NOS ENQUÊTES

BOLCHÉVISTES DE HONGRIE

I
AVANT LA RÉVOLUTION


I. — LE PORTRAIT DE BISMARCK

Un jour d’automne de l’année 1899, un jeune Français débarquait à Budapest. Personne ne l’attendait à la gare, et il se trouvait bien embarrassé pour retirer son bagage et se faire conduire à la maison où il devait se rendre, car naturellement il ne savait pas un traître mot de hongrois.

Ce sont des minutes pénibles, ces arrivées dans un pays inconnu, où l’on n’est pas amené par le seul attrait du voyage, mais poussé par les circonstances, avec la perspective de longs mois à passer au milieu de choses et de gens, que le hasard a choisis pour vous. Mon arrivée en Hongrie, par cet après-midi d’automne, c’était le couronnement d’une longue suite d’années de collège, de jours sans lumière, sans liberté, sans nature, d’études fastidieuses, d’examens à n’en plus finir ; et tout cela avait eu pour résultat qu’un beau matin, le Ministère de l’Instruction publique m’envoyait, en qualité de lecteur de langue française, à l’Université de Budapest. Le baroque de la vie m’apparut alors dans son plein, lorsqu’accablé sous le poids de deux valises, cherchant péniblement un fiacre, quelque chose en moi songeait que tant d’heures de lycée, de Sorbonne et d’ennui, tant d’efforts ordonnés, poursuivis dans un même sens depuis longtemps et longtemps, aboutissaient à me jeter ici et non ailleurs, dans cette gare, au milieu de cette ville, pour déballer au jour, devant un petit auditoire de quelques jeunes gens, le maigre bagage de savoir que je rassemblais depuis vingt ans, et qui représentait à peu près tout mon capital dans la vie.

Debout dans la chambre meublée où j’étais enfin arrivé, mon bagage à mes pieds, je considérais, avec une amertume comique, ces quelques mètres carrés, où, depuis Paris, depuis bien plus loin, depuis mon enfance, depuis toujours je semblais poussé par le destin. Un lit, une table, deux chaises, un canapé recouvert d’une moleskine craquelée en maints endroits, un tuyau de gaz qui pendait au plafond, peu de lumière (car la fenêtre donnait sur une cour), voilà ce que je vis d’un coup d’œil. Et au-dessus du lit, accroché à la muraille, un portrait de Bismarck, une de ces photogravures d’après un tableau de Lembach, qu’un éditeur de Leipsig répandait alors à profusion en Allemagne et dans tous les pays soumis à l’influence germanique.

Ce n’était pas le portrait où on le voit en uniforme, la croix de fer au cou, le casque à pointe sur la tête ; ce n’était pas non plus celui où l’artiste a concentré, à la manière de Rembrandt, toute la lumière de sa toile sur son vaste crâne rocheux. Ce n’était ni le chancelier de fer, ni le soldat, ni le fonctionnaire qu’on voyait sur cette imago, mais un vieil homme, bourgeoisement vêtu, coiffé d’un chapeau noir à grands bords, un hobereau de l’Est prussien, un Bismarck qui aurait toujours vécu sur ses terres et usé son existence à surveiller ses domaines et à toucher ses fermages. Mais qu’il se fût ou non passé quelque chose de considérable dans la vie de ce personnage, on se sentait la en présence d’un animal de grande race, à la volonté puissante, fortement établi sur des idées simples et anciennes.

Allais-je garder sur ce mur cette tête de vieux hobereau, à la forte mâchoire, au regard assombri par la profonde arcade sourcilière et le poil en broussaille ? Allais-je vivre en tête à tête avec ce visage ennemi, l’avoir là, toujours sous les yeux, le soir, le matin, toute la vie ?… Lentement, autour de moi, l’obscurité du jour tombant enténébrait la pièce. Dans cette ombre, l’homme au grand chapeau s’effaçait sur la muraille. Moi-même, exténué de fatigue par je ne sais combien d’heures de voyage en troisième classe, à travers la moitié de l’Europe, pour échouer comme une épave au pied de ce portrait, je me diluais dans la même ombre. Chose étrange ! au bout d’un moment, quand j’allumai le bec de gaz qui pendait du plafond, et que l’homme au grand chapeau reparut sur le mur, je le revis avec plaisir. Dans ma chambre, je n’étais plus seul. Ce visage hostile et dur me ramenait brutalement à de vieilles pensées familières. Déjà, entre lui et moi, un colloque s’était établi ; sa présence insolite donnait du ton à mon arrivée maussade, et comme l’apparence d’une romanesque aventure. Certes, je ne m’étais pas attendu à trouver, dans cette chambre quelconque, un hôte d’une pareille importance ! Grâce à lui, dans cette pièce étrangère et banale, j’avais déjà éprouvé une émotion, c’est-à-dire commencé de vivre. L’enlever à la muraille, ce n’était pas seulement ajouter au vide du mur, c’était raréfier l’atmosphère, agrandir le désert autour de moi. Soit ! pensai-je, nous vivrons ensemble : on ne perd jamais son temps dans la compagnie d’un tel seigneur.

Je le laissai donc à sa place, et je dois dire que, pendant les quatre années que j’ai passées dans cette chambre, nous avons fait un excellent ménage. Ce portrait a été pour moi un compagnon silencieux et éloquent, avec lequel, de fois à autre, il était bon d’échanger quelques idées. J’ai reçu maint et maint conseils de tous les plis de cette figure brutale qui, à certaines heures et sous certaines lumières, prenait une grande finesse et même de la mélancolie. Jeune Français formé par les idées qui avaient cours chez nous à la fin du siècle dernier, j’arrivais tout rempli des plus niaises idées politiques et sociales ; mais sous ce dur regard, il y avait des naïvetés qui n’étaient plus permises ! J’étais là sous les yeux d’un juge et d’un sévère conseiller. Quand ma pensée flottante errait vaguement devant moi, tout à coup je rencontrais les yeux clairs sous le chapeau noir. Alors mon esprit vagabond, sans cesse à la poursuite de quelque chimère romantique, rentrait dans le chemin étroit de la réalité. Et même, à mon insu, dans les longues heures silencieuses et mélancoliques de l’exil, ce regard agissait sur moi, me pénétrait, m’aidait à voir la vanité d’idées, qui, dans une chambre d’étudiant, entre la Seine et le Luxembourg, pouvaient bien exercer un attrait irrésistible, mais n’étaient pas de mise ici, devant ce redoutable étranger. Mon sévère compagnon m’arrachait à la tyrannie que les livres exercent toujours sur une cervelle de vingt ans, (surtout lorsqu’on se trouve, comme c’était mon cas, dans une assez grande solitude), et m’apprenait sans discours la suprême puissance de l’expérience et du fait. Pendant quatre ans, j’ai senti ce visage, tantôt grave, tantôt ironique, considérer ce petit Français perdu dans l’Europe Centrale, écrivant ou lisant à sa table de sapin verni. Pendant quatre ans, cette figure immobile a fait autour de mes pensées le manège d’un chien de berger, les tenant bien groupées, et les empêchant de divaguer au hasard. Et quand, après tant et tant de journées passées en sa compagnie, je quittai Budapest et cette chambre, où rien n’avait changé depuis mon arrivée, mon dernier regard fut pour ce portrait de Bismarck qui m’y avait accueilli, — un regard certes peu amical, mais, ma foi, reconnaissant.


