intention de se défaire de nous dès que l’Alert aurait été en pleine mer. Mais, faute de vent, forcé de rester sous la côte, il aura appris que chaque passager devait toucher une prime à la Barbade, et, avec une incroyable audace, il a conduit l’Alert aux Antilles…

— Oui, dit Will Mitz, oui… ce doit être la raison, et c’est le désir de s’approprier cet argent qui vous a sauvé la vie, mes jeunes messieurs… en admettant qu’elle soit sauvée », murmura-t-il, car la situation s’aggravait sans qu’il voulût rien laisser paraître de ses inquiétudes.

En effet, depuis près d’une heure, l’embarcation errait au milieu des brumes. Elle n’avait pas rencontré le navire, bien qu’elle eût marché dans sa direction relevée la veille.

Mais Will Mitz, n’ayant pas de boussole, n’avait pas même pu se guider sur les étoiles, et plus de temps s’était écoulé qu’il ne lui en aurait fallu pour accoster le bâtiment. Or, s’il avait été dépassé, que faire ?… Revenir vers l’est ou vers l’ouest ?… Ne serait-ce pas courir le risque de se retrouver dans les eaux de l’Alert ?… Ne valait-il pas mieux attendre au large que le brouillard se fût dissipé, et, peut-être, serait-ce au lever du soleil, c’est-à-dire dans quatre ou cinq heures ?… Le canot rejoindrait alors le navire, et, en admettant que les fugitifs fussent aperçus de l’Alert, Harry Markel n’oserait pas les poursuivre. La situation deviendrait très mauvaise pour ses compagnons et lui…

Il est vrai, d’ici là, qui sait si un peu de brise n’aurait pas permis à l’Alert de s’éloigner vers le sud-est ? Aussi Will Mitz comprenait-il à présent pourquoi Harry Markel avait mis le cap en cette direction. Par malheur, l’autre bâtiment aurait eu toute facilité pour continuer sa route en sens inverse, et, au lever du jour, il ne serait plus en vue. Que deviendrait alors l’embarcation avec les onze passagers qu’elle portait à la merci du vent et de la mer ?…

En tout cas, Will Mitz manœuvra de manière à rester, autant que possible, à longue distance de l’Alert.

Une heure après minuit, rien de nouveau. Une vive inquiétude commençait à se manifester chez quelques-uns des fugitifs. Pleins d’espoir en partant, ils se disaient qu’une demi-heure après ils seraient en sûreté. Or, depuis deux heures déjà, ils couraient à la recherche du bâtiment au milieu de cette profonde nuit.

Louis Clodion et Roger Hinsdale, montrant une grande énergie, réconfortaient leurs camarades, lorsque quelque plainte, quoique défaillance, se faisaient sentir ou entendre, à défaut de M. Patterson, qui ne semblait plus avoir conscience de rien.

Will Mitz les secondait :

« Ayez bon espoir, mes jeunes messieurs, répétait-il. La brise ne s’est point levée, et le navire doit être là… Lorsque ces brumes se dissiperont avec le jour, nous l’apercevrons alors que notre embarcation sera loin de l’Alert, et il suffira de quelques coups d’avirons pour être à bord ! »

Cependant Will Mitz était extrêmement anxieux, bien qu’il n’en voulût rien laisser paraître, en songeant à une éventualité qui risquait de se produire.

N’était-il pas à craindre qu’un de ces bandits eût découvert la fuite des passagers, que Harry Markel sût maintenant à quoi s’en tenir, qu’il se fût embarqué dans le second canot avec quelques-uns de ses hommes ?…

Cela était possible, après tout. Ce misérable n’avait-il pas un intérêt majeur à reprendre les fugitifs, puisque les calmes empêchaient l’Alert de quitter ces parages ?…

Et même, la brise lui eut-elle permis d’éventer ses voiles, ne courait-il pas le danger d’être poursuivi par ce navire, plus rapide et assurément plus fort que le sien et dont le capitaine serait au courant de la situation ?…

Aussi Will Mitz tendait-il l’oreille aux moindres bruits qui se propageaient à la surface de la mer. Parfois il croyait entendre un va-et-vient d’avirons à faible distance, ce qui eût indiqué que l’embarcation de l’Alert était à leur poursuite.

