OPÉRA-BOUFFE
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Bouffes-Parisiens, le 14 décembre 1871.




PERSONNAGES
MALABERLOCK, Grand Echanson du Gouverneur MM. Désiré.
LE CAPORAL Berthelier.
LE GRAND KHAN, Souverain du pays Montrouge.
KASNOISEFF, Grand Majordome du Gouverneur Ed. Georges.
KACHMIR, Vitrier, amoureux d’Olga Duplessis.
KRAPACK, Apothicaire du Gouverneur Guyot.
POLKAKOFF, Maître à danser du Gouverneur Victor.
POTAPOTENSKI, Officier de bouche du Gouverneur Montrans.
UN HOMME DU PEUPLE ET HUISSIER Chouden.

SCHAMYL, Marchand de fourrures, amoureux de Grégorine (travesti) E. Nordey.
PATCHOULINE, Solliciteuse
MARCHANDES DE FLEURS, D’ORANGES, DE FRUITS ET DE GATEAUX :

Mmes Camille, Cinti, Boxi, Guercis, Rose Marie.

SOLLICITEUSES :

Mmes Raxelli, Guérin, Vidal, Camille.

DAMES DU HAREM :

Mmes Ranelli, Stenio, Rutha, Darcourt, Judit, Suzanne, Julia.

QUATRE PETITS SOLDATS :

Mmes Vidal, Darcourt, Bertelli, Alice.

LES QUATRE HOMMES DU CAPORAL, QUATRE PORTEURS, HOMMES ET FEMMES DU PEUPLE.


L’action se passe dans la Russie d’Asie.




ACTE PREMIER

Le théâtre représente un marché dans la Russie d’Asie. – Boutiques de toutes sortes. – À gauche, une tente où Schamyl vend des pelleteries. – À droite, la maison d’Olga.



Scène PREMIÈRE

Marchands, Marchandes, Acheteurs puis KACHMIR et SCHAMYL.
LES MARCHANDS ET MARCHANDES.
Voyez, voyez, achetez
Les produits les plus vantés
De l’Europe, de l’Asie
Du Japon, de la Russie.
MARCHANDES D’ORANGES.
Oranges, pure Valence,
Oranges, vrai Portugal.
MARCHANDES DE FRUITS.
Pêches de Perse et de France,
Jolis chinois en bocal.
ACHETEURS, PROMENEURS.
Regardons, de tous côtés,
Les produits les plus vantés
De l’Europe et de l’Asie,
Du Japon, de la Russie.
KACHMIR, son attirail sur le dos, arrive du premier plan à droite
Vitrier ! vitrier !
Si vous avez à remettre
Des carreaux à la fenêtre
Ne vous faites pas prier
Vitrier ! vitrier !
SCHAMYL, étalant ses fourrures.
Martre, zibeline,
Petit-gris, hermine !
KACHMIR.

Tiens, c’est Schamyl !

SCHAMYL.

Kachmir !

Ils se serrent la main.

KACHMIR.

Te voilà ?

SCHAMYL.
Quel plaisir ! Quel beau jour !
KACHMIR.
Depuis quand de retour
Du fond de la Russie ?

Ils vont tous deux à la boutique de Schamyl ; les marchands, les marchandes, acheteurs, se promènent de tous côtés.

SCHAMYL.
––Je débarque aujourd’hui !… je rapporte avec moi
––Des tapis merveilleux, des parures de roi !…
––––––––Et ton Olga chérie,
––––––––Cette perle d’Asie,
––La dompteuse aux doux yeux, est-elle ici ?
KACHMIR.
––La dompteuse aux doux yeux, est-elle ici ? Mais oui !
––––––Elle est en face, ta voisine.
SCHAMYL, plus bas
––––––Et Grégorine, Grégorine !
––––––La fille du grand échanson ?
KACHMIR.
––––––Ta passion, pauvre garçon !
––––––Toujours épris ?…
SCHAMYL.
––––––Toujours épris ?… Toujours fidèle !…

Ici vient-elle quelquefois ?

KACHMIR.
––––––––Souvent !

Grégorine, richement vêtue, arrive par le fond, à droite, suivi d’une esclave ; elle est entourée de suite par les marchands.

––––––––Souvent ! Eh ! mais, c’est elle !…
––––––––Tu la veux ! tu la vois !
SCHAMYL.
––Comme le cœur me bat ! elle est encore plus belle !…
––Mais elle n’est pas seule ! Il faut dissimuler…
KACHMIR.
––––––––Je te laisse. À tantôt !
SCHAMYL.
––––––––Pourrai-je lui parler ?
KACHMIR.
––––––––Vitrier ! vitrier !
–––––––Si vous avez à remettre
–––––––Des carreaux à la fenêtre
–––––––Ne vous faites pas prier !…
––––––––Vitrier ! vitrier !

Il sort à droite.


Scène II

Marchands, Marchandes, Acheteurs, SCHAMYL, GRÉGORINE.
SCHAMYL, pour attirer l’attention de Grégorine[1].
–––––––Voyez ces riches fourrures
–––––––Admirez leurs bigarrures
–––––––Leurs étranges mouchetures !
GRÉGORINE, apercevant Schamyl, à part.
–––––––Ah ! c’est lui ! lui de retour !
SCHAMYL, à part.
–––––––Elle me voit à son tour !

Il continue tout en la regardant.

–––––––Et le tigre, et la panthère,
––––––––––Le jaguar,
––––––––––Le léopard,
–––––––De leur vivant, pour vous plaire,
–––––––Ont pris grand soin de leur peau.
–––––––C’est souple, c’est chaud, c’est beau !

Grégorine s’est approchée : il vient à elle.

COUPLETS.
I
SCHAMYL, offrant des fourrures.
––––––––Ma belle demoiselle,
––––––––Qu’aimez-vous, s’il vous plaît !
GRÉGORINE, finement.
––––––––Grégorine fidèle,
––––––––Aime ce qu’elle aimait.
SCHAMYL.
––––––––Voici la blanche hermine,
––––––––Emblème d’un cœur pur !
GRÉGORINE, à voix basse.
––––––––Comme elle, Grégorine,
––––––––Ne trompe pas, c’est sûr !…
SCHAMYL, à voix basse.
––––––––Mon cœur n’est pas moins pur.

Schamyl donne des fourrures à examiner à l’esclave pour détourner son attention.

II
SCHAMYL, à Grégorine, à mi-voix.
––––––––Nulle oreille indiscrète
––––––––N’écoute mes aveux.
GRÉGORINE.
––––––––Mais je suis inquiète,
––––––––Sur nous on a les yeux.
SCHAMYL.
––––––––Restez encor, de grâce,
––––––––Nous parlerons bien bas.
GRÉGORINE.
––––––––Parler sur cette place,
––––––––Non, non, je n’ose pas !
SCHAMYL.
––––––––Non, non, ne partez pas !
REPRISE DU CHŒUR.
LES MARCHANDES.
–––––––Voyez, voyez, achetez, etc.
LA FOULE.
–––––––Regardons de tous côtés, etc.

Scène III

Les Mêmes, BALABRELOCK, KASNOISEFF[2].

A l’entrée des deux fonctionnaires, la foule les salue avec grand respect, puis sort peu à peu ; quatre marchandes restent.

BALABRELOCK, d’un ton protecteur.

Bonjour ! bonjour ! menu peuple !

KASNOISEFF.

Bonjour ! bonjour ! petites gens !

La foule s’écarte.

GRÉGORINE, apercevant Balabrelock.
Mon père !… (A Schamyl.) Silence !
UNE MARCHANDE DE GATEAUX, à Balabrelock.

Salut au grand échanson !

UNE BOUQUETIÈRE, à Kasnoiseff.

Salut au grand majordome !

BALABRELOCK, prenant le menton de l’une.

Elle est gentille. (A l’autre, croquant un gâteau.) Tes gâteaux sont exquis !

KASNOISEFF, mangeant aussi.

Très-bons ! très-bons !…

BALABRELOCK.

Tiens, voilà pour la peine. (Il l’embrasse sur le front.) Il faut encourager le commerce !…

Les deux fonctionnaires continuent leur inspection.

KASNOISEFF.

Les belles roses !

BALABRELOCK.

Les fines oranges !

LA BOUQUETIÈRE.

Faites-vous servir !

LA MARCHANDE DE FRUITS.

Faites votre choix !

BALABRELOCK.

Mon choix ? Je prends tout ! Vous porterez tout cela au palais entre quatre et cinq heures ; j’y serai.

Il l’embrasse.

KASNOISEFF.

Vous ne demandez pas le prix ?…

BALABRELOCK.

Le prix ? Qu’importe ! Je paye rarement, mais je ne marchande jamais !

KASNOISEFF.

C’est juste ! Il faut encourager le commerce.

BALABRELOCK, continuant sa tournée et apercevant Grégorine.

Tiens, ma fille !

KASNOISEFF.
Ma future !
BALABRELOCK.

Votre future ou celle du caporal, je ne sais pas encore.

KASNOISEFF.

Me préférer un homme de guerre !

BALABRELOCK.

Mais cet homme de guerre n’est pas un homme de peu ! En tout cas, taisez-vous, je n’ai encore rien dit à ma fille. (A Grégorine.) Comment se fait-il que je vous trouve sur cette place.

GRÉGORINE.

Mon père, je marchandais des fourrures !

BALABRELOCK.

Des fourrures… (Apercevant Schamyl.) Et vous vous en laissiez compter par le fourreur. Te voilà donc revenu, toi, mauvais sujet ?

SCHAMYL.

Oui, Seigneur… Je…

BALABRELOCK.

C’est bon ! Je sais à quoi m’en tenir sur ton compte !… Je sais que tu as osé lever les yeux sur ma fille… Fais attention à toi. (A Grégorine.) Et vous, mademoiselle, puisque je vous rencontre dans ce carrefour, je n’irai pas par quatre chemins. (Lui montrant Kasnoiseff.) Voilà l’époux que je vous destine[3].

GRÉGORINE.

Mon père…

BALABRELOCK.

Pas de remerciements, ou je te fais épouser le caporal. Allons, rentre à la maison.

SCHAMYL.

Oh ! je la rejoindrai.

Il disparaît à gauche.

BALABRELOCK, à l’esclave de Grégorine.
Toi ! veille de près sur ta maîtresse… À l’autre… (Cherchant des yeux Schamyl.) Il est rentré… Il a bien fait… (A Kasnoiseff qui suit des yeux Grégorine qui s’éloigne.) Là ! voilà une affaire bâclée !

Scène IV

BALABRELOCK, KASNOISEFF.
KASNOISEFF.

Comme tout est calme !

BALABRELOCK.

La population est tranquille. J’ai profité de l’occasion pour conseiller à notre hospodar, le gouverneur de cette ville, de lancer un petit décret pour augmenter les impôts ! On va tambouriner ça d’un moment à l’autre !

KASNOISEFF.

Excellent idée ! Oh ! vous êtes un fin politique ! un grand ministre ! Je me suis même demandé souvent comment on ne vous avait pas élevé à la dignité d’hospodar !

BALABRELOCK.

Vous êtes bête ! Les hospodars passent, les ministres restent. Cela est à considérer, ici surtout où la population est d’une versatilité !… Pour un rien… vlan ! Elle démolit son gouvernement.

KASNOISEFF.

Pourquoi les gouvernants ont-ils des peuples ?

BALABRELOCK.

S’ils n’en avaient pas, cela simplifierait tout. Il ne devrait même y avoir que des ministres. Mais enfin ça n’est pas comme ça ! Il y a un hospodar, il y a un peuple ! Le peuple renverse l’hospodar. Quand il est renversé, le grand khan, le maître à tous, arriver comme une trombe ; il nomme un autre hospodar, et voilà ! J’ai déjà vu ce manège-là vingt-sept fois.

KASNOISEFF.

Et vous avez toujours gardé votre place ?

BALABRELOCK.

Que voulez-vous ? J’ai les femmes pour moi ! Je le sais par toutes celles que j’épouse ! À chaque révolution j’en légitime une qui se dévoue pour me sauver !

KASNOISEFF.
Alors… ça fait vingt-sept femmes ?
BALABRELOCK.

Et ça fait vingt-sept révolutions ! À chaque révolution j’ai une femme et à chaque femme, une révolution.

KASNOISEFF.

Heureux gaillard !… Enfant chéri des dames !

BALABRELOCK.

C’est plus fort que moi ! je ne peux pas m’en passer. Et tenez ! pourquoi croyez vous que je vous ai amené sur cette place ?

KASNOISEFF.

Pour inspecter la population.

BALABRELOCK.

Naïve erreur !… C’est par ici que demeure Olga, la sémillante dompteuse.

KASNOISEFF.

Cette jeune fille qui sait charmer les animaux les plus sauvages, les plus grosses bêtes !…

BALABRELOCK.

Elle m’a fasciné, je l’avoue. Et tenez, tâtez mon pouls, suis-je impressionné, hein ? Elle ne doit pas être loin d’ici. C’est elle !


Scène V

Les Mêmes, OLGA, puis KACHMIR.
OLGA, arrive en chantant avec une cravache à la main.
I
–––––––Je suis du pays vermeil
–––––––Qui voit courir la gazelle,
–––––––Où l’oiseau mouche étincelle,
–––––––Aux feux dorés du soleil ;
–––––––Où, sur le bord des ruisseaux,
–––––––On rencontre la panthère,
–––––––Mêlant son cri solitaire
–––––––Aux chants des plus beaux oiseaux.
Bengalis,
Si jolis !
Colibris,
Mes chéris !
–––––––––Et vous, perroquets,
–––––––––Babillards, indiscrets,
–––––––––Dites-moi bonjour,
–––––––––Saluez mon retour.
Bengalis,
Si jolis !
Colibris,
Mes chéris !
–––––––––Oui, troupe joyeuse,
–––––––––Chantez, me voilà !
–––––––––Saluez la charmeuse,
–––––––––Saluez tous Olga !
II
–––––––J’ai vu souvent les jaguars,
–––––––Et les tigres dans les jungles,
–––––––Se coucher, rentrer leurs ongles,
–––––––Sous le feu de mes regards,
–––––––A les faire m’obéir,
–––––––J’ai des émotions franches ;
–––––––Mais comme des fruits, aux branches,
–––––––J’aime encore mieux vous cueillir,
Bengalis
Si jolis !
Colibris,
Mes chéris !
BALABRELOCK.

Charmant ! charmant ! ma belle enfant.

Il veut lui prendre la taille, Kachmir rentre.

OLGA, lui donnant un petit coup de cravache.

À bas les pattes.

BALABRELOCK.

L’habitude de parler aux bêtes !… quel œil fascinateur.

Il lorgne avec un vaste binocle, Kachmir, qui l’observe depuis son entrée, se glisse entre Olga et Balabrelock. Kasnoiseff est remonté et redescend à droite en longeant Olga.
KACHMIR.

Vitrier ! vitrier ! Si Monseigneur a des verres fêlés, des carreaux cassés à remettre…

BALABRELOCK, le repoussant avec mauvaise humeur.

Je n’ai rien de fêlé !

KASNOISEFF, même jeu que Balabrelock.

Ni moi non plus !

BALABRELOCK, à Olga.

Quand pourrai-je te voir ?

OLGA.

Toujours ici, à la même heure.

BALABRELOCK, baissant la voix.

Oui… mais chez le soir ?… chez toi ?… en catimini ?

OLGA.

Je veux bien ! si vous n’avez pas peur de mes tigres.

BALABRELOCK.

Ah ! Diable !… ah ! bigre !

OLGA.

Ils ne vous connaissent pas, et, vous comprenez… la première fois…

BALABRELOCK.

Pourrait être la dernière !… oh ! je comprends ! Eh bien… si tu venais au Palais ? je rentrerai à cinq heures.

OLGA.

J’en viens ! j’ai été déposer une pétition à l’hospodar, notre gouverneur et seigneur, pour lui demander la permission de me marier.

BALABRELOCK.

Te marier ?

KASNOISEFF.

Avec qui ?

OLGA, montrant Kachmir qui, en voyant causer Balabrelock avec elle, s’est un peu rapproché. – Elle passe près de lui.

Avec lui !

KACHMIR.
Avec moi !
BALABRELOCK.

Lui avec toi ?

KASNOISEFF.

Toi avec lui ?

BALABRELOCK.

Et pourquoi faire ?

KACHMIR.

Comment ! pourquoi faire ?

OLGA.

Mais, pour nous aimer, pour nous le dire… pour…

KACHMIR.