Quand je songe à ce long séjour que je fis alors à Budapest, je me dis, non sans mélancolie, que pour un garçon un peu vif, il y a des aventures autrement romanesques que d’expliquer, en pédagogue, une fable de La Fontaine, une tragédie de Racine ou bien le Neveu de Rameau ! Mais cela aussi, à tout prendre, tient assez du roman comique de gagner sa subsistance à vouloir persuader des esprits étrangers que ce qu’on aime est aimable. Don Quichotte, célébrant les mérites de sa Dulcinée, ne devait guère sembler, j’imagine, beaucoup plus extravagant à Sancho, que je ne devais le paraître à mes étudiants hongrois, quand je déballais devant eux ma pacotille intellectuelle ; et je me suis dit bien souvent qu’ils devaient penser, en secret, que seule ma vanité de Français me faisait découvrir, dans des textes admirables, ce que je prétendais y trouver. Que de fois, avec nostalgie, je rêvais, en leur parlant, à cette Europe cultivée qui, au XVIIIe siècle, avait fait du français son parler naturel, et à ces aristocrates qui, dans leurs châteaux perdus, prenaient à lire nos encyclopédistes, ou bien nos grands classiques, le même plaisir que nous-mêmes ! Mais voilà ! ils n’avaient pas attendu d’être presque des hommes pour s’initier à notre langue ; dès leur enfance, elle avait résonné autour d’eux ; et aucun docteur en Sorbonne ne saurait remplacer un vieux soldat, épave de la guerre de Sept Ans, qui, après mille avatars, disant adieu pour toujours à sa Bourgogne ou à sa Normandie, avait échoué, un beau matin, en qualité de précepteur, dans quelque maison noble des Carpathes ou de la Puszta. Mais surtout, en ces temps bénis, la sinistre culture allemande ne sévissait pas encore et n’avait pas jeté ses faux poids dans les plateaux légers de l’esprit.

Chez quelques-uns de mes jeunes Hongrois, je sentais bien la tentation de s’évader vers Paris et de s’initier à une vie qu’ils devinaient, d’instinct, plus libre, plus allègre, plus humaine que l’allemande. Seulement ils étaient pauvres, et les bourses qu’on leur octroyait pour compléter leurs études, stipulaient invariablement qu’ils devaient aller à Leipzig, à Munich ou à Berlin. Les fonds de ces bourses étaient fournis par l’Allemagne, qui appliquait au domaine intellectuel les procédés dont elle tirait de si grands avantages dans son commerce mondial. Elle ouvrait au profit de l’intelligence hongroise une sorte de compte courant, avec la certitude de retrouver, un jour, au centuple l’intérêt de son argent.

Dans cette Université, aux trois quarts germanisée, j’aurais été, en somme, assez mal à mon aise, s’il n’y avait eu chez ces Magyars une spontanéité et un charme de jeunesse, qui les faisaient se dérober, par le sourire ou la paresse, à la morne discipline allemande. Le pédantisme teutonique, dont toute l’Europe Centrale est aujourd’hui abêtie, ne parvenait pas à étouffer ce qu’il y a, dans leur esprit, de prime-sautier, d’idyllique, — toute cette poésie rurale, qui a trouvé sa plus belle expression dans les poèmes de Petöfi, et surtout chez ce Jean Arany, disciple de Virgile et petit cousin de Mistral. Ce qu’ils aiment, ce qu’ils comprennent avec force et ingénuité, c’est la vie de leur grande plaine, où mûrissent le blé, la vigne et le maïs, et où vaguent d’immenses troupes de bœufs, de chevaux et de moutons. Ils possèdent là-dessus une littérature charmante de fantaisie, de réalisme et d’esprit, dans laquelle on voit le berger partager avec ses bêtes des sentiments fraternels. Cela ne dépasse jamais les modestes limites du conte, mais dans ces bornes, c’est parfait. Ah ! pourquoi donc ces Hongrois veulent-ils penser à l’allemande, quand ils seraient si agréables en demeurant tout bonnement ce que la nature les a faits ! Combien ont perdu à ce jeu les qualités d’une race demeurée tout près de la terre, sans acquérir pour cela les soucieuses vertus de l’Allemand, — si l’on peut appeler vertus une infinité de défauts et une bien triste déformation de la mentalité humaine !

Aujourd’hui, après vingt années, je reviens à Budapest ; et sur le bateau qui m’emmène au courant du large Danube, entre des rives plantées de saules, ces impressions, déjà lointaines, se mêlent à un autre souvenir qui, celui-là, date d’hier : la signature, à Versailles, du traité avec la Hongrie.