Alors, il recommandait de ne plus nager. Le canot, immobile, n’obéissait qu’aux lentes oscillations de la houle. Tous écoutaient en silence, avec la crainte que la voix de John Carpenter ou de tout autre sortit des brumes…

Une heure s’écoula encore. Louis Clodion et ses camarades se relayaient aux avirons, uniquement pour se maintenir sur place. Will Mitz ne voulait pas s’éloigner davantage, ne sachant quelle direction suivre. D’ailleurs, au moment où le soleil reparaîtrait, il importait de ne pas être à une trop grande distance du navire, soit pour lui faire des signaux, soit pour essayer de le rejoindre, s’il se remettait en route.

À cette époque de l’équinoxe, dans la seconde moitié du mois de septembre, le jour n’apparaît guère avant six heures du matin. Il est vrai, dès cinq heures, si le brouillard se dissipait, un bâtiment serait assurément visible dans un rayon de trois à quatre milles.

Aussi, ce que Will Mitz devait désirer, ce dont il parlait avec Roger Hinsdale et Louis Clodion, avec Tony Renault, qui ne se laissait pas abattre, c’était que la brume vint à s’enlever avant l’aube.

« Non point sous l’action de la brise, ajoutait-il, car, si l’Alert s’éloignait, l’autre navire s’éloignerait également, et nous n’aurions plus autour de nous qu’une mer déserte ! »

Or, avec ce canot non ponté, très chargé, sans la possibilité d’y établir une voile, un canot que le moindre coup de mer mettrait en perdition, serait-il possible de rallier un port des Antilles ?… Will Mitz estimait que, pendant cette première journée de navigation, l’Alert devait s’être déplacé d’une soixantaine de milles dans le sud-est de la Barbade. Soixante milles, même avec une voilure, par bon vent et mer maniable, l’embarcation eût à peine franchi cette distance en quarante-huit heures !… Et pas de provisions à bord, ni eau ni vivres !… Le jour venu, la faim et la soif ! comment les apaiser ?

Une heure plus tard, brisés de fatigue, saisis d’un irrésistible besoin de dormir, la plupart des jeunes garçons, étendus sur les bancs, avaient succombé au sommeil. Si Louis Clodion et Roger Hinsdale résistaient encore, la nuit ne s’achèverait pas sans qu’ils eussent imité leurs camarades.

Will Mitz resterait donc seul à veiller. Et qui sait s’il ne se sentirait pas pris de désespoir devant tant de circonstances défavorables, tant de chances contraires ?

De fait, il n’était plus nécessaire de recourir aux avirons, si ce n’est pour étaler le courant en attendant soit le lever du brouillard, soit le lever du jour.

Toutefois, il semblait bien que quelques souffles intermittents passaient à travers les vapeurs, et, bien que le calme reprit aussitôt, certains symptômes indiquaient le retour du vent à l’approche de l’aube.

Il était un peu plus de quatre heures, lors qu’un choc se produisit. L’avant du canot venait de se heurter, légèrement il est vrai, contre un obstacle, et cet obstacle ne pouvait être que la coque d’un navire.

Était-ce celui que les fugitifs cherchaient inutilement depuis de si longues heures ?…

Les uns s’étaient éveillés d’eux-mêmes, les autres avaient été réveillés par leurs camarades.

Will Mitz saisit un des avirons, afin de ranger la coque du bâtiment. L’embarcation l’avait accosté par l’arrière, et Will Mitz sentit les ferrures d’un gouvernail.

Le canot se trouvait donc sous la voûte du navire, et, bien que la brume fût un peu moins épaisse, il n’avait pas dû être aperçu des hommes de quart.

Soudain, la main de Will Mitz saisit un cordage qui pendait de quatre à cinq pieds en dehors du couronnement.

Will Mitz reconnut ce cordage…

C’était l’amarre qu’il avait coupée lui-même, en s’éloignant, et ce navire, c’était l’Alert

« L’Alert ! » répéta-t-il avec un geste de désespoir.

Ainsi, après avoir erré toute cette nuit, c’était vers l’Alert qu’une mauvaise chance les avait ramenés, et ils allaient retomber entre les mains d’Harry Markel !

Tous étaient atterrés, et des larmes s’échappaient de leurs yeux.