Pour nous le prouver.

BALABRELOCK.

Et pour avoir de nombreux enfants ! des révolutionnaires futurs.

KACHMIR.

Comment ! des révolutionnaires ?

BALABRELOCK.

Avec ça que je ne te connais pas !…

KACHMIR.

Moi !…

BALABRELOCK.

Oh ! je te connais ! Tu en es déjà à ta cinquième révolution ! Tu es à la tête de tous les mouvements, excepté d’un bon mouvement ! Tu bouleverses tout, et puis tu pars à la campagne ! Et quand c’est un peu oublié tu reviens pour recommencer.

KACHMIR.

Comment ?

BALABRELOCK.

Tu casses les vitres la veille pour les poser le lendemain. (A part.) Il y a des gens qui font fortune avec ça.

OLGA.

Mais quel rapport ?

BALABRELOCK.
Non, non ! jamais on ne vous permettra de vous marier.
KACHMIR.

Pas possible ?

BALABRELOCK.

Voilà ! D’autres veulent empêcher les révolutions de commencer ; moi, j’empêche les révolutionnaires de naître.

KASNOISEFF.

Ça vaut mieux.

OLGA.

Mais, Seigneur…

BALABRELOCK.

Plus un mot !

Il leur tourne le dos ; on entend un roulement de tambour.

OLGA.

Quel est ce bruit de tambour ?

KASNOISEFF.

Quelqu’objet perdu !

BALABRELOCK.

Etourneau ! Tu oublies déjà notre proclamation de tout à l’heure ! Ah ! tu n’es pas un homme d’Etat ! Allons voir un peu quelle tournure cela prend.

Fausse sortie.

OLGA.

Mais, seigneur, et mon mariage ?

BALABRELOCK.

Allons donc ! (Il redescend près d’Olga.) Au Palais à cinq heures ! Je serai rentré !

KACHMIR.

Ainsi c’est votre dernier mot ?

BALABRELOCK.

Oui, c’est mon dernier mot, casseur de vitres.

KASNOISEFF, repoussant Kachmir.

Ammez donc, casseur de vitres. Vous êtes noté !

Ils sortent tous deux dans la direction du tambour.

Scène VI

KACHMIR, OLGA, puis SCHAMYL.
KACHMIR.

Eh bien ! tu as entendu ?

OLGA.

Quoi donc ?

KACHMIR.

Ce vieux toqué qui a la prétention de nous empêcher de nous marier ! Oh ! je sens la rage qui me gagne.

Schamyl entre par la droite.

SCHAMYL.

Je n’ai pu retrouver Grégorine, et son père qui veut la marier à Kasnoiseff ! comprenez-vous ça ?

OLGA.

À l’autre, maintenant.

KACHMIR.

Oh ! mais ils auront affaire à moi ! Ce matin, en courant dans les caravansérails, j’ai trouvé de l’agitation partout. Un rien suffit pour mettre le feu aux poudres.

SCHAMYL, à Olga, la prenant par la main.

Je t’aiderai ! Ils ne savent pas de quoi je suis capable.

KACHMIR, à Olga, même jeu que Schamyl.

Et si cela tarde trop, je t’enlève !

SCHAMYL.

Et moi j’enlève Grégorine. !

OLGA.

Écoutez un peu !

KACHMIR.

Je n’écoute rien !

SCHAMYL.

Moi non plus.

KACHMIR.
Je suis furieux.
SCHAMYL.

Moi aussi.

OLGA, se dégageant et leur donnant à chacun des coups de cravache.

Ah ! çà ! voyons ! vous calmerez-vous à la fin ?… (Les deux hommes, surpris, s’arrêtent ; Olga les regarde d’abord fixement, puis sourit et les fait sourire.) Est-ce fini ?

KACHMIR.

Oh ! charmeuse, va !… Il n’y a pas moyen de te résister !

SCHAMYL.

Oui… cet heureux mélange de sourires et de coups de cravache.

KACHMIR.

Mais quel est ton plan ?

OLGA.

Vous verrez !

SCHAMYL.

Mais Balabrelock ?

OLGA.

Je l’apprivoiserai ! j’en ai apprivoisé de plus terribles !

KACHMIR.

C’est vrai, attendons.

SCHAMYL.

Soit, j’attends. Et votre confiance me gagne quand je songe à tous les animaux que vous avez domptés ! Tigres, loups, panthères !… tous, enfin, excepté les ours pourtant ! je n’en ai jamais vu dans la ménagerie.

OLGA.

Il y en a eu un, mais je l’ai perdu, et je l’aimais tant que je n’ai jamais voulu le remplacer.

KACHMIR.

Oui, je m’en souviens ; on te l’avait apporté tout jeune ; il n’était pas plus gros que ça…

OLGA.

Et si gentil ! si mignon ! et puis tout blanc ; aussi nous l’avions appelé : Boule-de-Neige.

SCHAMYL.
Boule-de-Neige !… le joli nom pour un ours.
OLGA.

Il fallait le voir rouler comme une petite boule quand il jouait avec nous. Déjà, dans ce temps-là, je connaissais Kachmir, il me faisait la cour… je ne le repoussais pas, et mon gentil petit Boule-de-Neige semblait avoir deviné que Kachmir était un ami. Il le laissait m’approcher, et grognait quand quelque autre venait. Il le guettait et m’avertissait de son arrivée, toujours gai, toujours de bonne humeur ! Ah ! je l’ai bien regretté.

SCHAMYL.

Et comment a-t-il disparu ?

OLGA.

On me l’a volé.

ROMANCE
–––––––––––Souvenance
–––––––––––De l’enfance
–––––––––––Quand tous deux
–––––––Nous avions même jeux !
–––––––––––Pauvre bête !
–––––––––––Je répète
–––––––––––Son doux nom
––––––––A qui nul ne répond.
I
––––––––C’était la bonté même,
––––––––Son entière blancheur
––––––––Pour tous était l’emblème
––––––––Des trésors de son cœur.
–––––––––––Souvenance, etc.
II
––––––––Il s’était fait connaître
––––––––En ours bien élevé
––––––––Qui jamais sur son maître
––––––––Ne jeta de pavé.
–––––––––––Souvenance, etc.

Il m’aimait tant et moi je l’aimais tant aussi !

KACHMIR.

Eh bien ! je le remplacerai.

On entend des rumeurs confuses.
SCHAMYL.

Écoutez !…

OLGA.

Qu’est-ce que c’est ?

KACHMIR.

Eh ! parbleu ! c’est la proclamation qui aura produit son effet ! Voilà notre mariage en bon train ! une fois l’hospodar démoli, nous serons nos maîtres… Ça marche ! ça marche !

OLGA.

Mais il faut encore se méfier de la force armée : le caporal et ses quatre hommes.

KACHMIR.

Lui ! allons donc ! il n’arrête jamais… surtout les gens qui réussissent !… On casse les vitres. Vitrier ! vitrier !

Les bruits ont continué de plus en plus fort. Le peuple accourt en foule, en criant.


Scène VII

Les Mêmes, LE PEUPLE.
UN HOMME DU PEUPLE.

Kachmir ! Nous triomphons ! tout le monde te demande pour te mettre à notre tête ! L’hospodar est par terre. Vive Kachmir !

TOUS.

Vive Kachmir ! vive Kachmir !

KACHMIR, à Olga et Schamyl.

Ça chauffe ! ça chauffe !

OLGA, qui est remontée un peu. Regardant à gauche.

Voilà le caporal !

KACHMIR.
Nous allons le recevoir.

Scène VIII

Les Mêmes, Le Caporal et ses quatre hommes, puis BALABRELOCK, KASNOISEFF, KRAPACK, POLKAKOFF, POTAPOTINSKI et GRÉGORINE.
LE CAPORAL, entrant par la droite et suivi de ses quatre hommes. À ses hommes.

Avanciskoff !… Haltinscoff !… Frontscoff !… (Les quatre hommes s’arrêtent à gauche. À Kachmir.) Me voilà ! C’est moi avec mes quatre hommes. Je viens arrêter.

KACHMIR.

Arrêter qui ?

SCHAMYL.

Arrêter quoi ?

LE CAPORAL.

La révolution.

SCHAMYL.

Trop tard ! elle est accomplie !

LE CAPORAL.

Pas un mot, ou je t’arrête aussi !

OLGA.

Permettez, militaire…

LE CAPORAL.

Vous, la belle, ça ne vous regarde pas !

OLGA.

Cependant…

LE CAPORAL.

Assez ! ou je vous arrête la première !

KACHMIR, s’avançant sur lui.

Ah ! mais touchez-y donc !

TOUS.

Ah ! ah !

LE CAPORAL, impatienté et frappant du pied.

Mais, nom d’un suif ! silence donc ! ou j’arrête tout le monde ! Mon devoir est d’arrêter n’importe qui ! Les perturbateurs des deux sexes, la révolution elle-même… Je ne connais que ma consigne… Par où est elle passée ?

KACHMIR.

Votre consigne ?

LE CAPORAL.

Non, la révolution !

KACHMIR.

La révolution, c’est moi !

SCHAMYL.

Et nous sommes triomphants !

KACHMIR.

De par ma volonté personnelle et de mon autorité privée, je me suis nommé hospodar.

LE CAPORAL, faisant le salut militaire.

Mon supérieur, à vos ordres ! Alors, qui faut-il arrêter ? Car enfin on m’a dit que j’arrêterais, et je veux arrêter !

Bruits au dehors, puis sur la scène.

TOUS.

À bas l’hospodar !

Entrée de tous les fonctionnaires sur les cris : A bas l’hospodar ! – Balabrelock va pour se jeter au cou du caporal… Kachmir fait un geste.

KACHMIR, au caporal.

Arrêtez tous les fonctionnaires.

BALABRELOCK, au caporal.

Ah ! caporal, je vous cherchais…

KACHMIR, au caporal.

Arrêtez celui-là.

BALABRELOCK, au caporal.

Pour vous dire d’arrêter.

LE CAPORAL.

Beau-père, je vous arrête.

BALABRELOCK.

Allons bon !… j’allais te donner ma fille ce soir ! ça te retarde de huit jours.

Le caporal l’a saisi et le bouscule.

KASNOISEFF.
Et moi ?
BALABRELOCK.

Vous ? allez au diable !

LE CAPORAL.

La fille d’un homme arrêté, je n’en veux plus ! je demande à réfléchir !… Allons, marchons !

GRÉGORINE.

Ne faites pas de mal à papa !

KACHMIR, au caporal.

Halte-là ! (A Balabrelock.) homme dégommé, à cette heure où tu es bien peu de choses, je te demande, pour moi, la main d’Olga, et pour mon ami Schamyl, la main de ta fille Grégorine.

GRÉGORINE.

Oh ! oui, papa.

KASNOISEFF ET LE CAPORAL, tout en tiraillant Balabrelock chacun de leur côté.

Eh bien ! et nous ?

BALABRELOCK, se dégageant.

Taisez-vous donc ! Ne compliquez pas la situation. (A Kachmir, avec dignité.) Citoyen !

TOUS.

Ah !

Kasnoiseff reste en contemplation devant Balabrelock, et interrompt le discours par des : « Très-bien ! très-bien ! ».

BALABRELOCK, prenant une pose d’orateur.

Citoyen ! du moment que l’insurrection que vous avez dirigée avec tant d’habileté, de délicatesse et de perspicacité est triomphante ; du moment que vous êtes le plus fort, le principe d’autorité est sauf… et…

TOUS.

Très-bien ! très-bien !

Kasnoiseff lui serre la main.

BALABRELOCK.

Et je ne sais pas pourquoi.

À ce moment, Balabrelock s’interrompt ; on entend au loin une marche guerrière qui se rapproche peu à peu. Tout le monde remonte un peu vers la droite. – Olga, Grégorine, Schamyl et Kachmir descendent sur le devant de la scène.
CHANT
KASNOISEFF.

Ecoutez !…

BALABRELOCK.
––––––Qu’entends-je ?
TOUS.
––––––Écoutons ! écoutons ces accents !
––––––Quel est cette marche étrange ?
––––––C’est la marche du khan des khans !

Entrée général. – La musique continue.

OLGA.

Voici le Khan, sauve-toi !

KACHMIR.

Oui ! ça va se gâter ! Je pars pour la campagne.

Il sort par la droite.

OLGA, à Schamyl.

Suis-me et veille sur lui. (Schamyl sort. À Grégorine.) Nous, rentrons.

Elles sortent dans la maison d’Olga.

LE CHŒUR.

Voici le maître à tous.


Scène IX

Les Mêmes, moins Kachmir, Grégorine, Schamyl et Olga, LE KHAN.

Le khan arrive [illisible], essoufflé. – Marchant à grands pas pendant toute la scène.

BALABRELOCK.

Grand khan, nous sommes bien contents de vous voir.

LE KHAN.

Merci, merci !

KASNOISEFF.

Votre santé est bonne ?

LE KHAN.
Je n’ai pas le temps d’être malade.
BALABRELOCK.

Madame votre épouse, la grande khane, va bien ?

LE KHAN.

Je n’en sais rien.

KASNOISEFF.

Nous n’avons pas l’honneur de la connaître.

BALABRELOCK.

Quand vous nous avez invités, il y a dix-huit mois, à votre repas de noces, j’étais retenu ici.

KASNOISEFF.

Oui, on était en train de démolir le dix-neuvième hospodar.

LE KHAN.

Et ça n’a pas changé ! on démolit toujours !

BALABRELOCK.

Le pli est pris, mais je vais vous expliquer…

LE KHAN.

C’est bon ! c’est bon ! je viens remettre l’ordre dans votre pays ; je n’ai que dix-sept minutes pour ça ! Vivement ! où est le caporal et ses quatre hommes !

LE CAPORAL, faisant le salut militaire.

Présent ! mon supérieur.

LA KHAN.

Qu’est-ce que vous faisiez ! où étiez-vous ?

LE CAPORAL.

Grand khan, j’arrêtais…

LE KHAN.

Qui ?

LE CAPORAL.

Balabrelock.

LE KHAN.

Au moins vous étiez dans votre rôle. (A Balabrelock.) Vous, vous n’y étiez pas ! vous deviez protéger l’hospodar. On m’a remis des notes… (Il fouille rapidement ses papiers.) Qui était à la tête du mouvement ?

LE CAPORAL.

Kachmir !

LE KHAN.
Qu’est-ce qu’il fait ?
LE CAPORAL, intimidé.

Vitrier.

LE KHAN.

Son âge ?

LE CAPORAL.

Vitrier !

LE KHAN.

Où est-il ?

LE CAPORAL.

Vitrier !

LE KHAN.

Très-bien ! vous l’arrêterez

LE CAPORAL.

Oui, grand khan.

LE KHAN.

Je suis content de vous, je vous augmente. Vous aviez quatre hommes. Vous en aurez cinq.

LE CAPORAL.

Mais c’est que… c’est moi qui les paye… qui les habille… qui les nourris… et ils mangent…

LE KHAN.

Pas de remerciements ! Je vous en donnerai peut-être six. (Marchant.) Quel peuple ! Toujours en ébullition ! Encore un hospodar jeté par la fenêtre ! Qui pourrai-je bien mettre ? (Il réfléchit.) Oui ! c’est cela ! attendez !… Je crois que je viens de vous trouver un gouverneur de rechange.

BALABRELOCK.

Quel bonheur ! Un nouvel hospodar !

KASNOISEFF.

Un nouveau gouvernement !

LE KHAN.

Et celui-là, vous ne le jetterez pas par les fenêtres ! Je vous en réponds bien !…

BALABRELOCK.

Il parait que c’est un gaillard !

LE KHAN.
Vous l’avez dit !
KASNOISEFF.

Où est-il ?

LA KHAN.

Là bas ! à ma suite !

BALABRELOCK.

J’espère que nous conserverons nos places ?

LE KHAN.

Vous les conserverez !

BALABRELOCK.

Moi, j’étais l’échanson !

KASNOISEFF.

Moi, le majordome !

KRAPACK.

Moi, l’apothicaire !

POLKAKOFF.

Moi, le maître de danse.

POTAPOTINSKI.

Moi, le grand officier de bouche !…

BALABRELOCK.

Et quand verrons-nous notre nouveau maître ?

LE KHAN, qui a chaque énumération a fait un mouvement d’impatience en regardant sa montre.

À l’instant !

KASNOISEFF.

Il est donc ici ?

LE KHAN.

Je vais vous mener à sa cage !