C’était au palais de Trianon, dans une salle longue et magnifique, décorée de hautes glaces et de panneaux qui figurent les jets d’eau, les grottes et les bassins de Versailles. Par les fenêtres ouvertes, on voyait, sous un ciel un peu voilé, les pelouses et les arbres du jardin, tandis que dans la salle s’agitait et bavardait une compagnie assez nombreuse d’hommes et de femmes, réunis là comme pour un thé élégant. Tout à coup, un huissier jeta sur l’assemblée ces mots retentissants : « Messieurs les Plénipotentiaires hongrois ! » Et l’on fit asseoir tout le monde, comme l’exigeait le protocole envers des gens qui, pour quelques minutes, étaient encore en guerre avec nous. Alors, dans un émouvant silence, vers une table en fer à cheval autour de laquelle avaient pris place une cinquantaine de diplomates alliés, on vit s’avancer un petit groupe d’hommes, l’œil fixe, le visage pâle et la démarche un peu raide. C’étaient les personnages délégués par la Hongrie pour signer, dans ce salon rayonnant de grâce et d’été, l’acte qui enlevait à leur patrie les deux tiers du territoire qu’elle occupait depuis mille ans. Un trait de plume allait détacher de la Couronne de Saint Etienne le vaste cercle de montagnes qui entoure la grande plaine hongroise, et les millions d’habitants de races diverses, Slovaques, Ruthènes, Roumains, Serbes, Saxons, Tziganes, Juifs et purs Magyars, toutes ces populations qui vivent, inextricablement mêlées, dans les Marches- de Hongrie. Sous leurs redingotes correctes, ces plénipotentiaires m’apparaissaient, à ce moment, pareils aux bourgeois de Calais : dans leurs longues chemises flottantes, et je sentais combien devaient peser à leurs mains les invisibles clefs qu’ils portaient. Je connaissais l’étendue de leur perte et quel fort sentiment attachait le cœur hongrois à ce domaine millénaire. Des images d’un romanesque charmant se levaient dans ma mémoire : hautes vallées silencieuses, fuites de chamois dans la neige, sapins déchiquetés sur le bord des torrents, vieux châteaux à moitié ruinés couronnant le roc et la forêt, où avaient vécu des héros dont on me racontait la légende, villages où étaient nés des poètes dont on me récitait les vers, vieilles demeures patriarcales où l’on m’avait accueilli… J’entendais, dans mon esprit, quelque chose de tout pareil à cet adieu, d’une familière tendresse, que la Province de Sépusie, détachée de la terre hongroise par ce traité de Trianon, adresse à la vieille patrie, et dont, en écrivant ces lignes, j’ai le texte sous les yeux : « Nous n’avons point l’intention, disent ces gens de Sépusie, de faire un compte ou une balance. Nous prenons congé simplement. Simplement nous vous remercions de cette bonne farine blanche, dont nous nous sommes nourris pendant mille ans, et dont nos enfants ont mangé des gâteaux si délicieux. Nous vous remercions pour le vin de Tokaï, qui n’a ruisselé, dans les verres, nulle part si abondamment que chez nous. Nous vous remercions pour les cerises noires et les abricots juteux et les raisins perlés et les pastèques rouges, que les femmes d’Eger vendaient aux marchés de nos villes. Nous vous remercions pour le tabac excellent d’Erdötélek que vous nous apportiez en même temps que le muguet. Et vous, vieilles montagnes, vous, pics étincelants au-dessus des nuées, vous, lacs alpestres charmants dans vos splendeurs d’émeraude, et toi, puissante Magura qui renferme le tombeau d’Arpad, prince conquérant de la patrie, vous tous, ô Monts de Sépusie, bleuâtres dans le lointain, rangez-vous ! Que le chant du rossignol se taise, que le murmure des forêts bruisse seulement, qu’il bruisse à travers monts et vallées, qu’il emporte nos soupirs vers ceux à qui nous disons adieu !… »

Cependant, l’un après l’autre, les plénipotentiaires avaient posé leur signature au bas de la feuille de papier. Les délégués magyars se retiraient au milieu des assistants qui, cette fois, se levaient sur leur passage. Dehors, on entendit un commandement bref aussitôt suivi d’un bruit d’armes : c’était le piquet de service qui rendait les honneurs. Autour de nous, l’agitation mondaine avait repris son train. On se pressait vers le buffet. Et dans le brouhaha des voix et des chaises remuées, je revoyais en pensée, sur la muraille, le lointain artisan de cette immense infortune : l’homme au chapeau à larges bords, qui m’avait accueilli là-bas, un triste soir d’automne, et dont le regard, pendant quatre ans, avait veillé sur mes jours et sur mes nuits.


II. — UNE CITADELLE DE L’OCCIDENT

Ce matin, je suis monté sur la colline de Bude, où, naguère, j’ai contemplé tant de fois le beau paysage qu’on découvre de là-haut, un vaste demi-cercle de montagnes boisées, l’immense nappe boueuse du Danube, qui coule au pied du rocher, et de l’autre côté du fleuve, sur la rive toute plate, la grande ville neuve de Pest, et puis la plaine à l’infini.

Quand j’y venais, il y a vingt ans, cette cité de Bude, posée sur son étroit plateau, était une vieille petite ville, d’un caractère tout provincial, avec des maisons basses, à un étage tout au plus, et presque toutes badigeonnées d’un étrange enduit jaune. On y cherchait en vain aucun de ces palais, que le XVIIIe siècle a prodigués à Prague ou à Vienne, par exemple, avec leurs cariatides géantes, leurs corniches décorées d’un peuple de statues tourmentées, leurs balcons admirables, toute cette architecture d’un bel art italien, assez plaisamment alourdi par le climat du Nord. A Bude, le palais d’un Magnat, c’était une demeure fort simple, bourgeoise et sentant la campagne. L’art ne s’y révélait que dans le porche et l’armoirie. Les Habsbourg n’ont jamais rien fait pour donner de l’éclat à la vieille colline. Marie-Thérèse, qui a tant construit partout, n’a édifié là-haut qu’une longue bâtisse monotone, qu’on a d’ailleurs jetée par terre pour élever à la place le nouveau château royal, fastueux et lourd comme un palace-hôtel. Quant aux nobles Magyars que la Cour attirait à Vienne, ils se bâtissaient là-bas quelque résidence somptueuse, dans les environs de la Burg, et se contentaient à Bude d’un modeste pied-à-terre, qu’ils habitaient pendant les rares séjours que le Roi ou la Reine venaient faire en Hongrie.

Parfois, dans l’enduit jaune qui recouvre ces maisons basses, on voit encastrée une pierre où s’enlève en relief une tête de Turc coupée, ou bien encore on lit une inscription du genre de celle-ci : « Ici, en 1450, habitait le despote de Bosnie ; ici, en 1388, s’élevait le palais du vice-roi du Banat ou de tel et tel prince des Balkans. » Vous entrez sous la voûte, assez large pour donner passage à une voiture à deux chevaux, et vous voilà dans une cour grossièrement pavée, où pousse l’herbe, avec un puits dans un coin, et tout autour, des constructions dont les vieux toits de tuiles plaies s’inclinent rapidement vers la terre. Tout ce qui reste dans cet enclos du Despote du Banat ou de l’Hospodar de Valachie, c’est un fragment de voûte romane, une cave, un pilier où s’accrochent la vigne et la cage à serins. Auprès de ces vestiges, de modestes rentiers, des fonctionnaires à la retraite, de petits artisans mènent la vie la plus paisible. Mais cette tête de Turc coupée, ce pilier, cette voûte, c’est assez pour émouvoir l’imagination du passant, et lui rappeler que sur cette colline, si embourgeoisée aujourd’hui, de grandes choses se sont passées.