Mais n’était-il pas encore temps de fuir, de se lancer à la recherche du bâtiment ?… Déjà, du côté de l’est, portaient les premières lueurs… Cinq heures approchaient… Quelques fraîcheurs matinales se faisaient sentir…

Soudain, les vapeurs remontèrent et dégagèrent la surface de l’Océan. La vue put s’étendre sur un rayon de trois à quatre milles…

Le navire en vue, profitant des premiers souffles, s’éloignait dans la direction de l’est… Il fallait renoncer à tout espoir de se réfugier à son bord.

Cependant aucun bruit ne se faisait entendre sur le pont de l’Alert. Nul doute que Harry Markel et l’équipage ne fussent encore plongés dans le sommeil. Le matelot de quart ne s’était même pas aperçu du retour de la brise alors que la voilure désorientée battait contre les mâts.

Eh bien, puisque les passagers n’avaient plus à espérer d’autre salut, il leur fallait devenir maîtres de l’Alert !

Ce coup d’audace, Will Mitz, après l’avoir conçu, s’apprêtait à l’exécuter. Ce qu’il voulait faire, il le dit en quelques mots à voix basse. Louis Clodion, Tony Renault, Roger Hinsdale comprirent. C’était l’unique chance, puisque personne n’avait vu ni partir ni revenir l’embarcation.

« Nous vous suivrons, Will Mitz… dit Magnus Anders.

— Quand vous voudrez », dit Louis Clodion.

Le jour pointant à peine, il s’agissait de surprendre l’Alert avant que l’éveil eût été donné, d’enfermer Harry Markel dans sa cabine, et l’équipage dans le poste. Puis, aidé des jeunes garçons, Will Mitz manœuvrerait de manière, soit à regagner les Antilles, soit à rejoindre le premier bâtiment qui croiserait sa route.

Le canot glissa sans bruit le long de la carène, et s’arrêta à la hauteur des porte-haubans du grand-mât, à bâbord. En s’aidant des ferrures et des capes de mouton, il serait facile d’enjamber la lisse et de prendre pied sur le pont. Aux porte-haubans du mât d’artimon, étant donnée la hauteur de la dunette, l’escalade eût été plus difficile.

Will Mitz monta le premier. À peine avait-il la tête au niveau du bastingage qu’il s’arrêta et fit signe de ne point bouger.

Harry Markel venait de quitter sa cabine et observait le temps. Comme les voiles claquaient sur les mâts, il appela l’équipage pour l’appareillage.

Les hommes dormaient, personne ne lui répondit, et il se dirigea vers le poste.

Will Mitz, qui suivait ses mouvements, le vit disparaître par le capot.

C’était le moment d’agir. Mieux valait ne point être obligé d’enfermer Harry Markel et peut-être d’engager une lutte dont le bruit aurait été entendu de l’avant. Lorsque tous les hommes seraient emprisonnés dans le poste, on saurait les empêcher de sortir avant l’arrivée aux Antilles, et, si les alizés tenaient, en trente-six heures on aurait connaissance de la Barbade.

Will Mitz sauta sur le pont. Les jeunes garçons le suivirent, après avoir amarré le canot, où était resté M. Patterson, et ils rampèrent de manière à n’être ni vus ni entendus.

En quelques secondes, ils eurent atteint le capot du poste, dont la porte fut refermées extérieurement. Puis l’épais prélart goudronné, qui le protégeait en cas de mauvais temps, fut fixé par de lourds espars sur ses bords.

Et, maintenant, Harry Markel compris, tout le personnel du bord était prisonnier. Il n’y aurait plus qu’à surveiller ces misérables jusqu’au moment de les livrer, soit à quelque bâtiment rencontré en route, soit au premier port des Antilles où relâcherait l’Alert.

Le jour se faisait peu à peu. Les volutes de brume remontaient dans l’espace. L’horizon s’élargissait sous les premières lueurs du matin.

En même temps, la brise fraîchissait légèrement, sans s’établir à un point quelconque du compas. Les voiles, telles qu’elles étaient orientées alors, ne pouvaient que maintenir le trois-mâts en panne.

Ainsi la tentative de Will Mitz avait réussi. Ses jeunes compagnons et lui étaient maîtres de l’Alert !

Quant à ce navire à bord duquel ils comptaient chercher refuge, à cinq ou six milles déjà dans l’est, il ne tarderait pas à disparaître.