TOUS.

Sa cage !

LE KHAN.

Eh bien, oui ! vous n’êtes pas dignes d’être gouvernés par un homme ! D’ailleurs, on en trouve plus qui accepte la place ! Aussi, pour hospodar, j’ai résolu de vous donner…

TOUS.
Qui ?
LE KHAN.

Un animal !

TOUS.

Un animal !

LE KHAN.

Féroce ! un ours !

TOUS.

Un ours !

BALABRELOCK.

Grand khan, oserai-je vous demander un congé de trois mois ?

KASNOISEFF.

J’ai quelques affaires à régler en province.

KRAPACK.

Je me sens souffrant.

POLKAKOFF.

J’ai une entorse !

POTAPOTINSKY.

J’ai quelque chose sur le feu !

LE KHAN.

Non ! chacun restera à son poste ; le premier qui fera mine de déserter sera empalé… (Regardant sa montre.) Quatorze minutes ! Je n’en ai plus que trois pour achever de pacifier le pays… Je vais donner des ordres… (Aux dignitaires.) Vous, préparez-vous à faire cortége au nouvel hospodar. Vous, Caporal, veillez aux arrestations ! Allons, partons ! sonnez, trompettes ! (Fausse sortie. Tout le monde va pour le suivre. Il revient encore plus vite en bousculant les dignitaires.) Non ! arrêtez la musique !

LE CAPORAL.

Où est elle ?

LE KHAN.

Qui ?

LE CAPORAL.

La musique ?

LE KHAN.

Elle n’a pas besoin de vous, puisqu’elle s’est arrêtée toute seule ! Messieurs, j’oubliais une chose essentielle : votre hospodar n’est pas le premier hospodar venu ! Il faut tout prévoir, même quand on est pressé. Il peut se faire qu’il mange un des dignitaires.

LE CAPORAL.

C’est même probable !

LE KHAN.

Si c’est ce pauvre Balabrelock qui est mangé, nous le remplacerons par ce pauvre Kasnoiseff ; si c’est ce pauvre Kasnoiseff, nous le remplacerons par Polkakoff ; après Polkakoff, Krapack, Potapotinski, et cætera. Enfin vous comprenez bien le roulement ?

TOUS, tristement.

Oui, grand khan !

BALABRELOCK.

Et quand il n’y aura plus personne ?

LE KHAN.

Tout le monde sera content ! Vous m’avez bien compris ?

TOUS, tristement.

Oui, grand khan !

LE CAPORAL, aux dignitaires.

Numérotez-vous.

LE KHAN, au Caporal.

C’est une idée ! mais tu feras cela quand je serai parti !… Surtout n’oublie pas d’arrêter le vitrier et de le faire empaler.

UNE DES MARCHANDES.

Qu’est-ce qui nous payera nos marchandises ?

LE KHAN.

Adressez-vous au caporal.

Il sort vivement.

LES MARCHANDES.

Caporal !…

LE CAPORAL.

Adressez-vous à mes quatre hommes.

Il sort après le khan, les quatre hommes le suivent.

LES MARCHANDES.

Caporal ! caporal !

Elles suivent le caporal en criant.

Scène X

BALABRELOCK, KASNOISEFF, KRAPACK, POLKAKOFF, POTAPOTINSKI.
BALABRELOCK.

Eh bien ! nous voilà bien !

KASNOISEFF.

Quelle catastrophe !

KRAPACK.

Nous sommes bien malades !

POTAPOTINSKI.

Nous sommes flambés !

POLKAKOFF.

On ne sait plus sur quel pied danser !

BALABRELOCK.

Il nous envoie à l’ours !

KASNOISEFF.

Que faire ?

BALABRELOCK.

Enfin ! il faut y aller !


Scène XI

Les Mêmes, STEPHANESKA.
Elle arrive vivement, une grande canne de touriste à la main. Elle est suivie d’un groom portant une valise et un carton.
STEPHANESKA.

Pardon ! Où est le grand khan ?

BALABRELOCK.

Il vient de partir.

STEPHANESKA.

Sapristicof ! Il est écrit que je ne le rattraperai jamais ! où est-il ? parlez vivement. Je suis pressée !

KASNOISEFF.

Madame, les affaires de l’État ne vous regardent pas !

STEPHANESKA.

À qui croyez-vous donc parler ? me prendriez-vous pour une femme légère ? Vous vous tromperiez étrangement, messeigneurs ! Je suis l’épouse du grand khan… sa kakane chérie !

BALABRELOCK.

Ah ! vous êtes la grande khane ?

KASNOISEFF.

Imaginez-vous que nous étions à table, nous venions de finir le rôti : le sel de la conservation remplaçait l’autre ; nous batifolions légèrement. Tout à coup le khan reçoit une dépêche télégraphique. Il dépose sa coupe et un baiser sur mon front virginal ! Il fiche son camp en me disant : Je reviens ! Il n’est jamais revenu ! Depuis je le poursuis, mais sitôt que j’arrive quelque part il a décampé ! il est évident qu’il fuit.

BALABRELOCK.

Il se sera cogné quelque part ! il est si vif ! Mais nous aussi nous sommes pressés, il faut que nous allions au devant d’un ours que votre ostrogoth de mari vient de nous donner pour hospodar.

STEPHANESKA.

Fantasque idée ! son grand ours blanc ! je le connais !… Ah ! vous aurez de l’agrément avec lui ! Il m’a déjà mangé deux bonnes d’enfants.

KASNOISEFF.

Avant le mariage !…

STEPHANESKA.
Vous n’avez qu’à bien vous tenir ! Allez au devant de votre ourspodar, moi, je cours après mon tartare de mari ! Bonne chance.
LES DIGNITAIRES.

À l’hospodar.

Ils sortent la tête basse ; de son côté, Stephaneska va pour sortir aussi, elle se trouve nez à nez avec le caporal et ses quatre hommes.


Scène XII

STÉPHANESKA, le Caporal et ses quatre Hommes.
STEPHANESKA.

Ernest !

LE CAPORAL.

Elle !

STEPHANESKA.

Ah ! il est ici ! je reviendrai !

Elle sort en lui envoyant des baisers.

LE CAPORAL.

Fatalité !


Scène XIII

LE CAPORAL, puis les marchands

Pas de chance ! cette rencontre ! et les ordres du grand khan à exécuter et toutes les marchandes qui veulent être indemnisées et qui veulent que j’arrête Kachmir ! Quand à ça, je suis sûr de mon affaire ! je n’ai pas besoin de courir après lui ! C’est ici qu’est son amoureuse, c’est ici qu’il reviendra ! Je l’attends, j’ai ma méthode.

Les marchandes reviennent en scène et entourent le caporal.

LES MARCHANDES.
––––––Caporal, vous nous vengerez !
––––––Caporal, vous les saisirez !
––––––Caporal, vous les punirez
––––––Et vous nous indemniserez
LE CAPORAL.
––––––Sexe faible ! laissez-moi faire,
––––––La stratégie est mon affaire
–––––––––Et je sais comment
–––––––––––On s’y prend !
LES SOLDATS, passant devant les marchandes et se rangeant derrière.
––––––––––Il sait comment
–––––––––––On s’y prend.
LES MARCHANDES.
–––––––––––Mais comment ?
LE CAPORAL.
COUPLETS
I
––––––Quand il faut arrêter quelqu’un,
––––––J’ai pour ça mon plan dans la tête !
––––––Courir après ? c’est bien commun.
––––––Courir devant serait trop bête !
––––––Lorsque, moi, j’arrête les gens,
––––––Tranquillement je les attends !
––––––Et lorsqu’ils passent, je les prends ! (bis.)
–––––––––Telle est ma méthode
–––––––––Facile et commode !
–––––––––Malheureusement
–––––––––Celui que j’attrape
–––––––––Chaque fois s’échappe
–––––––––Au bout d’un moment !

Sur ce refrain, le caporal marque le pas. Les femmes l’imitent, reculent et avancent avec lui sur une même ligne.

II
––––––Chaque chose arrive à son tour,
––––––Le tout est de savoir attendre ;
––––––Celui qu’on n’a pas pris un jour,
––––––Le lendemain, on peut le prendre,
––––––Ennemi d’un zèle indiscret,
––––––Quand l’heure vient, se trouver prêt,
––––––En deux mots voilà mon secret ! (Bis.)
–––––––––Telle est ma méthode, etc.

Scène XIV

Les Mêmes, SCHAMYL, GRÉGORINE, OLGA puis KACHMIR.

Schamyl revient par le fond et se rapproche de la maison d’Olga au moment où elle en sort avec Grégorine.

GRÉGORINE.

Partons, maintenant ! tout est calme !

OLGA, à Schamyl.

Et Kachmir ?

SCHAMYL.

Il est parti.

OLGA.

Tu en es bien sûr ?

SCHAMYL.

Il doit être loin maintenant.

OLGA.

Alors je suis tranquille, d’autant plus que le caporal est là.

KACHMIR, arrivant près d’Olga.

Olga !

OLGA.

Lui !

GRÉGORINE.

Quelle imprudence !

KACHMIR.

Je n’ai pas voulu partir sans t’embrasser.

LE CAPORAL, faisant signe à ses quatre hommes qui entourent Kachmir.

Halte-là ! vous, je vous arrête !

Kachmir se débat vainement.

OLGA.
Il est perdu !
LE CAPORAL.

Je l’avais bien dit !

CHANT

Cris au dehors.

––Hurrah !…
LE CAPORAL.
––Hurrah !… Entendez-vous ?
GRÉGORINE.
––Hurrah !… Entendez-vous ? Mais qui est-ce encore ?
SCHAMYL.
––Le nouvel hospodar que tout le peuple honore !

Nouveaux cris.

––––––––––––Hurrah !
LE CAPORAL, aux marchandes.
–––––––Voyez si j’avais raison.
–––––––Voilà quel est mon système :
–––––––Le coupable à l’hameçon
–––––––Vient se prendre de lui-même.

Scène XV

Les Mêmes, BALABRELOCK, KASNOISEFF, Les Dignitaires, Cortége de l’Hospodar, les trompettes devant, LE PEUPLE, entrant par la droite.
CHŒUR.
––––––Honneur au nouvel hospodar !
––––––Le peuple s’attèle à son char !
––––––Pour tout monarque c’est de même,
––––––Moins on le connaît, plus on l’aime !
––––––––––Et le nouveau
––––––––––Toujours est beau !

Le cortège de l’ours blanc s’avance, précédé des fonctionnaires qui marchent en tremblant et en tournant à chaque instant la tête du côté du nouveau maître.

LES DIGNITAIRES.
–––––––Je tremble, tremble de crainte !
–––––––Il vient là derrière nous !
–––––––S’il nous appliquait l’empreinte
–––––––De ses griffes en courroux !

L’ours blanc, porté par quatre porteurs dans une cage dorée, s’arrête au fond en face du public, Olga est remontée vers lui ; l’ours s’agite dans sa cage.

OLGA, redescendant.
–––––––––––Qu’ai-je vu ?
GRÉGORINE.
–––––––––––Qu’as-tu vu ?
SCHAMYL.
–––––––––––Qu’as-tu vu ?
KACHMIR.
–––––––––––Qu’as-tu vu ?
OLGA.
–––––––––––Quel espoir !
GRÉGORINE.
–––––––––––Parle donc !
SCHAMYL.
–––––––––––Mais dis-nous…
OLGA.
–––––––––––Le croirai-je ?
––––––––––Ah ! c’est bien lui !
KACHMIR.
–––––––––––Mais qui, lui ?
TOUS.
–––––––––––Qui ? qui ? qui ?
OLGA.
––––––––Ah ! le ciel nous protège !
––––––––C’est lui, Boule-de-Neige !
––––––––Je vois, au trône des rois,
––––––––L’ami pleuré tant de fois !
LE CAPORAL.
––––––––Au nouvel hospodar
––––––––Que l’on fasse cortége
––––––––Au Palais, sans retard,
––––––––––Escortez Sa Grandeur ! Marchez devant !
BALABRELOCK.
––––Je suis tremblant !
REPRISE DU CHŒUR.
–––––––Je tremble ! tremble de crainte,
––––––––––––––––––Etc.
ENSEMBLE.
OLGA, SCHAMYL, GRÉGORINE, KACHMIR.
––––––Plus de tristesse ! plus de plainte !
––––––Tout va changer enfin pour nous !
––––––Je puis enfin, je puis sans crainte
––––––Nourrir l’espoir d’un sort plus doux !
LE PEUPLE.
––––––Plus de tristesse ! plus de plainte !
––––––Tout va changer enfin pour nous !
––––––Et nous verrons sa noble empreinte
––––––Sur les sequins et les gros sous !
Le cortége continue. Les dignitaires tremblants précèdent la cage de l’ours. Le caporal emboîte le pas, avec ses quatre hommes, emmenant Kachmir. Hurrah de la foule.

ACTE DEUXIÈME

Une salle du palais. – Au fond, trois portes garnies de riches portières. – À droite, une porte fermée par des grilles dorées. – À gauche, au premier plan, une porte secrète. Au second plan, une porte. – À gauche, une table.



Scène PREMIÈRE

BALABRELOCK, seul.

Il est assis devant une table chargée de papiers : il frappe sur un timbre.

BALABRELOCK, à Kasnoiseff.

Eh bien ? on n’a rien apporté ?

KASNOISEFF.

Rien encore !

BALABRELOCK.

Dire que j’attends depuis hier soir !

KASNOISEFF.

Qui ?

BALABRELOCK.

Le joaillier du palais.

KASNOISEFF.

Pourquoi ?

BALABRELOCK.

Ça ne vous regarde pas ! Et puis cela réussira-t-il ?

KASNOISEFF.
Tous les solliciteurs s’impatientent. Ils sont là…
BALABRELOCK.

Je sais bien ! chaque jour je les remets au lendemain !

KASNOISEFF.

Les rapports, les placets s’accumulent.

BALABRELOCK.

Je ne peux pourtant pas avouer que je n’ai pas encore osé approcher de notre nouveau maître !

Il montre la droite.

KASNOISEFF.

Notre farouche hospodar est là ?

BALABRELOCK.

Au fond de la troisième cour !

KASNOISEFF.

Derrière la troisième grille !

BALABRELOCK.

Et moi, je suis sans communication avec mon gouvernement.

KASNOISEFF.

Je croyais que vous aviez envoyé un de nos collègues…

BALABRELOCK.

J’en ai envoyé trois : Krapack, Polkakoff, Potapotinski.

KASNOISEFF.

À la fois ?

BALABRELOCK.

Les uns après les autres. Mais pas un n’est revenu.

KASNOISEFF.

Il leur est peut être arrivé un petit accident.

BALABRELOCK.

Au fait, tu m’y fait penser… Va donc voir.

KASNOISEFF, avec effroi.

Moi ?…

BALABRELOCK, avec autorité.

Il le faut. (Plus doucement) Va ! fais ça pour moi, toi, mon gendre. (Kasnoiseff va pour sortir, puis revient et embrasse Balabrelock sur le front.) S’il ne revient pas ça fera quatre et j’ai le numéro cinq.

KASNOISEFF.
Beau-père, si mon absence se prolongeait involontairement, ayez bien soin de ma future.
BALABRELOCK.

Sois tranquille ! je la donnerai à un autre. Va ! (Le poussant) Mais va donc ! (On entend frapper du pied au fond.) Oh ! ça n’est pas tenable. Il faut au moins leur donner quelques bonnes paroles. (Il va au fond et soulève la portière.) Allons ! entrez !


Scène II

BALABRELOCK, Solliciteurs et Solliciteuses.
CHŒUR DES SOLLICITEURS.
–––––––––Prenez nos placets,
–––––––––Placez, placez-les
–––––––––Sous les yeux du maître,
–––––––––––Pour être
–––––––––––Approuvés.
–––––––––Et par lui griffés.
I
SOLLICITEUSES.
HÉLINA.
––––––Nous voici quatre demoiselles,
––––––Qui voudrions nous marier,
––––––Nous cherchons des époux fidèles,
––––––Voulez-vous en envoyer ?
BÉRÉSINA.
––––––Nous avons un cœur pur et tendre
––––––Et plus encore à leur offrir,
––––––N’allez pas trop nous faire attendre,
––––––Voici les froids qui vont venir.
REPRISE DU CHŒUR.
–––––––––Prenez nos placets,
–––––––––Placez, placez-les
–––––––––Sous les yeux du maître,
–––––––––––Pour être
–––––––––––Approuvés.
–––––––––Et par lui griffés.
II
ORCHA.
––––––Moi je veux un époux honnête,
––––––Bonne humeur, caractère égal,
––––––Peu me fait qu’il soit un peu bête,
––––––On le mène avec moins de mal.
TZARITZINE.
––––––Moi je veux un époux modèle,
––––––Aussi grand qu’un tambour-major,
––––––S’il est beau, qu’il soit infidèle,
––––––On l’en aime bien plus encor.
REPRISE DU CHŒUR.
–––––––––Prenez nos placets,
–––––––––Placez, placez-les
–––––––––Sous les yeux du maître,
–––––––––––Pour être
–––––––––––Approuvés.
–––––––––Et par lui griffés.