Ce vieux rocher de Bude est comme Marathon, Salamine ou les Champs Catalauniques, un des lieux où s’est débattu le sort de notre civilisation dans sa lutte avec l’Orient. Pendant des siècles, la vaste plaine qui vient mourir au pied de la haute colline, a exercé sur les peuples d’Asie un irrésistible attrait. Le long du chemin qu’ils suivaient depuis les frontières de la Chine, c’était une admirable étape pour dresser un moment la tente, faire souffler les chevaux, les abreuver au grand fleuve, et reprendre ensuite la marche à la conquête du butin de l’Occident. Au pied même de Bude, Attila établit son camp, ce célèbre Etzelburg, qui, dans l’imagination du poète des Nibelungen, apparaît comme le centre du monde. Après lui, bien d’autres hordes encore de Tartares et de Mongols ont tournoyé dans cette plaine, paraissant et disparaissent comme des colonnes de poussière, ou comme ces mirages que la fée Delibab se plaît à faire miroiter à l’horizon de ces plates étendues. Seuls les Hongrois, venus, dit-on, des régions du Pamir, s’installèrent fortement dans ce pays. Ils firent, pendant longtemps, l’effroi de l’Europe occidentale, jusqu’au jour où, renonçant au culte de l’Etalon Blanc, ils embrassèrent la religion romaine et devinrent contre leurs frères d’Asie les champions de la Chrétienté.

Cela se passait, il y a mille ans, sous le roi saint Etienne. La colline de Bude restait encore déserte, car ces pâtres guerriers ne se plaisaient qu’aux espaces herbus, où paissant librement le cheval et le mouton, et qui leur rappelaient les steppes d’où ils étaient partis. Mais, initiés par leur religion nouvelle aux mœurs de la vie citadine, ils montèrent sur la colline et construisirent là-haut, pour la première fois, l’église, la maison et le rempart.

Durant des siècles, ce rocher fortifié devint l’enjeu de la lutte entre l’Orient et l’Occident. Sans cesse, du fond de la steppe, les hommes aux yeux bridés, au teint jaune, venaient lui donner l’assaut, et toute l’Europe féodale accourait pour le défendre. Des princes de la maison d’Anjou, petits-neveux de saint Louis, ont mené ici la croisade, en même temps qu’ils apportaient en Hongrie la brillante civilisation du XIVe siècle français. Du Danube à l’Adriatique, le pays se couvrit de villes, de châteaux, de monastères. Ici même, sur ce plateau, des maçons de Bray-sur-Somme édifièrent un château royal, en tout semblable aux grands manoirs qu’on admirait dans l’Ile de France. Et le Saint Royaume Apostolique prenait chaque jour davantage le visage d’un pays occidental, quand on vit apparaîtra une horde nouvelle, plus redoutable encore que les Huns d’Attila et les Tartares de Batou-Khan.

Déjà maîtres de Constantinople, les Turcs de Bajazet se jetèrent sur la Hongrie. Pendant plus d’un demi-siècle, deux héros transylvains, Jean Hunyade et son fils Mathias, défendirent victorieusement cette marche menacée Et l’angélus que l’on sonne à midi commémore, encore aujourd’hui, le service qu’ils ont rendu à la catholicité, il y a quatre cents ans de cela. Jamais la colline de Bude n’apparut plus brillante qu’en ces jours où son existence était à tout moment en péril. La civilisation latine, qui naguère avait conquis la colline, en y apportant le christianisme puis l’esprit des Anjou, y fleurit de nouveau, mais cette fois sous la forme demi-païenne de la Renaissance. Le roi Mathias appelle autour de lui des artistes italiens, bâtit des palais, des églises, les remplit d’objets précieux, de manuscrits uniques au monde, et fait de sa rude forteresse une ville à l’image des cités de Toscane et d’Ombrie. De grands chariots, accompagnés par des escortes armées, amènent à Bude les draps de Flandre, les vins du Rhin, tous les produits d’Europe, puis continuent leur route à travers les villes saxonnes de la Transylvanie, vers Andrinople et l’Orient, d’où ils reviennent chargés d’épices, de parfums, de tapis et d’armes damasquinées. D’autres fois, les marchandises empruntent la voie du Danube, et les galères conduites par des esclaves turcs montent et descendent le fleuve, pour échanger leurs marchandises avec les vaisseaux génois ou vénitiens, tout chargés des richesses que l’on trouve en Italie et dans les Echelles du Levant.

Puis soudain, la catastrophe. L’armée hongroise est écrasée par les Turcs à Mohacs, et les bourgeois de Bude vont porter au vainqueur les clefs de leur cité dans l’antique Albe Royale, tombeau des plus anciens rois de Hongrie. L’Asie s’installe sur la colline. Tout ce qui rappelait ici la France et l’Italie, fut déménagé ou détruit ; la cathédrale du roi Mathias devint une mosquée ; les galères de Soliman emportèrent dans douze cents caisses en cuir de buffle tous les trésors de la ville ; et pendant longtemps on put voir les statues de Hunyade, de Mathias Corvin et de sa femme, et les grands lampadaires de bronze qui ornaient leur palais, exposés en trophées sur l’hippodrome de Byzance. Villes, châteaux, monastères, tout le pays fut ravagé. La Hongrie redevint, ce qu’elle était aux temps des premières invasions : une immense étendue de pâturages et de marais. Et deux siècles et demi plus tard, lorsque Charles de Lorraine, à la tête d’une armée où toutes les nations de l’Europe avaient envoyé des soldats, reprit d’assaut la citadelle, il n’y restait plus rien des monuments et des trésors qu’avaient rassemblés là-haut les Anjou et les Hunyade.


Dans ces dernières années, les Hongrois se sont efforcés de redonner du lustre à cette vieille cité de Bude, et d’y construire quelque chose qui rappelât aux imaginations les grandeurs d’autrefois. Depuis les promenades que j’y faisais jadis, on a bâti là-haut des remparts, des bastions, des redans, des tourelles, des escaliers gigantesques ; reconstitué l’église de Mathias ; édifié un ministère dans le goût du moyen âge. Mais on ne refait point le passé. Même avec beaucoup de science, même avec beaucoup d’amour, on ne redonne jamais la vie à ce qui a cessé d’être, Ce qu’a détruit le temps ne peut ressusciter que dans l’esprit d’un passant qui rêve. C’est une idée tout allemande de solidifier des songes et de condenser des fumées. Aux bords du Rhin, on a toujours aimé ces reconstitutions pédantes, qui d’une ruine romanesque font un château neuf fastidieux, et d’un vieux burg croulant, hanté par les fées de la rive et les esprits des airs, une sotte bâtisse, d’où l’imagination et les oiseaux de nuit s’envolent pour laisser la place au concierge. Là-bas, la mélancolie romantique se transforme tout de suite en assez niais désir de redonner à des choses, qui ne sont plus guère qu’un souvenir, une brutale apparence matérielle. Et dans ce désir de restaurer ce qui a été naguère et de perpétuer des aspects d’autrefois, il faut voir, je crois, plus d’orgueil que de poésie véritable. On supprime le temps, l’horizon, les brouillards où s’enveloppe la vérité du passé, pour affirmer grossièrement que la force de jadis, qui édifia ces murailles éboulées, reste toujours active et vivante. Mais toutes ces pierres, assemblées avec art, ne nous offrent que des rêves refroidis d’archéologues et d’architectes ; elles ne font quelque illusion que dans la brume du soir ; et tout ce vieux neuf ennuie là où la ruine enchantait.

Ah ! oui, le moyen âge des Anjou et des Corvin, je le retrouve, ce matin, à Bude, mais tout neuf, agressif, aveuglant pour l’esprit et pour les yeux. Sur ce plateau où les maçons de Bray-sur-Somme et les artistes italiens avaient donné carrière à leur génie, l’esprit allemand n’a inspiré qu’un triste pensum d’écolier. A tout ce bric-à-brac héroïque, comme je préfère ce qui, à Bude, a conservé son caractère de petite ville bourgeoise, ses vieilles rues endormies, ses vieilles maisons jaunes, simples, mais d’une bonne époque, qui ne veulent pas s’en faire accroire et acceptent l’humble vie que le temps leur a faite avec une charmante modestie ! Près de leurs puits rouilles, dans leurs cours intérieures, j’entends bien mieux que dans le faux décor moyen-ageux, le murmure que fait l’histoire autour de la vieille citadelle. Tout cet amas de pierres qui voudraient être éloquentes, ne fait que troubler cette harmonie, tandis que la plus simple inscription sur le plâtre met tout de suite l’esprit en rumeur, comme le moindre bruit résonne dans le silence de la nuit.

Et voilà qu’au passage je reconnais un des endroits les plus gracieux de Bude, où naguère je suis venu bien souvent. C’est une pâtisserie, qui date du Directoire ou des premiers jours de l’Empire. Boiseries, lustres, glaces, trumeaux, victoires ailées qui tiennent des couronnes au-dessus des compotiers, frises, moulures, rien n’a changé dans le décor que le premier patron, qui s’établit en cet endroit, avait choisi pour sa boutique. J’entre, je reconnais toutes choses, et au fond des vitrines les mille petits objets étranges, faits d’étoile et de sucre, d’une invention saugrenue, d’un goût prodigieusement démodé, qui semblent eux aussi avoir plus de cent ans.

C’est là qu’à certains jours de nostalgie et de brume, devant une bizarre liqueur qui sentait la pharmacie, Français perdu dans cette ville étrangère, et qui n’avait, hélas ! d’autre distraction que le rêve, j’ai entendu sonner l’angélus de midi, qui nulle part ne se prolonge aussi profondément dans l’âme que sur ce haut plateau, d’où il s’est envolé pour la première fois. Là aussi, bien souvent, j’ai vu en imagination passer le cavalier au sabre ensanglanté, que jadis, aux heures de péril, des rois de Bude envoyaient, de château en château, pour appeler aux armes toute la noblesse de Hongrie. Et ce matin, dans le silence de cette petite boutique où tout brille d’un or fané, mêlant à ces rêveries anciennes, sur un passé millénaire, l’émotion des événements d’hier, je me dis que peut-être, l’autre jour, à Trianon, on a trop oublié l’immense effort contre l’Asie qu’a soutenu, pendant des siècles, pour la Chrétienté tout entière, cette vieille citadelle d’Occident…


III. — LA MAISON ORCZI

La grande ville plate de Pest qui, sur l’autre bord du Danube, fait face à la colline de Bude, n’a pas le passé romanesque et guerrier de la vieille citadelle ; mais elle a subi, elle aussi, le formidable assaut de l’Orient, — un assaut d’une espèce étrange, invisible, multiple, plus pareil, en vérité, à une inondation qui monte d’une façon insensible, qu’à ces grands chocs d’armées dont on peut composer de brillants tableaux d’histoire. L’Orient chassé, il y a deux siècles, de la forteresse de Bude, s’est introduit sournoisement dans la ville ouverte de Pest, et, un beau jour, on s’aperçut qu’il était maître de la place. Voici comment la chose arriva.

Au commencement du dernier siècle, Pest était un faubourg de Bude, presque uniquement habité par des commerçants allemands. Ces Allemands, originaires de Thuringe, de Franconie ou de Souabe, étaient les fils des serfs que l’impératrice Marie-Thérèse avait envoyés en Hongrie, comme un bétail humain, pour coloniser ce pays dépeuplé par deux cents ans d’occupation ottomane. Ils avaient leurs boutiques dans ces maisons de brique sans étage, aux longs toits inclinés, dont on trouve encore, çà et là, des échantillons dans la ville, et qui disparaissent tous les jours. Artisans ou commerçants, ils formaient une population honnête, modeste et appliquée, qui, tout en conservant sa langue, s’était vite adaptée aux mœurs de la société hongroise. A part quelques Levantins, Grecs et Arméniens, et aussi quelques Autrichiens de Vienne qui tenaient le haut trafic et la banque, ces Allemands ne rencontraient aucun concurrent sérieux (car de tout temps le Magyar s’est désintéressé du négoce), et leurs affaires prospéraient, lorsqu’apparut, tout à coup, dans la ville un personnage, qui certes n’était pas un inconnu pour eux, mais que la vie avait jusqu’ici retenu dans les villages.