Pendant cette scène, Balabrelock qui a quitté sa table va de l’une à l’autre, prend les placets puis, quand Tzaritzine a chanté, il retourne à sa place.

PATCHOULINE, entrant sur la ritournelle du chœur.
––––Moi, je viens demander le divorce,
––––––Je ne veux plus de mon époux,
––––––––Soit de gré, soit de force,
––––––––––Séparez nous ! (Bis.)
BALABRELOCK.

Parlé sur la ritournelle de valse.

Mais quel est votre motif ?

PATCHOULINE.

Je vais vous le dire.

BALABRELOCK.

Ah ! ce sont des motifs de valse.

I
PATCHOULINE.
–––––––J’ai goûté du mariage
–––––––Pour ma part deux ou trois fois ;
–––––––S’il offre quelque avantage,
–––––––Ce n’est pas bien lourd, je crois !
–––––––Les maris sont tous de même,
–––––––Egoïstes, négligents,
–––––––Volontaires par système,
–––––––Infidèles, exigeants,
–––––––Dehors, aimant à sourire,
–––––––Et chez eux toujours aigris,
–––––––Ne pourriez vous pas me dire
–––––––À quoi servent les maris ?
LES AUTRES FEMMES.
–––––––On a beau faire et beau dire
–––––––Rien n’égale les maris.
PATCHOULINE.
II
–––––––Des objets indispensables,
–––––––Assurément il en est :
–––––––Pas d’État sans contribuables,
–––––––Sans lièvre pas de civet.
–––––––Mais, pour les maris, en masse,
–––––––Je cherche et je ne vois rien,
–––––––Non, rien qu’un autre à leur place
–––––––Ne puisse faire aussi bien.
–––––––Aussi ma surprise est grande
–––––––D’en trouver qui sont chéris,
–––––––Et tout bas je me demande
–––––––A quoi servent les maris.
LES AUTRES FEMMES.
–––––––Se peut-il que l’on demande
–––––––A quoi servent les maris ?
BALABRELOCK, à Patchouline.

Vous voulez divorcer ?

PATCHOULINE.

Oh ! oui !

BALABRELOCK.

C’est un bêtise que vous faites-là. (Aux solliciteuses.) Et vous, vous voulez vous marier ?

TOUTES.

Oui ! oui ! oui !

BALABRELOCK.
Quatre bêtises, c’est bien ! maintenant que je connais vos motifs, vous pouvez valser… (Se reprenant.) vous retirer : ce soir, au plus tard, j’en référerai à l’hospodar.
PATCHOULINE.

Voilà longtemps que ça dure.

HÉLÉNA.

On nous fait revenir tous les matins

ORCHA.

Et le lendemain on n’est pas plus avancé.

BÉRÉSINA.

On se lasse à la fin.

ORCHA.

Ce n’est pas juste

PATCHOULINE.

Il faut que ça finisse.

TOUTES.

Oui, il faut que ça finisse. Nous voulons voir l’hospodar.

BALABRELOCK, embarrassé.

Que voulez-vous, chaque fois que j’approche de l’hospodar…

PATCHOULINE.

Les mauvaises langues prétendent que vous l’approchez de très-loin.

BALABRELOCK.

Allons donc ! ce matin encore nous avons travaillé deux heures ensembles. Je suis très-bien en cour. Ainsi, j’ai fait tout pour lui être agréable, j’ai fait enlever les écussons pour les remplacer par ses armes à lui ; j’ai débaptisé nos plus belles voies pour leur donner de nouveaux noms en son honneur. Nous avons maintenant la rue aux Ours, la rue de l’Ourcine, la rue des Oursulines, rue Jean-Jacques Ourseau. Il m’a dit ce matin… du moins, il m’a fait comprendre qu’il ne pouvait satisfaire à toutes les demandes, parce qu’il craint de mécontenter quelqu’un ; et puis il a une forte migraine. Je crois qu’il a été impressionné par un courant d’air.

PATCHOULINE.

Comment ! un ours !

BALABRELOCK.

Il est comme cela, oh ! ce n’est pas un ours mal léché, (Tout en causant il les pousse pour les congédier.) Allons ! allons ! à ce soir !…

Sortie des solliciteuses.

REPRISE DU CHŒUR.
PATCHOULINE.
–––––––On a beau faire et beau dire,
–––––––À bas, à bas, les maris ;
LE CHŒUR.
–––––––On a beau faire et beau dire,
–––––––Rien n’égale les maris.

Scène III

BALABRELOCK, puis GRÉGORINE.
BALABRELOCK, seul.

Mais je m’amuse, ici, aux bagatelles de la porte. Et c’est par celle-ci qu’il faut que j’entre. (Il montre la porte grillée.) Entrerai-je, n’entrerai-je pas ? Et les autres que j’ai décidés à aller faire leur cour à l’hospodar !… Ils ne reviennent pas ! Ils sont dévorés, peut-être… ou, plus probablement, ils se seront arrêtés en chemin ! Les lâches ! Oh ! comme je les comprends.

GRÉGORINE, paraissant à gauche.

Mon petit père !…

BALABRELOCK.

Qu’est-ce que tu veux ?

GRÉGORINE.

Vous avez l’air agité !

BALABRELOCK.

Agité est faible ! bouleversé serait à peine suffisant ! Dame ! il s’agit de savoir si j’entrerai ou si je n’entrerai pas !

GRÉGORINE.

Où donc papa ?

BALABRELOCK.

Eh ! parbleu, chez l’hospodar ! Oh ! il n’y a pas à dire, il faut que j’entre ! et quand je pense qu’à l’heure qu’il est, Kasnoiseff, ton futur est peut-être digéré !

GRÉGORINE.

Oh ! papa, si ce n’était que ça !

BALABRELOCK.

Si ce n’était que ça, tu as raison ! on s’en consolerait ! mais si une fois l’hospodar goûte aux fonctionnaires, il ne pourra plus s’en passer ; nous passerons tous dans son palais les uns après les autres ! et cependant, il faut entrer !

GRÉGORINE.

Moi, papa, je voulais vous demander la permission de sortir.

BALABRELOCK.

Je t’ai défendu de quitter le palais ! tu voudrais retourner ce Schamyl !…

GRÉGORINE.

Pour lui payer sa facture.

BALABRELOCK.

Ce n’est jamais pressé.

GRÉGORINE.

C’est qu’on a envoyé les fourrures.

BALABRELOCK.

Eh bien ! qu’on les laisse ! Mon Dieu, peux tu me parler de cela dans un moment pareil ! Allons, fais apporter le paquet ! Quant à te laisser sortir, non !… Et moi, je vais entrer. (Il répand un flacon sur lui.) Imprégnons-nous d’eau de Cologne. Il n’aime peut-être pas cette odeur là !… S’il pouvait faire le dégoûté !… Allons !

Sortie mélodramatique. Fausse sortie. Il revient, embrasse sa fille, lui donne sa montre, puis il sort.


Scène IV

GRÉGORINE puis Les Porteurs, SCHAMYL.
GRÉGORINE.

Pauvre père ! Oh ! je ne suis pas inquiète, il ne dépassera pas la seconde grille. (Aux porteurs.) Entrez, et déposez là votre paquet.

MARCHE ET DUO.

Quatre porteurs entrent. Ils apportent avec soin une grande boîte de tapis et de fourrures.

–––––––Princesse, nous apportons
–––––––Des tapis et des fourrures
–––––––Pour garder des engelures
–––––––Vos petits pieds mignons.
GRÉGORINE.
–––––––C’est bien ; déposez là
–––––––––––Tout cela.

Les porteurs déposent la caisse et sortent.

SORTIE DES PORTEURS.
–––––––Princesse, nous vous laissons
–––––––Des tapis et des fourrures
–––––––Pour garder des engelures
–––––––Vos jolis petits pieds mignons.

Scène V

GRÉGORINE, SCHAMYL.

Au moment où Grégorine s’approche de la caisse de fourrures, on en voit sortir Schamyl.

SCHAMYL.
––––––Me voilà !
GRÉGORINE.
––––––Me voilà ! Toi ! dans tes fourrures !
SCHAMYL.
––––Oui, malgré gardiens et serrures,
––Ne fallait-il donc pas, pour te voir sans retard,
––––Que le fourreur se cachât quelque part ?
GRÉGORINE.
––––––M’apportes-tu quelques nouvelles ?
––––––Kachmir, Olga, qu’est-ce qu’ils font ?
––––––Ont-ils des peines bien cruelles ?
––––––––––Mais parle donc !
SCHAMYL.
––Tu vas revoir Kachmir, la chose est bien certaine.
GRÉGORINE.
––––––––––––Quand donc ?
SCHAMYL.
––––––––Tout à l’heure, en deux mots,
––––––Le caporal ici l’amène
––––––Pour remettre les carreaux.
GRÉGORINE.
––––––––––Pauvre jeune homme !
SCHAMYL.
––––––––––Destin fatal !
GRÉGORINE.
––––––––––Qu’a-t-il, en somme,
––––––––––Fait de si mal ?
SCHAMYL.
––––––––––Briser des vitres.
GRÉGORINE.
––––––––––Par amitié.
SCHAMYL.
––––––––––C’est là des titres
GRÉGORINE.
––––––––––A la pitié.
ENSEMBLE.
–––––––––Pauvre vitrier,
–––––––––A casser les verres,
–––––––––Tu crus t’égayer,
–––––––––Tu vas les payer.
–––––––––Ah ! pauvre étourneau !
–––––––––Qui, dans ces affaires,
–––––––––Veut sauver sa peau,
–––––––––Se garde à carreau.
SCHAMYL.
––––––Mais parlons un peu de ton père.
GRÉGORINE.
––––––Papa me défend de sortir !
SCHAMYL.
––––––Il me défend d’entrer, ma chère.
GRÉGORINE.
––––––Alors, comment nous réunir ?
SCHAMYL.
––––––Qu’il fasse à son gré, peu m’importe,
–––––––––J’y parviendrai ;
––––––Et si l’on me ferme la porte,
––––––Par la fenêtre j’entrerai !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
–––––––––Pauvre vitrier,
–––––––––À casser les verres, etc.
GRÉGORINE.

Il ne faut pas rester ici plus longtemps, mon père va revenir.

SCHAMYL.

Tant pis ! Maintenant, je ne sors plus du palais ! j’ai juré de sauver Kachmir…

GRÉGORINE.

Et comment ?

SCHAMYL.

À l’aide d’un déguisement qui est là, au milieu de ces fourrures.

GRÉGORINE.

Que veux-tu faire ?

SCHAMYL.

J’ai mon idée. (Bruit.)

GRÉGORINE.

On vient ! en attendant, sauve-toi !

SCHAMYL.

Je me sauve, mais je sauverai Kachmir.


Scène VI

GRÉGORINE, BALABRELOCK.

Balabrelock sort à reculons, pâle, tremblant, chancelant, la bouche ouverte sans parler ; entrée de mélodrame.

GRÉGORINE.

Mon père !…

BALABRELOCK.

Ton père !… oui, ma fille ! tu en as encore un… Ah ! mon Dieu !

GRÉGORINE.
Que s’est-il donc passé ?
BALABRELOCK, se détournant avec horreur.

Ah ! quel spectacle !

GRÉGORINE.

Et les autres ?

BALABRELOCK.

Les autres ?

GRÉGORINE.

Tous mangés ?

BALABRELOCK.

Ils n’en valent guère mieux !… figure-toi que l’ours… il paraît qu’en voulant l’approcher ils ont laissé la seconde grille ouverte.

GRÉGORINE.

Et alors ?

BALABRELOCK.

Alors, l’ours a couru après eux !… C’était une sarabande !… Ils gambadaient ! gambadaient ! gambadaient !… (Il gambade lui-même.) Et, tiens ! je les entends !… les voilà !… (Criant.) Fermez la seconde grille derrière vous ! fermez, fermez !


Scène VII

Les Mêmes, KASNOISEFF, KRAPACK, POLKAKOFF, POTAPOTINSKI.
SEXTUOR.
TOUS.
–––––––––––Quel effroi !
–––––––––––Il est là !
–––––––––––Le voilà !
–––––––––––Sauvez-moi !
–––––––––––Fermez tous
–––––––––––Les verrous !
––––––––Je l’entends, le voici !
––––––––Je voudrais fuir d’ici !
––––––––Mais l’effroi, qui me glace,
––––––––M’a cloué là, sur place !
––––––––Où trouver des abris,
––––––––Rien qu’un trou de souris ?
––––––––Car, s’il nous a flairés,
––––––––Nous voilà dévorés !
KRAPACK.
––––––––Pour rafraîchir ses sens,
––––––––J’avais la nuit dernière,
––––––––Préparé des calmants,
––––––––En docte apothicaire.
KASNOISEFF.
––––––––J’avançais, m’inclinant
––––––––Sous un air souriant,
––––––––Cachant ma peine amère.
POTAPOTINSKI.
––––––––J’apportais les meilleurs plats.
POLKAKOF.
––––––––Je faisais des entrechats.
KRAPACK.
––––––––Je m’avançais pas à pas.
KASNOISEFF.
––––––––Je le saluais bien bas.
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
––––––––Je l’entends, le voici.
––––––––––––––––––Etc.
KASNOISEFF.

Enfin, il faut en finir.

KRAPACK.

Cette existence-là n’est plus possible.

POLKAKOFF.

Je lui réservais une danse…

POTAPOTINSKI.

Oui, mais avant cela, c’est nous qui la danserons.

GRÉGORINE.

Que faire ?

TOUS.
Tout est perdu.
BALABRELOCK, passant au milieu.

Pas encore !

TOUS.

Comment ?

BALABRELOCK.

J’ai une idée pour causer avec l’hospodar, une idée d’une simplicité telle que je m’étonne qu’elle ne soit pas venue à tout le monde.

TOUS.

Parlez !

BALABRELOCK.

Par malheur…

TOUS.

Ah !

KASNOISEFF.

Ah ! voilà, il y a toujours des accrocs.

BALABRELOCK.

Il n’y a pas d’accrocs, seulement j’attends l’objet indispensable.


Scène VIII

Les Mêmes, LE CAPORAL portant un écrin contenant une énorme muselière pour une tête d’ours.
LE CAPORAL.

Le joaillier du palais m’a remis ça pour vous.

GRÉGORINE.

Oh ! le bel écrin.

BALABRELOCK, passant devant le caporal et se trouvant au milieu.

Enfin ! Eh bien ! messieurs ! Vous doutez-vous de ce que cela peut être ? (Il tient l’écrin.)

KASNOISEFF.

Une couronne.

POLKAKOFF.
Un tambour de basque.
KRAPACK.

Un bocal de chloroforme.

POTAPOTINSKI.

Un jambon d’ours !

LE CAPORAL.

Une petite bague qu’une petite dame vous envoie.

BALABRELOCK.

Ça serait dans les choses possibles.

GRÉGORINE.

Mais enfin qu’est-ce que ça, papa ?

BALABRELOCK.

Ma fille, rentre chez toi ; ceci est un secret d’État.

GRÉGORINE.

Ah ! c’est dommage. Je m’en vais papa. (A part) Je vais tâcher de retrouver Schamyl.

BALABRELOCK.

Nous voilà seuls !… vous allez voir et, après cela, si vous n’êtes pas contents !… Tenez ! (Il ouvre l’écrin avec précaution et en tire une énorme muselière ornée de pierreries.)

TOUS.

Une muselière.

KASNOISEFF.

Pourquoi ?

BALABRELOCK.

Pour museler !

LE CAPORAL.

Qui ?…

BALABRELOCK.

L’ours !

KASNOISEFF.

C’est une idée sublime !

KRAPACK.

Un remède topique !

POLKAKOFF.

Un trait de génie !