Il y a toujours eu des Juifs dans la campagne hongroise. Les uns venaient de la Russie et de la Pologne où ils pullulent ; les autres de l’Autriche, où, avant la Révolution de 1848, ils n’avaient le droit ni de s’établir comme bon leur semblait, ni même, une fois établis quelque part, de fonder un foyer. Seul dans une famille, l’ainé était autorisé à prendre femme ; quant aux autres enfants, ils n’avaient que le choix entre le célibat, contraire à la loi religieuse, ou bien l’émigration dans une contrée plus libérale. Tout naturellement, un grand nombre d’entre eux se rendaient en Hongrie, où ils trouvaient un pays riche et un accueil débonnaire auquel ils n’étaient guère habitués ! Les uns entraient au service d’un seigneur en qualité de Hazjido, c’est-à-dire de Juif de maison, d’intendant, d’homme à tout faire ; les autres s’installaient dans les villages, le plus souvent comme cabaretiers, et jouaient auprès des paysans à peu près le même rôle que le Hazjido auprès du noble laïque ou du seigneur ecclésiastique. Au milieu de populations profondément rustiques, qui méprisent tout ce qui n’est pas l’élevage du bétail ou le travail de la terre, cet étranger apparaissait comme un être envoyé de Dieu ou du Diable, on ne savait pas au juste, mais aussi indispensable que le soleil ou la pluie. Et l’on voyait ce phénomène étrange : ces gens venus on ne sait d’où, tout juste tolérés, sans droits civils ni autre protection que la bienveillance du seigneur et la bonhomie du paysan, méprisés comme des vagabonds par une population sédentaire, maudits comme les bourreaux du Christ par ces Magyars profondément attachés à leurs traditions chrétiennes, s’imposer à force d’esprit et régenter toute la vie paysanne.

En ce temps-là, pour les grands seigneurs et la petite noblesse terrienne (la gentry, comme on l’appelle, si nombreuse en Hongrie), la vie à la campagne était large et facile. La main-d’œuvre ne coûtait rien et l’on vivait abondamment, sans aucun souci du lendemain, sur les produits du sol. Mais en 1848, l’abolition du servage vint changer tout cela. La petite noblesse eut surtout à souffrir, car pour donner des terres aux serfs émancipés, on tailla largement dans ses domaines, tandis que les biens des magnats et des seigneurs ecclésiastiques étaient laissés presque intacts. La gentry, en échange, reçut bien des indemnités, mais en une monnaie de papier rapidement discréditée. Alors, on vit maints petits nobles, dépossédés d’une partie de leurs terres, et fort embarrassés pour cultiver le reste, maintenant qu’il fallait payer les gens, affluer à Budapest et rechercher, dans l’Administration, des fonctions presque oisives, qui pouvaient leur donner encore l’illusion de commander. Qu’arriva-t-il de leurs domaines ? Les Juifs de maison étaient là ! Et justement, comme par un décret de la volonté divine, la même révolution qui abolissait le servage, leur accordait le droit, qu’ils n’avaient pas encore, de posséder la terre. Ils se jetèrent avec avidité sur ces propriétés, qu’ils avaient si longtemps parcourues de leurs longs pieds, sans pouvoir les acquérir.

Parfois, le gentilhomme ne pouvait accepter l’idée de se défaire d’un bien dont il portait le nom. Pour continuer à le faire valoir, il commençait par y enfouir ce qui lui restait de fortune, puis il empruntait à son Juif, et celui-ci, un beau jour, l’expulsait de la maison. D’autres fois, le Hazjido affermait le domaine pour neuf ans, et, pendant ces neuf années, il soumettait la terre à une exploitation intensive, une exploitation de brigandage, suivant l’expression consacrée. Après quoi, la terre épuisée, le cheptel en mauvais état, au renouvellement du bail il demandait qu’on diminuât son fermage pour une terre qui ne rapportait plus ce qu’elle rapportait autrefois. Le hobereau, alors, se trouvait fort embarrassé. Que faire ? Abandonner la ville et cet agréable bureau, dans un ministère quelconque, où, pendant huit heures du jour, il se polissait les ongles, fumait des cigarettes égyptiennes, et parlait de politique tout en daubant sur les Juifs ? Renoncer à ces promenades, à midi et à cinq heures, sur le bord du Danube, entre une double haie d’oisifs assis sous de maigres acacias ; dire adieu au café, au club, à tous les plaisirs de cette ville, où il passait si agréablement l’existence, en attendant de se marier avec quelque riche bourgeoise, voire une juive convertie ? Remettre le domaine en état ? Mais il eût fallu de l’argent, et notre homme n’a pas le sou, ou bien, pour faire figure, il a besoin du peu qui lui reste. Une seule solution demeure : vendre la terra au Hazjido. C’est ce qu’il se décide à faire.

Quant à la grande noblesse, même après l’abolition du servage, elle continuait de mener, à Vienne et dans les grandes villes d’Europe, le même train fastueux qu’autrefois, hypothéquant ses domaines, et demandant à ses juifs, dans ses embarras d’argent, des avances sur les fermages. A la mort du seigneur, la terre était grevée de charges ; on se la partageait entre plusieurs héritiers, parmi lesquels il s’en trouvait toujours qui voulaient vendre leur part. Et toujours le Juif était là ! Combien de ces Hazjido sont aujourd’hui propriétaires des maisons, où leurs ancêtres sont arrivés jadis, dans leurs longues houppelandes noires, humbles, craintifs, l’échine courbe, et où ils ont vécu si longtemps tutoyés par le dernier des valets !

Lorsque les fils de ces Juifs-là avaient leur plumage complet, je veux dire de l’argent en poche et une petite instruction, ils prenaient, eux aussi, leur vol du côté de Budapest, — non certes pour s’enterrer là-bas sous les paperasses de l’Administration, mais pour s’y livrer aux occupations positives qui donnent la véritable puissance.

Les vieux Allemands de Pest virent arriver ces intrus avec effroi. Peu actifs, routiniers, honnêtes, comment auraient-ils tenu tête à ces nouveaux venus, qui les dominaient par l’énergie, le sens prodigieux des affaires, et bien souvent aussi un manque absolu de scrupules ? Les uns après les autres, les fils de ces vieux commerçants firent à leur tour ce qu’avaient fait les fils de la gentry, dont ils avaient adopté le caractère et les façons à force de vivre auprès d’elle. Ils laissèrent leurs négoces, pour s’engager dans les carrières libérales dédaignées de la noblesse. Ils devinrent avocats, médecins, professeurs. Et la banque, l’industrie, tout le haut commerce de l’est tombèrent aux mains des anciens Hazjido.


Le petit commerce, lui, fut la proie d’une autre sorte de gens, — ceux que leurs coreligionnaires eux-mêmes appellent les Juifs sauvages. Ceux-là venaient de Galicie en droite ligne, ou bien, après un court séjour dans les villages de la Haute-Hongrie, où ils restaient juste le temps de ramasser un pécule, aussi léger fût-il, avant de s’élancer vers Pest, pour y tenter fortune. Tout les y attirait : le succès prodigieux qu’y rencontraient leurs frères de sang, l’idée de devenir enfin les citoyens de quelque part (la loi de 1867 venait d’accorder aux Israélites de Hongrie les droits civils et politiques), et surtout le sentiment qu’une grande ville se créait en ce moment sur les bords du Danube, — une grande ville, la meilleure des terres promises !

Ce sont ces Juifs sauvages qui ont soutenu, alimenté de leurs vagues profondes, sans cesse renouvelées, l’invasion de Pest commencée par les vieux Juifs de Hongrie, venus jadis, eux aussi, de là-bas. Lentement, sûrement, en moins d’un demi-siècle, ils se sont installés partout. Il y a vingt ans, quelques métiers leur échappaient encore. Des scrupules religieux les tenaient éloignés de la boucherie, de la viande, de tout ce qui touche aux nourritures non rituelles. Mais aujourd’hui ces scrupules ont cessé : la charcuterie elle-même est tombée aux mains d’Israël.

L’endroit où l’on peut le mieux les voir, au moment où ils débarquent, c’est une maison singulière, où je suis allé bien souvent, à toutes les heures de la journée. Le lieu est bien connu : il s’appelle la maison Orczi.

Au temps de Marie-Thérèse, un Magnat de la grande famille des Orczi, construisit, pour embellir Pest, une vaste maison de rapport qui passait pour une merveille. Elle réunissait en effet toutes les élégances de l’époque, — grands toits à la Mansard, paniers fleuris en fer forgé, dominant les corniches, trois immenses cours intérieures, avec des galeries qui couraient tout autour, le long du premier étage, et de vastes portes cochères pour laisser passer des berlines attelées de quatre chevaux. Mais bientôt la belle maison perdit sa clientèle élégante. Quelques riches commerçants juifs vinrent s’installer dans l’immeuble, et ce furent de lourdes charrettes, amenant des ballots de marchandises, qui entrèrent sous les vastes porches, au lieu des berlines d’autrefois.

Le Juif attire le Juif. A Pest, ville neuve, il n’y avait pas de ghetto comme à Presbourg, à Vienne, à Cracovie ou à Prague. Or, ces Juifs ont tellement l’habitude de vivre pressés les uns contre les autres, que, même fortunés, même libres d’habiter où bon leur semble, ils se rassemblaient là pour se sentir les coudes, respirer leurs odeurs, et spontanément ils firent de la maison Orczi un ghetto. Et comme dans tous les ghettos, il y eut là une synagogue, avec son personnel de rabbins, de chantres, de bedeaux, de bouchers rituels, de laveurs de cadavres ; il y eut des bains rituels pour les hommes et pour les femmes, et aussi un petit café, qui fut longtemps la seule Bourse de Pest, avant la création de l’immeuble au bord du Danube. Là se traitaient les affaires, là s’établissaient les cours, llà le propriétaire campagnard se rencontrait avec le Juif qui achetait ses produits ; là se formaient les rêves de fortune qui, on ne sait par quel miracle, quel privilège spécial de la divinité, se transforment si vite, pour cette race élue, en réalités positives. Ce café a vu passer tous ces esprits agiles qui ont fait d’une bourgade la grande ville d’aujourd’hui. On pourrait dire qu’il a été le cœur de la juiverie de Pest, s’il n’y avait eu la synagogue au-dessus du cabaret.

Le café, la synagogue, les bains, les boucheries rituelles de la maison Orczi, tout cela aujourd’hui existe encore, mais dans l’état d’un lieu où cinquante ans de vie juive ont passé. Peu à peu, à mesure que la haute juiverie faisait la conquête de la ville, elle abandonna la maison où s’étaient édifiées tant de fortunes. L’ancien ghetto de riches devint un ghetto de pauvres, le rendez-vous de tous ces Juifs sauvages, ou à peine apprivoisés, qui débarquent tous les jours de Pologne ou des Carpathes. Il y a un instant rapide où on peut encore les surprendre tels que je les ai vus autrefois dans la haute vallée de la Vaag, et dans la plaine de Pologne. C’est vers le crépuscule, à l’heure de la prière de Min’ha. Vous montez à la synagogue, située au premier étage, où l’on célèbre le culte comme on le célèbre en Galicie, suivant le rite hassidite, tout en gesticulations et en cris ; et vous les trouvez là, si je puis dire, dans leur fraîcheur. Beaucoup n’ont pas encore eu le temps, ni même le désir, de rien changer à leur costume, mais la plupart se sont déjà plus ou moins transformés. Cette foule d’Orient, en marche vers l’Occident, a déjà franchi une étape. Parmi les chapeaux ronds et les longues lévites crasseuses, voici des hauts-de-forme, des cronstadt, des melons verdis et toute une défroque de vestes et de redingotes décrochées chez le fripier. Sur bien des joues, au lieu des longues papillotes, on ne voit plus aux tempes qu’une mèche, une boucle, une sorte de frison, une blonde vapeur ou bien une virgule noire, qui se confond avec les poils de la barbe. Mais ce qui demeure toujours intact, toujours inaltéré dans cette synagogue, c’est quelque chose qui survit chez Israël à tous les changements de costume et de fortune, et même à toutes les variations superficielles de la pensée, quelque chose d’unanime, de religieux, d’enthousiaste, et qui avait ici une odeur nauséabonde, mais vraiment chaude et puissante.

En les regardant se démener et vociférer leurs prières, je me suis demandé bien souvent quelles pouvaient être, tout le jour, les occupations de ces gens lancés dans les mystères du trafic. Au travers de quel labyrinthe d’affaires et de combinaisons s’agitaient tous ces corps et toutes ces pensées, pour gagner quelques sous ou d’énormes sommes d’argent ? À ces questions je ne pouvais rien répondre, sinon qu’il arriverait infailliblement ceci : infailliblement ce Juif sauvage, revêtu de son habit séculaire, deviendra, dans quelques semaines, ce bizarre mannequin sur lequel le fripier a jeté sa défroque. Ce mannequin, à son tour, prendra l’aspect quasi bourgeois de ce gros personnage, que je vois là-bas sur l’almémor, et qui a l’air déguisé avec son chapeau haut de forme et son lorgnon d’or sur le nez. Et ce gros homme, enfin, quittera cette synagogue, qui sent vraiment trop sa Pologne, pour la synagogue de Pest, — cette énorme bâtisse neuve, dans un des beaux quartiers de la ville, où l’on ne vocifère plus, où l’on ne gesticule plus, où le maigre Juif sauvage semble par miracle devenu, sous un coup de la baguette d’Aaron, gras, surnourri, obèse, correct et bien vêtu.