BALABRELOCK, au caporal.
Qu’est-ce que tu dis de ça, toi ?
LE CAPORAL.

Je dis que ça pourrait devenir un excellent moyen de gouvernement.

CHANSON DE LA MUSELIÈRE.
–––––Oui, la muselière est un moyen
–––––––Pour assurer le bon ordre,
–––––––––Quand on ne peut mordre,
–––––––––––Tout va bien !
–––––Muselons (Ter.) bien !
I
–––––––Tous les moyens ordinaires,
–––––––––––Sont trop longs,
–––––––Pour aller vite en affaires,
–––––––––––Muselons.
–––––––Si les fournisseurs trafiquent,
–––––––––––Muselons !
–––––––Si les chroniqueurs chroniquent,
–––––––––––Muselons !
–––––––Si les petits nous tracassent,
–––––––––––Muselons !
–––––––Si les grands nous embarrassent,
–––––––––––Muselons !
–––––––Si les vauriens se hasardent,
–––––––––––Muselons !
–––––––Si les avocats bavardent,
–––––––––––Muselons !
–––––––Oui, la muselière est un moyen,
––––––––––––––––––Etc.
II
–––––––En fin museaux que nous sommes,
–––––––––––Muselons !
–––––––Les moutards qui font les hommes,
–––––––––––Muselons !
–––––––Les cocottes à défroquer,
–––––––––––Muselons !
–––––––Tous les inventeurs baroques,
–––––––––––Muselons !
–––––––Les gêneurs, les imbéciles,
–––––––––––Muselons !
–––––––Les Tartufes, les Basiles,
–––––––––––Muselons !
–––––––Les gens qui veulent tout détruire,
–––––––––––Muselons !
–––––––Ceux qui de tout osent rire,
–––––––––––Muselons !
TOUS.
––––––––Muselons, muselons !
––––––––––––––––––Etc.
––––––––Oui, la muselière,
––––––––––––––––––Etc.
BALABRELOCK, Il parle bas à Potapotinski, qui remonter pour donner un ordre à un serviteur.

C’est parfaitement dit !

KASNOISEFF.

C’est très-bien.

LE CAPORAL, à part.

Ils ont l’air de bonne humeur. C’est peut-être le moment de leur avouer que le vitrier s’est échappé pendant que je l’amenais au palais.

Un serviteur apporter un plateau sur lequel il y a des bouteilles, des coupes et un pâté.

BALABRELOCK.

Caporal ! avant de vous confier une mission aussi glorieuse que délicate, le conseil désire trinquer avec vous et boire à votre santé. (Il désigne les verres que l’on vient d’apporter. À Potapotinski.) Nous lui devons bien ça !

KASNOISEFF, à Krapack.

Le coup de l’étrier.

BALABRELOCK.

C’est à la force armée que revient l’honneur d’aller attacher la muselière.

TOUS.

Très-bien !

LE CAPORAL.

À moi ?

BALABRELOCK.

À toi !

LE CAPORAL.

Jamais.

KASNOISEFF.
Comment jamais ! Mais alors qu’est-ce que tu viens de nous chanter ?
LE CAPORAL.

J’ai dit ça pour vous être agréable, mais je n’en pense pas un mot.

BALABRELOCK.

Tu chantes donc sans conviction ? tu chantes peut-être pour de l’argent ? Ainsi tu hésites, quand il est indispensable d’approcher de l’hospodar ?

KASNOISEFF.

C’est vrai !

BALABRELOCK.

Quand il faut qu’il griffe les décrets !

KRAPACK.

C’est vrai !

BALABRELOCK.

Quand nous devons le montrer au peuple.

POTAPOTINSKI.

C’est vrai !…

BALABRELOCK.

Et si le khan apprenait que ses fonctionnaires ne fonctionnent pas.

LE CAPORAL.

Ah bah ! il est loin le khan !…

BALABRELOCK.

On croit ça, et puis… (On entend la fanfare.) Ah ! mon Dieu !

KASNOISEFF.

Ah ! mon Dieu !

KRAPACK.

C’est sa fanfare.

BALABRELOCK.

Allons, allons ! de la gaîté mes enfants, qu’il ne se doute de rien. Tous le verre en main !

Ils vont tous prendre une coupe.


Scène IX

Les Mêmes, LE GRAND KHAN.
LE KHAN.
Eh bien ! nous voilà ? tout va bien !
TOUS.

Oui, grand khan. Vive le grand khan !

LE KHAN.

Vous n’êtes pas mangés ?

Il prend la coupe de Balabrelock.

BALABRELOCK, prenant la coupe de Kasnoiseff qui, à son tour, prend celle de Krapack.

Point encore, grand khan, point encore.

Le khan, à chaque phrase, prend la coupe que tient Balabrelock et la repasse au fur et à mesure au caporal, qui s’en trouve embarrassé, tout en cherchant à dissimuler lui-même sa coupe derrière son dos.

LE KHAN.

En effet, je vous retrouve au complet : un, deux, trois, quatre, cinq, le compte y est. Je ne vous félicite pas, je suis tellement pressé, je passais.

KASNOISEFF.

Vous êtes bien bon de vous être dérangé.

LE KHAN.

Depuis que je vous ai quittés, j’ai continué ma tournée.

KASNOISEFF.

Oh ! vous vous donnez du mal.

LE KHAN.

Et on ne m’en sait aucun gré. Mais je fais ça par habitude. J’ai pacifié quarante-sept provinces. Dans l’une, toutes les servantes s’étaient mises en grèves.

BALABRELOCK.

Vous avez décrété le service obligatoire ?

LE KHAN.

Parfaitement. Dans l’autre, j’ai fait éteindre tous les becs de gaz. Comme ça, on ne peut plus lire les journaux du soir.

Il boit.

KASNOISEFF.

Il a le gosier sec.

LE KHAN.

Et vos rapports avec le nouvel hospodar ?

BALABRELOCK.
Excellents ! Pas plus tard que ce matin, il me disait, c’est-à-dire il me faisait comprendre que…
LE KHAN.

Bien, je comprends.

Il passe la dernière coupe au caporal.

LE CAPORAL, très-embarrassé.

Ah çà, il me prend pour un buffet !

LE KHAN.

Et sa santé ?

KRAPACK.

Excellente.

LE KHAN.

Bon ; et mord-il à la danse ?

POLKAKOFF.

Il mord à tout.

LE KHAN.

Son appétit ?

POTAPOTINSKI.

Il dévore.

LE KHAN.

Brave bête !… Adieu, je n’ai que juste le temps…

Fausse sortie.

BALABRELOCK.

Il s’en va ! quelle chance !

LE KHAN, revenant.

À propos…

Il prend la coupe du caporal, boit et la lui rend.

LE CAPORAL, à part.

C’est une éponge !

LE KHAN.

Et le vitrier, est-il empalé ?

BALABRELOCK ET LE CAPORAL.

Presque.

KASNOISEFF.

Il va l’être, il va l’être.

LE KHAN.

C’est d’un bon exemple. Adieu, adieu ! Il ne vous est rien arrivé ? Ce sera pour une autre fois !

Fausse sortie.
BALABRELOCK.

Vous êtes bien bon.

LE KHAN.

Ah ! j’oubliais… mon… (Il sort en prenant les deux bouteilles et le pâté.) Pour ma route. Adieu !

LE CAPORAL.

Vous oubliez les verres !


Scène X

Les Mêmes, moins LE KHAN.
BALABRELOCK.

Il ne marche pas, il vole !

LE CAPORAL, qui a été poser les coupes sur la table.

Ça n’est pas un khan, c’est un volcan !

UN HUISSIER, entrant.

Il y a là quelqu’un qui demande à parler à monseigneur.

BALABRELOCK.

Je vous ai dit que je ne recevais personne.

L’HUISSIER.

Monseigneur, c’est une jeune fille.

BALABRELOCK.

Est-elle jolie ?

L’HUISSIER.

Il fait un signe affirmatif et, portant ses doigts à sa bouche, il envoie un baiser.

BALABRELOCK.

C’est le salut peut-être ! J’ai toujours été sauvé par les femmes. Fais-la entrer.

L’huissier sort et introduit Olga.


Scène XI

Les Mêmes, Olga.

A l’entrée d’Olga, les dignitaires ont tous passé à gauche.

BALABRELOCK.
Eh ! c’est notre petite charmeuse ! Je parie que c’est pour moi qu’elle vient !
OLGA, à part.

Allons, du courage ! il faut absolument que je revoie Boule-de-Neige ! (A Balabrelock.) Je vous demande pardon de vous déranger, seigneur.

BALABRELOCK.

Mon Dieu ! nous étions en plein dans les affaires du pays… mais, pour une jolie femme, on peut toujours… (Aux dignitaires.) Réfléchissez pendant ce temps-là ! tâchez de trouver une idée… Vous savez qu’il y a une prime pour celui qui trouvera une idée. Sauvons les apparences.

Les dignitaires se tiennent un peu à l’écart, les uns se prennent la tête dans les mains, les autres se grattent le crâne et dans l’attitude de gens préoccupés.

OLGA, à Balabrelock.

Ma démarche vous paraîtra peut-être étrange.

BALABRELOCK.

Il faut toujours suivre les mouvements de son cœur.

OLGA.

Oui, vous avez raison. En deux mots, voici ce qui m’amène : il y a ici un être qui m’est cher.

BALABRELOCK.

Je n’en doutais !

OLGA.

Il serait trop long de vous expliquer comment cette affection a pris naissance.

BALABRELOCK, à part.

Je vois ça d’ici.

OLGA.

Mais jamais il n’y eut plus de sympathie entre deux êtres de race différente.

BALABRELOCK, à part.

Délicate manière de me rappeler que je suis de race princière.

OLGA.

Je me suis dit : le pouvoir ne l’aura pas rendu plus fier.

BALABRELOCK.

Mon Dieu non !

OLGA.
Pouvais-je rester plus longtemps loin de lui ?
BALABRELOCK.

Tu ne le pouvais !

OLGA.

Ne devais-je pas tout vous dire ?

BALABRELOCK.

Tu le devais !

OLGA.

Oui, vous me comprenez, je n’ai pas pu résister au désir de le revoir… De le caresser…

BALABRELOCK.

Quel aveu !…

OLGA.

Son image était toujours devant moi… Ses gros yeux ronds (Balabrelock roule les yeux.), ses grandes dents bien rangées.

BALABRELOCK.

Qu’elle s’exprime bien !…

OLGA.

Oui… Je voudrais passer ma main dans ses crins blancs…

BALABRELOCK.

Hein ! Est-ce que la peur m’aurait fait blanchir ?

OLGA.

Je voudrais le voir se dresser sur ses grosses pattes !

BALABRELOCK.

Comment ! des pattes !

OLGA.

Oui, je voudrais revoir Boule-de-Neige.

TOUS, redescendant.

Qu’est-ce que c’est que ça Boule-de-Neige ?

OLGA.

Notre maître, le nouvel hospodar.

BALABRELOCK.

Hein ! (Tous les dignitaires se rapprochent.) Tu connais l’hospodar ?

TOUS.

Ah !

BALABRELOCK.
Messieurs, elle connaît l’hospodar, elle sait son nom, son nom qu’il ne nous avait pas dit encore !
KASNOISEFF.

C’est vrai ! Nous ignorions le nom de notre souverain.

BALABRELOCK.

Et tu le connais assez pour l’approcher.

OLGA.

Sans doute.

LE CAPORAL.

Il vient parler à Balabrelock et lui donne la muselière.

BALABRELOCK.

Êtes-vous assez liées pour lui mettre ça ?

OLGA.

Une muselière ! pauvre bête ! oh !… Il n’en a pas besoin.

BALABRELOCK.

Comment ? (Il la donne au caporal qui la met sur la tête de Kasnoiseff.)

OLGA.

C’est moi qui l’ai élevé, je faisais de lui tout ce que je voulais, et quand il grognait parfois, j’avais un talisman pour le calmer.

TOUS.

Un talisman !

OLGA.

Oui, c’était une chanson ! Il y a déjà longtemps qu’il ne l’a entendue, mais je suis certaine qu’il ne l’a pas oublié ?

LE CAPORAL.

Vraiment, vous lui chantiez ?

BALABRELOCK.

Quoi donc ?

OLGA.

Une chanson.

I
––––––Allons coucher, beau compagnon,
–––––––––––––Ah !
––––––Sois bien soumis, sois bien mignon,
–––––––––––––Ah !
––––––––Celui que mon cœur
––––––––Aime avec ardeur
–––––––Va venir : pas de fureur !
–––––––––Fais-moi le plaisir
–––––––––De bien l’accueillir.
––––––Et le mieux est de dormir !
––––––––––Voici le jour,
––––––––––Bientôt l’amour :
––––A mes vitraux, va frapper à son tour,
––––––Ferme les yeux, obéis moi !
––––Gardien terrible à mes pieds endors-toi !
II
––––––Allons, debout, bel endormi,
–––––––––––––Ah !
––––––Il va partir mon doux ami,
–––––––––––––Ah !
–––––––––Quand l’ombre du soir
–––––––––Tend son voile noir,
–––––––––On se sépare : au revoir !
–––––––––Il faut t’éveiller,
–––––––––A ton tour de veiller :
–––––––––A mon tour de sommeiller.
––––––––––Voici la nuit
–––––––––L’heure où sans bruit
––––Le voleur cherche un butin qu’il poursuit
––––––Jette les yeux autour de toi,
––––Gardien terrible, à présent garde-moi !
BALABRELOCK.

Charmant ! charmant ! Et grâce à cette chanson tu crois qu’il t’obéira ?

OLGA.

Sans doute ! Oh ! je suis si impatiente de le revoir !

BALABRELOCK.

Tu y tiens absolument ?

OLGA.

Je vous en prie.

BALABRELOCK, après avoir hésité.

Eh bien, mon enfant, voilà la clef !…

Elle sort.

TOUS.

Que va-t-il se passer !

OLGA, dans la coulisse.
––––––––––Voici la nuit,
–––––––––L’heure où sans bruit, etc.
ENSEMBLE.
LES DIGNITAIRES.
LE CAPORAL.
––––––––L’hospodar qui sommeille
KRAPACK.
––––––––À sa voix se réveille.
KASNOISEFF.
––––––––C’est fini, je le crains.
LE CAPORAL.
––––––––Oui, sa chanson le touche.
POLKAKOFF.
––––––––À ses pieds il se couche.
KASNOISEFF.
––––––––Il lui lèche les mains.
BALABRELOCK.
–––––––––––Tout va bien.
KRAPACK.
–––––––––––Plus de peur.
BALABRELOCK.
–––––––––––Oh ! bonheur.
TOUS.
––––––––Plus de peur, tout va bien.
TOUS.

Merci, mon Dieu !

BALABRELOCK.

J’étais bien sûr que ce serait encore une femme qui me sauverait. Nous allons donc pouvoir gouverner.

TOUS.

Enfin !


Scène XII.

Les Mêmes, OLGA.
OLGA.
Quel bonheur ! je l’ai revu ! c’est bien lui !
BALABRELOCK.

Vous avez renoué connaissance ?

OLGA.

Oui ! il m’a très-bien reconnue !

BALABRELOCK, à Olga, à part.

Bravo, viens avec nous, nous allons convenir de tout ce que tu feras faire à l’hospodar, tu lui feras apposer sa griffe sur mes décrets, et à nous deux… Je ne te dis que ça ! (Haut.) Vous croyez, Messieurs, ce que peuvent le courage, la persévérance, la perspicacité, quand un gouvernement se repose sur des hommes tels que nous… Mademoiselle se charge de nous expliquer la langue d’ours, je ne vous en dis pas davantage.

OLGA, à part.

Oh ! je saurai ce qu’est devenu Kachmir !

BALABRELOCK.

La main aux dames. Au conseil.

Ils sortent en dansant, sur la ritournelle de la muselière. Le caporal est derrière eux, il danse, se retourne et se trouve nez à nez avec Stephaneska, qui est entrée sur la ritournelle.


Scène XIII

STEPHANESKA, LE CAPORAL.
LE CAPORAL.

Elle !

STEPHANESKA.

Ernest !

LE CAPORAL.

Oh ! vous courez après le grand khan ! Il vient de partir.

STEPHANESKA.

Non ! Ce n’est pas pour lui que je viens ! c’est pour toi ! Je t’ai retrouvé, Ernest nous sommes seuls !

LE CAPORAL.

Mon Dieu, oui ! Mais si vous voulez que j’aille chercher mes quatre hommes ?

Il fait un mouvement pour remonter.
STEPHANESKA, avec éclat et lui barrant le passage.

Non, je ne le veux pas !

LE CAPORAL.

Que prétendez-vous faire ?

STEPHANESKA.

Rien, que parler du passé ! Veux-tu causer du passé ?

LE CAPORAL.

Le passé est passé, passons.

STEPHANESKA.

Ne t’en souviendrais-tu pas ?

LE CAPORAL.

C’est toute une histoire.

STEPHANESKA.

Tu l’as dit, et ce récit pourrait s’intituler le caporal et la payse.

LE CAPORAL.

Idylle !

STEPHANESKA.

Il dit… idylle ! Idylle ! dit-il ! Non, plutôt drame et lamentation !

LE CAPORAL.

Je suis inquiet.

STEPHANESKA.

Il y avait un jour un caporal.

LE CAPORAL, continuant.

Et une payse.

STEPHANESKA.

La payse était bien.

LE CAPORAL.

Le Caporal n’était pas mal.

STEPHANESKA.

Parbleu ! sans ça ! Ils se virent.

LE CAPORAL.

Ils se plurent.

STEPHANESKA.

Ils jurèrent de s’aimer toujours.

LE CAPORAL.
Ah ! voilà.
STEPHANESKA.

Un jour, le caporal, qui n’était encore que de sixième classe, partit pour la guerre.

LE CAPORAL.

Leurs adieux furent déchirants.

STEPHANESKA.

Et puis un jour le caporal eut l’imprudence d’écrire une lettre.

Elle tire une lettre de son sein.

LE CAPORAL.

Ma lettre !

STEPHANESKA.

Elle n’était même pas suffisamment affranchie.

LE CAPORAL.

Les militaires payent demi-place.

STEPHANESKA, lisant.

Cher ange aimé.

LE CAPORAL, lisant du coin de l’œil et tachant de saisir la lettre.

La présente est pour vous faire connaître…

STEPHANESKA.

Qu’à la suite d’un coup d’air dans l’oreille droite compliqué d’un coup de lance dans le nez…

LE CAPORAL.

Qui me le perfora… je suis en train de passer l’arme à gauche. Oh ! ça y est.

STEPHANESKA.

Tout cela n’était qu’un prétexte !

LE CAPORAL, poussé à bout.

Eh bien, c’est vrai, j’ai voulu rompre.

STEPHANESKA.

Une liaison qui nuisait à ton avancement.

LE CAPORAL, décidé.

Peut-être.

STEPHANESKA.
Moi, te croyant défunt, j’ai consenti à épouser le grand khan. Et, pendant ce temps, d’autres amours se succédaient pour toi, tu es devenu caporal de première classe. Les honneurs t’ont corrompu l’âme ; mais prends garde, j’ai ta lettre, ta petite lettre.
LE CAPORAL.

Comment vous seriez capable.

STEPHANESKA.

De tout ! même de la montrer au khan…

LE CAPORAL.

Il me ferait mettre dedans.

STEPHANESKA.

D’abord.

LE CAPORAL.

Et puis empaler.

STEPHANESKA.

Ensuite. (Avec tendresse.) Eh bien, au lieu de cela, choisis ! Sauvons-nous ensemble… Je t’enlève…

LE CAPORAL, à part et se sauvant à l’autre extrémité du théâtre.

Voyons donc ! c’est qu’elle serait de force. (Haut) Par quel moyen ?

STEPHANESKA.

Peu importe, la patache.

LE CAPORAL.

Il n’y en a plus.

STEPHANESKA.

Le chemin de fer.

LE CAPORAL.

Il n’y en a pas encore.

STEPHANESKA.

Le ballon.

LE CAPORAL.

Trop de lest !

STEPHANESKA.

Il n’y a de leste que ta conduite misérable ! Eh bien, oui, il y a du crampon en moi. Je m’installe ici, je ne te perds pas de vue, tu me retrouveras partout, je me placerai en travers de ton existence, je trépignerai sur ton avancement, je serai ton cauchemar, ton fantôme. Veux-tu m’enlever ?

LE CAPORAL.

Jamais !

STEPHANESKA.

Eh bien, je te mettrai face à face avec le nouvel hospodar ! museau à museau.

Elle sort.
LE CAPORAL, courant après elle.

Stephaneska ! Stephaneska !


Scène XIV

LE CAPORAL, KACHMIR.
KACHMIR, entrant par le premier plan de gauche.

Je me suis perdu dans les corridors. (Apercevant le caporal.) Le Caporal !

LE CAPORAL.

Le vitrier ! Ah ! cette fois-ci ! je le tiens.

KACHMIR.

Pas encore.

Ils commencent une poursuite et sortent à la suite l’un de l’autre par la deuxième porte à gauche. Au même moment arrive Olga, assez à temps pour voir le caporal.


Scène XV

OLGA, puis KACHMIR.
OLGA.

Après qui donc court-il ? Mais je me trompe pas : serait-ce… oui, c’est Kachmir.

KACHMIR, revenant tout essoufflé par la petite porte, qu’il referme derrière lui.

Le Caporal me poursuit.

OLGA.

Mon Dieu !

KACHMIR.

Il faut me cacher.

OLGA.
Mais où donc ?
KACHMIR, allant à droite.

Là !

OLGA.

Mais c’est là qu’est Boule-de-Neige.

KACHMIR.

Boule-de-Neige !… ma vieille connaissance !… Eh bien !… on ne viendra pas me chercher là !

OLGA.

Mais s’il ne te reconnaissait pas, s’il te dévorait !

KACHMIR.

Ce serait encore du bonheur ! Quand tu le presserais sur ton cœur, j’y serais !

Il sort vivement à droit.


Scène XVI

LE CAPORAL, OLGA.
LE CAPORAL, arrivant par la petite porte, très-lentement.

Je ne suis qu’une bête, je me suis laissé emporter contrairement à mes principes ! j’ai couru après lui au lieu de l’attendre, il a filé, ça devrait arriver !

OLGA.

Vous cherchez quelqu’un ?

LE CAPORAL.

Le vitrier : je l’avais extrait de son cachot pour venir remettre les vitres ; oh ! mais ça ne m’inquiète pas !

OLGA.

Comment ?

LE CAPORAL.

Il ne doit pas être loin, puisque tu es là.

OLGA, à part.

Ah ! mon Dieu !

LE CAPORAL.
D’un moment à l’autre, il va venir !
OLGA, à part.

C’est qu’il en serait capable !


Scène XVII

Les Mêmes, Un Huissier, Les Dignitaires, Le Peuple, etc., puis L’OURS, GRÉGORINE, SCHAMYL.
L’HUISSIER.

L’hospodar va donner son audience.

FINAL.
CHŒUR.
––––––––Nous brûlons de connaître
––––––––Notre Seigneur et maître,
––––––––Montrez-nous sans retard
––––––––Le nouvel hospodar.
BALABRELOCK, présentant Olga.
––––––Voici celle qui rend visible,
––––––Qui fait paraître à volonté
––––––L’illustre animal, fort sensible
––––––Au prestige de la beauté.
LE CHŒUR.
––––––––Nous brûlons de connaître,
––––––––––––––––––Etc.
LE CAPORAL.
––––––Allons, jeune fille, commence,
––––––Par tous tes charmes interviens,
––––––Pour l’attirer dis la romance,
––––––Use enfin de tous tes moyens.
TOUS.
–––––––––––Écoutons bien,
–––––––––––Ne disons rien.
OLGA.
––––––Né là-bas, dans les mers polaires
––––––D’un père féroce et gourmand
––––––Qui se nourrissait d’insulaires,
––––––Il promettait d’être charmant,
––––––Sa mère, sa seule ressource,
––––––Mourut en lui donnant le jour.
––––––Elle est là-haut, c’est la Grande Ourse,
––––––Qui sur lui veille avec amour.
––––––Allons, viens donc, Boule-de-Neige,
––––––Viens, ma Boule-de-Neige, allons !
––––––Viens faire ici, comme en Norwège,
––––––La boule de neige des salons.
TOUS.
––––––Viens, ma Boule-de-Neige, allons,
––––––Boule de neige des salons.
OLGA.
II
––––––Il avait au plus trois semaines,
––––––Quand on m’offrit cet ourson blanc,
––––––Un jour de l’an, pour mes étrennes,
––––––Je le vois à mes pieds roulant.
––––––Le cœur d’une mère est la source
––––––D’un dévouement de chaque jour.
––––––Là-haut la sienne est la Grande Ourse
––––––Qui sur lui veille avec amour.
––––––Allons, viens, Boule-de-Neige, etc.

Tous sont rangés obliquement, regardant avec anxiété la porte grillée. L’ours entre lentement, à quatre pattes ; mouvement d’effroi à sa vue.

TOUS, parlé.

Le voilà, le voilà.

GRÉGORINE, s’approchant d’Olga, bas.

Olga !…

SCHAMYL, même jeu.

Tu ne sais pas ? Kachmir…

GRÉGORINE, même jeu.

Il est là !…

OLGA.

Où donc ?

SCHAMYL, bas.

Dans l’ours !

OLGA, avec effroi.
Mangé ?
GRÉGORINE.

Du tout

À ce moment l’ours se retourne du côté d’Olga et met un doigt sur son museau.

OLGA.

Ah ! je comprends.

Reprise de la musique.

OLGA.
––––––Messieurs, vous pouvez l’approcher
––––––Et, si vous l’oser, le toucher.

Tout le monde présent des placets.

TOUS.
––––––––––Approchons-nous
––––––––––Ah ! qu’il est doux !
––––––––––C’est merveilleux,
––––––––––Prodigieux !
BALABRELOCK, parlé sur la musique.

Notre maître est un bien bel ours ; mais, n’ayant pas l’usage des vains propos, des grands discours, ne comptez pas sur un message : son interprète va vous expliquer son langage. Petite avance et parle ici.

OLGA.

Sur les placets qu’il admet il pose sa griffe.

KASNOISEFF.

Mais s’il refuse de les admettre ?

OLGA.

Il agite sa sonnette.

BALABRELOCK.

Ainsi, pas de confusion : quand il griffe, c’est oui : et quand il sonne, c’est non.

OLGA.

C’est cela.

KASNOISEFF, à Balabrelock.

Je vais lui faire griffer mon mariage avec votre fille.

LE CAPORAL, à Balabrelock.

Je vais lui faire griffer mon mariage avec votre fille.

BALABRELOCK.
Allez vous faire griffer tous les deux.
OLGA.
––––––Messieurs, la séance est ouverte.
––––––Faut pas que ça vous déconcerte.

L’un approche une table et un grand fauteuil. Sur la table est ce qu’il faut pour écrire, un grand sceau, une grande sonnette. L’huissier donne à l’ours un sceptre doré.

––––––––Et pour vous présider
––––Son Excellence au fauteuil va monter.
––––––––––Faites silence.

L’ours, sur un signe d’Olga, monte sur le fauteuil.

TOUS.
–––––––––––Regardons,
–––––––––––Écoutons.

L’ours s’installe.

OLGA.
––––––––A présent, demandez,
––––––––Parlez, sollicitez !
KASNOISEFF.

Il s’avance en tremblant, un placet à la main.

––––––Grand hospodar, j’aime la fille
––––––De Balabrelock que voici.
––––––Gendre accepté par la famille
––––––Je dois l’être par vous aussi.

L’ours agite la sonnette.

LE CAPORAL.
––––––Mon Général, la demoiselle
––––––M’a donné dans l’œil pour de bon,
––––––Je lui promets d’être fidèle :
––––––Ratifiez notre union.

L’ours agite la sonnette.

TOUS.
––––––Il a dit non ! il a dit non !
SCHAMYL.
––––––Grand hospodar, cette supplique
––––––Est celle de deux pauvres cœurs
––––––Fort épris, mais qu’un père inique
––––––Accable de mille rigueurs.
GRÉGORINE.
––––––Que votre volonté suprême,
––––––Seigneur, nous unisse aujourd’hui :
––––––Nous nous aimons d’amour extrême.
BALABRELOCK.
––––––Ah ! c’est trop fort, c’est inouï !
SCHAMYL et GRÉGORINE.
––––––Nous nous aimons d’amour extrême.
LE CAPORAL et KASNOISEFF.
––––––Qu’il n’aille pas répondre oui.

L’ours griffe le placet.

TOUS.
––––––––––Il a dit oui !
BALABRELOCK.
––––––––Il lui donne ma fille
––––––––Malgré moi, l’animal !

A Olga.

––––––––Mais c’est moi qu’on étrille !
––––––––Mais présides-tu mal !
––––––––Tu ris, tu laisses faire !…
––––––––Mais je suis donc de trop ?

A l’ours.

––––––––Ma fille n’a qu’un père
––––––––Et c’est moi. Triple sot !
––Entends-tu ? mal léché, vieille bête, idiot !

L’ours grogne, jette son bâton et saute sur Balabrelock en grognant.

LE CAPORAL.

J’ai cru qu’il allait vous diminuer radicalement.

On enlève la table et le fauteuil.

ENSEMBLE.
––––––––Juste ciel ! sous sa griffe
––––––––Combien il doit souffrir,
––––––––Celui qui se rebiffe !
––––––––Quel tourment ! quel martyr !

L’ours entr’ouvre sa gueule et chante avec les autres.

LE CAPORAL.
––––––ais avec cet hospodar-là,
––––––L’existence n’est pas facile.
KASNOISEFF.
––––––Il nous fait faire trop de bile,
––––––Il faut y mettre le holà.
LE CAPORAL.
––––––Ce bon peuple, la chose est claire,
––––––A vos dépens semble railler.
BALABRELOCK.
––––––Mais rira bien, je l’espère,
––––––Celui qui rira le dernier.

(Parlé.) Je vais tâcher de replacer mon petit décret sur les impôts.

––––––Grand Hospodar, je vous propose
––––––A mon tour un petit décret ;
––––––C’est très-urgent, et de la chose
––––––Vous allez être satisfait :
––––––Il s’agit d’augmenter de suite
––––––Tous les impôts, tous les octrois.
––––––Griffer ce décret au plus vite,

(Bas à Olga.) Qu’il obéisse cette fois !

LE CAPORAL.
––––––Il s’agit d’augmenter de suite…
TOUS.
––––––Tous les impôts, tous les octrois.

L’ours s’est levé furieux, arrache le placet et envoie Balabrelock culbuter au loin.

TOUS.
––––––Il a dit non ! il a dit non !
––––––Ah qu’il est juste ! ah ! qu’il est bon !
LES DIGNITAIRES.

Est-il brutal ! est-il grognon !

L’ours danse.

SCHAMYL.
––––––Mais voyez-le se balancer !
OLGA.
––––––Il est content, il veut danser
LE CAPORAL.
––––––Dansons pour lui faire plaisir
TOUS.
––––––Il faut céder à son désir,
––––––Dansons pour lui faire plaisir.
DANSE DE L’OURS.
Tous dansent.
––––––––––Tu ! tu ! Ban ! ban !
––––––––––C’est jour de fête.
––––––––––Que rien n’arrête
––––––Et notre joie et notre élan.
KACHMIR.
––––––Notre gaîté semble lui plaire,
––––––Imitons la grâce qu’il a !
OLGA.
––––––Quel bon maître vous avez là !
LES DIGNITAIRES.
––––––Si nous dansons, c’est de colère,
––––––––––A notre tour
––––––Nous le ferons danser un jour.
––––––––––Tu ! tu ! Ban ! ban !
TOUS.
––––––––––C’est jour de fête !
––––––––––Que rien n’arrête
––––––Et notre joie et notre élan
Danse générale.

ACTE TROISIÈME

Les jardins du palais. – A droite, un arbre touffu, dans lequel on peut grimper et se cacher.



Scène PREMIÈRE.

OLGA, GRÉGORINE, ZOBÉIDE, PATCHOULINE, KADOUDJA, MORGANE, femmes du harem.

Au lever du rideau, les femmes sont groupées gracieusement autour d’Olga, couchée sur des coussins. Les unes l’éventant avec de grands éventails, les autres jouant de divers instruments.

CHANSON DU LOTUS
––––––––––Un jour Brama,
––––––Jetant les yeux sur un brin d’herbe,
––––––––––Le transforma
––––––En un lotus au front superbe.
––––––––––Au feu si pur
––––––De ses regards, à peine née,
––––––––––D’or et d’azur
––––––La noble fleur était ornée.
––––––––––Quand s’éloigna
––––––Le Dieu rayonnant de lumière,
––––––––––La fleur tourna
––––––Vers lui sa tige printanière.
––––––––––Vivante alors
––––––On la vit, étrange mystère !
––––––––––Avec efforts
––––––Pour le suivre quitter la terre.
––––––––––Mais sans appui,
––––––Hélas ! ses corolles penchées
––––––––––Auprès de lui
––––––Bientôt pâlirent desséchées.
––––––––––Alors Brama,
––––––Tournant vers elle un œil de flamme,
––––––––––La ranima,
––––––Et la fleur devint une femme.
CHŒUR.
–––––––––––Mais voici
–––––––––La garde montante,
––––––Toujours alerte et vigilante,
–––––––––––La voici.

Scène II

Les Mêmes, SCHAMYL, Gardes. On entend une marche, Schamyl arrive à la tête de ses hommes.
LES GARDES.
––––––––––Gentils soldats,
––––––––––Marchant au pas,
–––––––––Nous montons la garde,
–––––––––Le mousquet au bras !
––––––––––Prêts au combats,
––––––––––On dit tout bas,
–––––––––Quand on nous regarde :
–––––––––Quels jolis soldats !
COUPLETS
PREMIER GARDE.
––––––Au harem, comme sentinelles,
––––––On choisit ordinairement
––––––Des gardiens dédaignant les belles
––––––Et discrets par tempérament
DEUXIÈME GARDE.
––––––Nous avons un autre système,
––––––Et rien ne manque à nos soldats,
––––––N’est-ce donc pas ce que l’on aime
––––––Qu’on garde le mieux ici-bas ?
––––––––––Gentils soldats,
––––––––––Marchant au pas, etc.
TROISIÈME GARDE.
––––––Si quelque galant plein d’audace
––––––D’entrer ici trouvait moyen,
––––––Pour lui ni clémence ni grâce !
––––––Car nous défendons notre bien.
QUATRIÈME GARDE.
––––––Et loin de rendre redoutables
––––––Les devoirs qu’il nous faut remplir.
––––––De nos odalisques aimables
––––––Nous saurons nous faire chérir.
––––––––––Gentils soldats,
––––––––––Marchant au pas, etc.

À l’entrée des gardes, Olga s’est levée. Elle se promène dans le jardin avec Grégorine et avec Schamyl. Elle disparaît et reparaît de temps en temps.

SCHAMYL, à ses gardes.

Droite, marche ! – Halte ! – Front ! – Rompez les rangs (Marche.) Je ne vois plus Grégorine.

PATCHOULINE.

Elle vient de rentrer au palais.

DEUXIÈME SOLDAT.

On peut causer un moment ?

ZOBÉIDE.

Mais sans doute.

PREMIER SOLDAT.

Je vous trouve encore plus charmante qu’hier !

PATCHOULINE

Quelle plaisanterie !

PREMIER SOLDAT.

Celui qui dira que je plaisante, je lui passe mon yatagan au travers du corps !

KADOUDJA.

Voyons ! ne parlez pas si haut !

ZOBÉIDE.
L’hospodar est là ! il pourrait se réveiller !
TROISIÈME SOLDAT.

Bah ! il dort toujours !

MORGANE.

Cependant chacun cherche à le distraire.

PATCHOULINE.

Nous lui faisons de la musique.

ZOBÉIDE.

Nous dansons pour l’égayer.

QUATRIÈME SOLDAT.

Oh ! il n’est pas à plaindre !

PATCHOULINE.

Et tout cela en pure perte.

PREMIER SOLDAT.

Avec lui la conversation n’est pas variée.

ZOBÉIDE.

Quand il est content, il grogne !

KADOUDJA.

Quand il est en colère, il grogne !

MORGANE.

Quand il ne grogne pas, il ronfle !

PATCHOULINE.

Il me rappelle mon mari !

TROISIÈME SOLDAT.

Quelle vilaine bête ! quelle vilaine bête !

OLGA, revenant sans Grégorine.

Voyons, vous êtes bien sévères pour ce pauvre ours ! À qui donc a-t-il fait du mal ?

ZOBÉIDE.

Oh ! à personne !

SCHAMYL.

Il m’a nommé capitaine de ses gardes.

PATCHOULINE.

Il a rompu le mariage de Grégorine avec ce grand niais de Kasnoiseff.

PREMIER SOLDAT.
Il a bien fait !
ZOBÉIDE.

Il a diminué les impôts.

DEUXIÈME SOLDAT.

Excellente idée !

KADOUDJA.

Jamais le peuple n’a été aussi content.

TOUS.

C’est vrai !

OLGA.

Puisque vous ne le trouvez pas assez galant, je lui conseillerai de vous donner un bal tantôt après le grand lunch.

TOUTES.

Oui ! oui ! oui ! un bal !

PATCHOULINE.

Il parait qu’il danse très-bien !

PREMIER SOLDAT.

Je vous invite.

ZOBÉIDE.

Oh ! comme nous nous amuserons !


Scène III

Les Mêmes, GRÉGORINE.
GRÉGORINE, bas à Olga.

Olga ! j’ai à te parler !

SCHAMYL.

Tu parais inquiète ?

GRÉGORINE, bas.

Il y a de quoi ! il se trame quelque chose contre l’hospodar.

OLGA.

Tu crois ?

GRÉGORINE, bas.
J’en suis sûre. Au moment de rentrer au palais, j’ai rencontré mon père et Kasnoiseff.
OLGA.

Eh bien ?

GRÉGORINE.

Ils parlaient de conspiration. Je n’ai saisi que quelques mots ; les dignitaires viennent de s’enfermer pour délibérer en secret.

SCHAMYL.

Sur quoi ?

GRÉGORINE.

Je l’ignore… mais ils sont tous furieux et je crains bien que ce pauvre Kachmir ne soit plus exposé que jamais !

SCHAMYL.

Il faut nous concerter avec lui.

OLGA.

Il se promène de ce côté, autour de son arbre

GRÉGORINE.

Allons le trouver. Le voilà qui vient justement.

SCHAMYL, aux gardes.

Reprenez vos armes. (Haut.) Voilà l’hospodar !

Toutes les femmes qui étaient remontées, ainsi que les gardes, poussent un cri et se sauvent. Les petits soldats se mettent en rang et présentent les armes.

TOUS.

Ah !

SCHAMYL.

Ne craignez rien. Nous sommes là, et d’ailleurs il est attaché. Vous serez libres jusqu’à l’appel. En avant, marche !

Marche et reprise du chant des gentils soldats.


Scène IV

OLGA, GRÉGORINE, SCHAMYL, KACHMIR.
KACHMIR, arrivant en ours et retirant sa tête.

Ouf !

OLGA.
Perds-tu la tête ?
KACHMIR.

Je la perdrais volontiers.

SCHAMYL.

Quelle imprudence !

KACHMIR.

Puisque nous sommes seuls !

GRÉGORINE, qui guettait.

Oui ! mais si l’on vous voyait de loin !

OLGA.

Les dignitaires conspirent ! ils veulent se débarrasser de toi.

KACHMIR.

Je le sais bien. Déjà, l’autre jour, j’ai entendu un coup de fusil anonyme qui, bien sûr, m’était destiné, à moi l’hospodar.

GRÉGORINE.

Ce qui est heureux pour nous, c’est qu’ils ont tous peur de l’épouse du khan, encore plus que de toi.

SCHAMYL.

Le caporal surtout.

OLGA.

Oui, mais cela ne suffit pas.

GRÉGORINE.

Que faire ?

OLGA.

Une première fois, grâce à Schamyl et à ses fourrures, nous avons pu fourrer le vitrier dans la peau de l’hospodar.

KACHMIR.

Oui, mais maintenant ce n’est plus un vitrier, c’est à l’hospodar qu’on en veut ! Il n’y a plus à espérer un moment de tranquillité ! Les grognements du vrai ours m’inquiètent et peuvent nous trahir !…

SCHAMYL.

Nous l’avons relégué au fond de la cinquième cour.

KACHMIR.
Oui ! mais s’il se mettait à grogner pendant que je donne audience… j’aurais l’air d’un ventriloque…
GRÉGORINE.

Et puis, si le grand khan arrivait et s’apercevait de la ruse, votre affaire serait faite.

SCHAMYL.

Quel parti prendre alors ?

KACHMIR.

Je n’en vois qu’un…

TOUS.

Lequel ?

KACHMIR.

Filons !

TOUS.

Tiens ! c’est une idée !

KACHMIR.

Cette nuit même, je lâche le sceptre, la couronne et la peau et je pars avec Olga.

OLGA.

Tu as raison, mais comment nous évader ?

SCHAMYL.

Je tâcherai de trouver un moyen.

GRÉGORINE.

Et jusque-là, sois bien prudent !

OLGA.

Montre-toi le moins possible !

SCHAMYL.

Évite de rester seul avec les dignitaires !

GRÉGORINE.

Cache-toi, au besoin.

OLGA.

Tiens, dans cet arbre !

KACHMIR.

Encore !

OLGA.
Tu y seras fort bien.
COUPLETS ET QUARTETTO.
OLGA.
I
–––––––––––Monte donc
–––––––––––Tout le long
–––––––De cet orme solitaire.
–––––––––––A mes yeux,
–––––––––––Rien de mieux
–––––––Que cet abri tutélaire.
–––––––Là, sache, entre ciel et terre,
–––––––Écouter, voir et te taire !
–––––Monte donc, plus léger qu’un pinson
–––––Qui voltige en disant sa chanson.
––––––––––––Ah ! ah !
––––––––––Prends ton essor,
–––––––––Monte, monte encore.
II
–––––––––––Autrefois,
–––––––––––Dans les bois,
––––––Quand nous courrions le dimanche,
–––––––––––Promptement,
–––––––––––Lestement,
–––––––Je grimpais de branche en branche
–––––––Pour chercher le nid qui penche
–––––––Ou quelque fleur rose ou blanche,
–––––Sous la feuille où l’on peut s’endormir,
–––––Cachons-nous plus léger qu’un zéphyr.
––––––––––––Ah ! ah !
––––––––––Prends ton essor,
–––––––––Monte, monte encor.
KACHMIR.
––––––A tes désirs je me soumets
––––––Mais ce soir partons au plus vite
OLGA.
––––––C’est convenu.
GRÉGORINE.
––––––C’est convenu. De notre fuite
––––––Je vais faire tous les apprêts.
ENSEMBLE.
––––C’est dit ! ce soir, mettons-nous en voyage.
––––Il faut partir sans tarder davantage.
––––––Bruns ou blancs, dans l’ombre des nuits,
––––––On sait que tous les ours sont gris.
GRÉGORINE, à Schamyl.
––––––Mais au moins tu m’épouseras ?
SCHAMYL.
––––––Compte sur ma promesse.
OLGA, à Kachmir.
––––––Et toi, m’aimeras-tu sans cesse ?
KACHMIR.
––––––Ah ! de moi tu ne doutes pas !
REPRISE ENSEMBLE.
––––Ce soir, fuyons, mettons-nous en voyage.
––––––––––––––––––Etc.

Scène V

Les Mêmes, STEPHANESKA, arrivant.
STEPHANESKA, apercevant Kachmir qui n’a pas remis sa tête.

Qu’ai-je vu !

KACHMIR.

Perdu !

STEPHANESKA.

Un ours avec un tête d’homme ! C’est un phénomène !

OLGA.

Oh ! ne nous trahissez pas !

KACHMIR.

Je l’aime.

OLGA.

Nous nous aimons !

STEPHANESKA.
Vous vous aimez ? Je comprends la passion, moi !
OLGA.

Intéressez-vous à mes amours !

KACHMIR.

Ah ! vous voyez un couple bien malheureux.

GRÉGORINE.

Deux couples bien malheureux.

STEPHANESKA.

Eh bien ! moi aussi, je suis un couple bien malheureux.

OLGA.

C’est vrai, vous devez être désolée de ne pas avoir rattrapé le khan.

STEPHANESKA.

Le khan, il a fiché son camp ! Ah bien ! et moi, je m’en fiche, du khan.

SCHAMYL.

Pas possible !

STEPHANESKA.

Ce qui me tracasse, ce n’est pas le khan, c’est Ernest !

OLGA.

Qui ça, Ernest ?

STEPHANESKA.

C’est le caporal ! un drôle à qui je donne des rendez-vous et qui ne vient jamais ! Il m’envoie ses quatre homme !

TOUS.

Oh !

STEPHANESKA.

Au fait, ça m’inspire un idée : Je ne vous trahirai pas, je me tairai, mais à une condition : toi, tu vas me venger !

KACHMIR.

Moi !

STEPHANESKA.

Oh ! la vengeance ! c’est une mauvaise herbe qui pousse naturellement dans le cœur des femmes abandonnées ! c’est le chiendent de l’amour ! Oh ! le chiendent ! le chiendent !

OLGA.

Que faut-il faire ?

STEPHANESKA.
Destituer le caporal, l’éloigner du royaume.
SCHAMYL.

C’est bien facile !

KACHMIR.

En un tour de griffe, je vous bâclerai un décret !…

STEPHANESKA, avec une joie féroce.

À la bonne heure ! Oh !

OLGA.

Vous lui en voulez donc bien ?

STEPHANESKA.

Si je lui en veux ! Mais il m’a abreuvée de toutes les amertumes. Connaissez-vous les amers ?… Eh bien ! je les connais, moi !… Vous vous plaignez, vous autres ?… Si vous saviez ce que je souffre ! (A Grégorine.) Toi ! tu as un petit militaire, qui a de petits soldats, qui ont de petits fusils ! vous faites vos petites affaires ! c’est gentil, tout ça ! (A Olga.) Toi ! tu aimes un homme dans la peau d’un bête ! Moi, j’aime une bête dans la peau d’un homme ! Ah ! le gredin ! m’en a-t-il fait endurer ! que d’oreillers imbibés de larmes !

Elle tire un mouchoir. Tous pleurent.

KACHMIR, pleurant.

Pauvre femme ! Elle m’intéresse.

Il tire de sa peau d’ours un mouchoir au coin duquel est brodé une tête d’ours.

STEPHANESKA.

Je fais pleurer les bêtes !… Lui, Ernest, cela ne le touche pas !… Et maintenant, assez de larmes comme cela ! Mes enfants, comptez sur moi comme je compte sur vous. (A Kachmir.) Tu sais ce que tu m’as promis : la destitution du caporal. Je connais les hommes, – au moral, – bien entendu ! Quand il ne sera plus rien qu’un destitué, il viendra se jeter dans mes faibles bras… Je l’enlèverai ! – Ah ! dans la haine d’une femme, il y a toujours un brin d’amour, qui germe et pousse en raccommodement… Tu l’exiles ?

KACHMIR, montrant sa tête d’ours.

Je le jure sur ma tête.

STEPHANESKA, à elle-même.

Il en a besoin, c’est une garantie !

KACHMIR.

C’est dit.

REPRISE DE L’ENSEMBLE DU QUATUOR.
––––C’est dit ! ce soir mettons-nous en voyage, etc.

Scène VI

KACHMIR, puis BALABRELOCK, LE CAPORAL, KASNOISEFF, KRAPACK, POLKAKOFF, POTAPOTINSKI.
KACHMIR, seul.

Allons, grimpons ! (On entend du bruit.) Qu’est-ce que j’entends-là ? Les dignitaires ! ils viennent par ici… rattachons-nous et écoutons.

Il remet sa tête et grimpe dans l’arbre. – Entrée des conspirateurs.

TOUS.

C’est affreux ! abominable ! il n’y a plus moyen d’y tenir !

KASNOISEFF.

Il faut nous débarrasser de ce gouverneur-là.

POLKAKOFF.

C’est ça ! qu’il la danse à l’instant !

KASNOISEFF.

Nous ferons de la pommade avec sa graisse.

LE CAPORAL.

C’est infaillible pour faire pousser les cheveux.

BALABRELOCK.

Moi, je réclame sa peau pour m’en faire une descente de lit.

POTAPOTINSKI.

De la prudence ! qu’il ne se doute pas de la façon dont nous allons lui régler son compte.

TOUS.

Oui, mais comment ?

KASNOISEFF.

Moi, je propose le poignard.

KRAPACK.

Moi le poison.

KASNOISEFF.
Mais ne parlons pas si haut !
BALABRELOCK.

Soyons prudents ! il le faut !

Ils regardent derrière eux et tirent chacun une pochette dont ils jouent comme une guitare.

ENSEMBLE.
–––––––––––Conspirons !
–––––––––––Mais soyons
––––––––Joyeux conspirateurs !
––––––––Conspirons, mais cachons
––––––––Nos complots sous des fleurs !
BALABRELOCK.
––––––Mes enfants c’est très-bon de rire.
KASNOISEFF.
––––Mais gardons-nous bien de rire aux éclats.
KRAPACK.
––––––On ne rit pas quand on conspire.
LE CAPORAL.
––––Et quand on rit trop on ne s’entend pas.
–––––––––––Qui complote
–––––––––Toujours chuchote,
–––––––––C’est donc le cas
–––––––––De chuchoter bas.

Ils se parlent bas à l’oreille et se mettent à crier le dernier mot de chaque phrase.

––––––………………… Ratatouille.
––––––………………… Étranglé.
––––––………………… Empalé.
––––––………………… Sans capsule !
––––––………………… En pilule.
––––––………………… Aloès.
––––––………………… Ad patres !
LE CAPORAL.

Il est comme tous les souverains. On lui dit de dures vérités, il les entend, mais il ne les écoute pas. Et puis, en l’accompagnant d’un peu de musique, ce sera le chant du cygne. (Ils sortent, excepté le caporal.)


Scène VII

LE CAPORAL, KACHMIR, en ours.
KACHMIR, doucement.
Vitrier !
LE CAPORAL.

Encore !… Rien !… Ce diable de cri ne me sort pas de la tête !… Oh ! si je le retrouve, ce vitrier de malheur ! Il n’y a pas à dire… j’ai beau attendre, il ne vient plus ! Et si je ne l’arrête pas ! c’est mon avancement qui est arrêté ! Mes quatre hommes finissent par douter de moi !… Le 5e surtout, qui n’a pas encore eu le temps de m’apprécier ! Tandis que si je pinçais le vitrier, quelle gloire ! Et alors je ferais mon chemin sous le nouvel hospodar… (Allant à l’arbre.) Personnellement je ne t’en veux pas… Tu ne m’as jamais dit de sottises… je m’entendrais très-bien avec toi… Je le suis même très-attaché, pourvu que tu le sois aussi. Après tout, ce gouvernement d’animal n’est pas plus bête qu’un autre… D’ailleurs il n’est pas sans précédents.

RONDEAU.
––––––Les bêtes font marcher les hommes
––––––Depuis le jour où, très-malin,
––––––Le serpent fit aimer les pommes
––––––A la mère du genre humain.
––––––Il ne faut donc pas qu’on s’étonne
––––––De voir un ours nous commander,
––––––Alors que l’histoire me donne
––––––Tant d’exemples à vous citer.
––––––Vous voyez dans les Dieux antiques
––––––Le bœuf Apis et le veau d’or,
––––––Et les Hottentots authentiques
––––––Adorer encor le castor.
––––––L’oie à sauvé le Capitole,
––––––Et dans Rome et ses environs,
––––––Du peuple elle est toujours l’idole,
––––––Quand surtout elle est aux marrons.
––––––Les Dauphins illustrent l’histoire ;
––––––Ils ont bon dos, petits et gros :
––––––Tous les courtisans, c’est notoire,
––––––Sont à plat ventre sur leur dos.
––––––A Pékin on a la tortue
––––––En grande vénération,
––––––Et le malheureux qui la tue
––––––En fait un excellent bouillon.
––––––Les naturels d’Araucanie,
––––––Aujourd’hui qu’ils ont retrouvé
––––––À Périgueux, leur monarchie,
––––––Raffole du chapon truffé.
––––––Mais le Lapon fête le phoque,
––––––Et les Iroquois les dindons ;
––––––Mais l’Algonquin volontiers troque,
––––––Une femme pour trois hannetons.
––––––Mais le journalisme moderne
––––––A le culte inné du canard,
––––––Mais de nos jours en Suisse, à Berne,
––––––Un ours orne encor l’étendard.
––––––Et comme c’est économique
––––––De faire un roi d’un animal !
––––––Plus de budget qui se complique,
––––––De fonds secrets, de don royal.
––––––Et puis, enfin, qu’on examine :
––––––Pour un peuple que de bonheur !
––––––Aux jours d’émeute ou de famine,
––––––Il peut manger son gouverneur ! (bis.)

Vous voyez donc bien que le gouvernement le plus bête n’est pas toujours le plus mauvais. (L’ours, descendu sans bruit pendant le rondeau, s’est avancé derrière le caporal. Au moment où celui-ci se retourne, il se trouve nez à museau avec l’ours.) Grand Dieu !… Il s’est détaché !… (Vive terreur du caporal.) C’est le charme de ma voix qui l’a attiré… Ce que c’est que de chanter la chansonnette ! Je n’ose pas bouger… Et puis, je n’en aurais pas la force ! (Grognement.) Il est capable de me croquer ! Comment l’amadouer ?… Oh ! la belle bête !… la superbe bête !… Oh ! le bel Hospodar ! – Si je pouvais filer ? – Nous, bien gouvernés ! bien gouvernés ! Toi, bon maître ! bon maître à nous ! Au fait, je lui parle nègre ! Un ours blanc ! Il ne me comprends pas !… Que faire, Seigneur ! que faire ?

Bruit dans la coulisse. – Grognement.


Scène VIII

Les Mêmes, BALABRELOCK, KASNOISEFF.
BALABRELOCK, courant au Caporal.
Ça marche ! ça marche !
KASNOISEFF.

Ça va ! ça va !

LE CAPORAL.

Chut ! Ne bougez pas !

BALABRELOCK.

Pourquoi ?

LE CAPORAL.

Il est là… Il vous regarde ?

L’orchestre continue la phrase : Prenez garde ! Prenez garde ! La dame blanche vous regarde.

BALABRELOCK, tremblant.

Grand Dieu !…

KASNOISEFF.

Je croyais qu’il était attaché.

BALABRELOCK.

Comme il nous regarde !

KASNOISEFF.

Quel œil féroce !

L’ours saute, les trois hommes l’imitent.

BALABRELOCK.

Il se gratte.

LE CAPORAL.

Faisons comme lui.

BALABRELOCK.

Ne le contrarions pas !

L’ours se gratte la hanche, les trois hommes l’imitent. – Grognement.

KASNOISEFF.

Il nous fait trop gratter…

BALABRELOCK.

C’est une façon de nous dire que nous sommes cuits.

KASNOISEFF.

Il parait que chez le khan, dans les derniers jours il a mangé deux bonnes d’enfants.

LE CAPORAL.

Il aime les bonnes, alors il doit aimer les militaires.

BALABRELOCK.
Si nous pouvions lui donner quelque chose à mettre sous la dent.
KASNOISEFF, à Balabrelock.

Jetez-lui votre montre

BALABRELOCK.

Mais ce n’est pas un ognon !…

Avec une grimace, il passe sa montre au caporal.

LE CAPORAL, regardant la montre.

Elle est à répétition.

Il la passe à l’ours qui l’a fait disparaître dans sa gueule.

BALABRELOCK.

Ma pauvre montre ! Il l’avalera tout de même !

KACHMIR, à part, entr’ouvrant la gueule de l’ours.

Jamais je ne la lui rendrai.

LE CAPORAL.

Ça y est ! elle est réglée.

BALABRELOCK.

Pourvu qu’il ne casse pas le verre.

L’ours s’assoit par terre. – Les trois hommes s’assoient aussi. – L’ours se balance. – Les trois hommes se balancent.

KASNOISEFF, se balançant.

Oh ! ça me donne le mal de mer !

BALABRELOCK.

Y songez-vous ? Devant votre souverain !

L’ours se met à quatre pattes.

LE CAPORAL.

À quatre pattes, messieurs, il le faut !

Pendant que l’ours tourne par le fond, tous trois passent sur le devant de la scène l’un après l’autre et à quatre pattes.

BALABRELOCK, suivant le caporal.

Est-ce humiliant pour des dignitaires !

KASNOISEFF, suivant Balabrelock.

On a vu des rois surpris ainsi par des ambassadeurs.

L’ours est passé à gauche, les dignitaires à droite.

BALABRELOCK.

Quelle position ! et dire que j’ai eu le prix de discours latin au concours général !

LE CAPORAL.
Il nous regarde encore plus de travers !
KASNOISEFF.

Au secours !

BALABRELOCK, au caporal.

Criez donc aussi !

LE CAPORAL, balbutiant.

Au scar…

BALABRELOCK.

Vous appelez Oscar !… c’est au secours !

LE CAPORAL.

Au secours !

L’ours fait un mouvement vers eux.

TOUS.

Ah !

Ils tombent le front par terre. – L’ours se rapproche d’eux. – Olga paraît.


Scène IX

Les Mêmes, OLGA.
OLGA, entrant par le fond.

Que vois-je ? tout un gouvernement par terre ! Allons, Boule-de-Neige ! tout beau ! à cet arbre ! Le voilà calmé…

BALABRELOCK.

Ce n’est pas malheureux ! (A part.) Tu vas nous le payer !

KASNOISEFF, à part.

Tu n’en as plus pour longtemps !

OLGA.

On ouvre les grilles au peuple ! Voici l’heure du grand lunch pour rendre honneur à l’hospodar ; la grande khane va y présider.

Il sort.

LE CAPORAL, à part.

La grande khane !… je file !

BALABRELOCK, à part.
Lunche, mon bonhomme, c’est le dernier !

Scène X

Les Mêmes, moins LE CAPORAL, GRÉGORINE, SCHAMYL, STÉPHANESKA, Gardes, femmes, etc.
LE LUNCH
TOUS.
––––––––L’Hospodar { nous } invite
vous
–––––––A luncher avec lui. Lunchons !
––––––––Faisons } circuler vite
––––––––Faites
–––––––Les coupes pleines et buvons !

On apporte devant l’ours une énorme coupe.

SCHAMYL, accourant, bas à Olga.
–––––––Olga, méfiez-vous d’un traître !
–––––––Dans la coupe du maître
–––––––Leur main a versé du poison.
OLGA, bas.
––––––––––O trahison !

(Haut.)

–––––––Messieurs, de notre hospodar
–––––––La joie est tellement grande
–––––––Que voici ce qu’il demande :
–––––––Il exige, sans retard,
–––––––Que ses ministres, en groupe,
–––––––Viennent tous boire à sa coupe.
–––––––Videz-la sous son regard
TOUS.
–––––––Eh quoi ! nous, boire à sa coupe !
OLGA.
–––––––C’est un manque d’égards !
–––––––Obéissez sans retards !
LES DIGNITAIRES, entre eux.

Ah ! c’en est fait ! nous voilà perdus, trahis !

STEPHANESKA, bas à l’ours.

Tâche de t’esquiver ; va faire les malles et attends-nous !

L’ours s’en va à quatre pattes sans être remarqué.
OLGA.
CHANSON A BOIRE.
––––––––Buvez donc sans façon
–––––––Cette liqueur sans égale.
––––––––Que le grand échanson
–––––––––––S’en régale
–––––––––––Tout de bon.
I
––––––––Dans ces bois enchanteurs,
–––––––Nous voyons la vie en rose,
––––––––Notre âme, sans terreur,
–––––––––––Se repose
––––––––––Au sein des fleurs.
––––––Buvez (bis) ce vin vieux,
––––––A mon avis, il vaut mieux
–––––––Toujours en boire et mourir
–––––––Que s’en passer et vieillir.
II
––––––––De goûter ce nectar
–––––––Nous devons nous faire gloire,
––––––––Et chacun, sans retard,
–––––––––––Voudra boire
––––––––––A l’hospodar !
––––––Buvez donc ce vin si vanté !
–––––––Que cette liqueur blonde
––––––Parmi nous répande à la ronde
–––––––L’ivresse et la gaîté !

(Aux conjurés.)

––––––––Qu’attendez-vous pour boire ?
LES DIGNITAIRES.
––––––––Nous n’oserons jamais !
OLGA.
––––––––Mortels à l’âme noire,
–––––––––––Je connais
–––––––––––Vos projets !

(Au peuple.)

––––––Ils voulaient, je l’ai deviné,
––––––Nous ravir le meilleur des maîtres !
––––––Ce bichof est empoisonné !
TOUS.
––––––––A mort ! à mort ! les traîtres !
––––––––Qu’ils tombent sous nos coups !
––––––––Oui, le meilleur des maîtres
––––––––Sera vengé par nous !

On va pour se précipiter sur les conjurés.


Scène XI

Les Mêmes, LE CAPORAL.
LE CAPORAL, il arrive effaré.

Arrêtez ! entendez-vous ! le voilà !…

STEPHANESKA.

Qui ?

LE CAPORAL.

Le khan.

TOUS, terrifiés.

Le khan !…

LE CAPORAL.

Il est aux portes de la ville avec tous ses Tartares. (On commence à entendre la marche du khan.) Nous sommes tous perdus ! Ses ordres n’ont pas été suivis ! Moi-même, je suis compromis, car, je le sais maintenant, il y a deux ours, dont un vitrier.

BALABRELOCK.

Comment ?

La marche se rapproche toujours.

LE CAPORAL.

Le voilà !

TOUS.

C’est fait de nous.

Au moment où le grand khan arrive, ils tombent tous prosternés.

Scène XII

Les Mêmes, LE GRAND KHAN.
TOUS.
––––––––––Alli ! allah !
––––––––C’est la mort, le voilà !
LE GRAND KHAN, . Parlé sur la musique.

Levez-vous ! Je sais tout ! Votre fausse joie d’hier, le faux ours d’aujourd’hui, les fausses arrestations du caporal, la fosse aux ours dans la cinquième cour, la présence de la grande khane ici.

STEPHANESKA.

Je vous cherchais.

LE KHAN.

Moi aussi ! Mais d’abord, procédons par ordre ! (A Kachmir qui arrive dans son premier costume.) Qu’est ce que tu viens faire ici, toi ?

KACHMIR, sa tête d’ours à la main.

Je vous apporte ma tête.

LE KHAN.

Pour le moment, je m’en contente… (A Olga.) Mais voyons, toi, jeune fille. Eh bien ! le pays a été très-calme depuis que tu gouvernes avec monsieur ?

KACHMIR.

Nous avons fait de notre mieux.

OLGA.

Le peuple est tranquille.

LE KHAN.

Ah ! il était tranquille, le peuple ; ça ne s’était jamais vu !

BALABRELOCK.

Jamais ! au grand jamais ! depuis quarante ans que je suis dans le pays !

LE KHAN, à Kachmir.
Eh bien ! qu’est-ce que tu veux ?
KACHMIR.

Si vous nous laissiez nous marier ?

OLGA.

Et si vous consentiez aux mariages des autres ?

KASNOISEFF.

Et bien ! et nous ?

LE KHAN.

Taisez-vous !

LE CAPORAL.

Je m’arrête !

BALABRELOCK.

C’est la première fois qu’il arrête quelqu’un.

LE KHAN.

Mariez-vous, si vous voulez !

BALABRELOCK.

Et alors nous conservons nos places ?

LE KHAN.

Ça ne me regarde pas ! ça dépend d’elle !

OLGA.

Comment ! je pourrais encore régner ici ?

LE KHAN.

Tu régneras ! je ne demande pas mieux. Du reste, ça ne dépend pas de moi seul ! au-dessus du grand khan…

STEPHANESKA.

Il y a la grande khane.

LE KHAN.

C’est ce que j’allais dire, et au-dessus de la grande khan, il y a…… (Montrant le public.) tout un monde.

BALABRELOCK, examinant.

Un beau monde !

LE KHAN, la prenant par la main.

Demande, mon enfant !

OLGA.
COUPLET AU PUBLIC.
––––––Entre nous, messieurs, je puis dire
––––––Qu’on me vit bien souvent dompter,
––––––Bien souvent calmer d’un sourire
––––––Des êtres prompts à s’irriter !
––––––Mais je ne sais si la charmeuses
––––––A votre tour sut vous charmer…
––––––J’en serais fière et bien heureuse !
––––––A vous seuls de le proclamer.
––––––––––Ah ! chaque soir
––––––––––Revenez voir
––––––Boule, boule, boule, boule, (bis.)
––––––Boule, boule, Boule-de-Neige,
–––––––––––Chaque soir !


FIN

  1. Schamyl, Grégorine
  2. Schamyl, Grégorine, Balabrelock, Kasnoiseff. Les marchands entourant Balabrelock et Kasnoiseff.
  3. Schamyl, Grégorine, Balabrelock, Kasnoiseff.