En moins de cinquante ans, ces gens de la maison Orczi ont transformé Budapest. De la petite cité bourgeoise et rurale d’autrefois, ils ont fait une énorme capitale, qu’on peut ne pas aimer, car tous les styles s’y mêlent dans une cacophonie effroyable de fer, de brique et de ciment armé, mais où il faut bien reconnaître de la puissance et de l’élan. Un développement si rapide et ces apparences grandioses flattaient l’esprit des Magyars, toujours épris de faste et de grandeur. Ils savaient gré à ces nouveaux venus de les pousser, pour ainsi dire, dans le monde, et d’apporter dans leurs affaires une intelligence pratique et une activité, dont ils sont assez dépourvus. Sans compter que leur esprit, naturellement généreux, se plaisait à recevoir avec libéralité ces Orientaux, à l’ordinaire maltraités par leurs voisins. Tout au plus marquaient-ils à leur endroit cette nuance de dédain ou de supériorité, qu’ils laissent d’ailleurs tout aussi bien paraître à l’égard d’un Roumain, d’un Serbe, d’un Allemand, d’un Slovaque, de toutes les races étrangères qu’ils ont accueillies chez eux. Les Juifs, de leur côté, heureux de trouver en Hongrie une hospitalité qui leur ouvrait une entrée si facile chez les nations d’Occident, s’ingéniaient à se montrer plus Hongrois que les Hongrois eux-mêmes, prenant leur langue, leurs façons, leurs sentiments, leur patriotisme aussi, avec cette ardeur excessive qu’ils apportent en toute chose. Beaucoup d’ailleurs étaient sincères. Comment ne pas avoir de la reconnaissance pour un pays qui les avait si largement reçus, et où ils jouissaient d’une situation, comme nulle part ailleurs dans le monde ?

Aujourd’hui, quel prodigieux changement ! Je ne reconnais plus Budapest. Le bon accord entre Juifs et Magyars, qui avait fait, dans les années de paix, la prospérité de la ville, n’est plus maintenant qu’un souvenir. Là encore la guerre a passé, — la guerre et une révolution, dont le prologue, si l’on peut dire, fut le meurtre du comte Tisza.


IV. — LE MEURTRE DU COMTE TISZA

Les Tisza n’appartiennent pas à la grande noblesse magyare ; on ne les voyait guère à la cour, et leur action n’aurait pas dépassé les limites de leur province si, en leur qualité de vieux calvinistes ardents, ils n’avaient toujours joué un rôle dans les synodes généraux de Hongrie. En 1848, quand les Hongrois, à la voix de Kossuth, se soulevèrent contre l’Autriche, trois frères Tisza s’engagèrent dans l’armée de l’Indépendance. L’un d’eux, laissé pour mort sur le champ de bataille, ne survécut que par miracle à ses cinquante blessures : c’est « l’homme au cœur de pierre, » le héros d’un roman célèbre où Maurice Jokaï a glorifié cette petite noblesse provinciale qui, partagée entre sa haine des Habsbourg et son aversion naturelle pour un nouvel ordre de choses, fatal à ses privilèges, choisit contre ses intérêts le parti de la Révolution.

Le plus jeune de ces trois Tisza demeura longtemps fidèle aux idées pour lesquelles il avait combattu, les armes à la main. Mais envoyé à la Chambre hongroise, il subit peu à peu les influences qui agissaient puissamment sur l’esprit des nobles magyars, dès qu’ils avaient quitté leur province. Chez eux, tout ramassés qu’ils étaient sur leur petite vie locale, ils ne comprenaient pas toujours quelle force la Hongrie tirait de son union avec l’Autriche. Ils s’en rendaient mieux compte à Budapest et à Vienne. Et puis ils ne résistaient guère aux séductions d’une cour demeurée très imposante, et prodigieusement habile à flatter ceux qui pouvaient la servir.

L’ancien soldat de Kossuth se rallia au compromis de 1867, qui assurait à la Hongrie sa liberté intérieure, mais la subordonnait à l’Autriche dans toutes les questions concernant l’armée et la politique étrangère. Il devint premier ministre et le resta jusqu’à sa mort. Presque tout naturellement, son fils Etienne prit sa place, car l’empereur François-Joseph avait ces Tisza en affection, et il détestait auprès de lui les noms et les visages nouveaux.

Pendant trente ans, Etienne Tisza a dirigé les affaires de son pays. Au physique, c’était un grand homme maigre, dur de visage, le regard pénétrant derrière de grosses lunettes rondes, les cheveux drus en brosse, un beau front, des lèvres minces, la barbe rude taillée au ciseau. Dans la photographie que j’ai là sous les yeux, et qui le montre tel que je l’entrevis jadis dans une cérémonie officielle, il est vêtu d’un habit de gala, tout de satin, de soie et de fourrure, la toque à aigrette sur la tête, le sabre à la turque au côté, la palatine de velours retenue sur la poitrine par une chaîne d’or et de pierreries. Mais dans l’ordinaire de la vie il était tout autrement. Chaussé de bottines à élastiques, coiffé d’un haut-de-forme qui en avait vu de dures, il portait le plus souvent une vieille redingote de coupe militaire, qui lui donnait l’aspect d’un officier en demi-solde. Pourtant, si dédaigneux qu’il fût des élégances de la mode, c’était un sportsman accompli, un escrimeur de première force, qui, même Président du Conseil, relevait tous les défis et généralement blessait son adversaire, un cavalier passionné, grand amateur de chasse à courre, de longues chevauchées sur ses terres, et qui, jusqu’à la fin de sa vie, bien qu’il eut dépassé largement la cinquantaine, montait chaque année en course.

Au moral, une âme forte, simple, tout unie, dominée par des sentiments à grandes lignes, presque élémentaires. Obstiné dans ses pensées, très austère et porté au sacrifice, il paraissait trouver une délectation morose dans l’impopularité où il a toujours vécu, bien qu’il n’eût à aucun degré le mépris de l’humanité, que donne si souvent à un politicien l’expérience de la vie parlementaire. Il avait le goût de l’amitié, et demandait à ses amis moins des preuves de grand talent que du caractère et de la fidélité. Aucune morgue, pas la moindre vanité, mais un attachement profond aux privilèges de noblesse, qui demeurent encore aujourd’hui si considérables en Hongrie. Bref, un vigoureux personnage, en qui se combinaient la rigidité d’un calviniste, les sentiments d’un grand seigneur terrien, l’orgueil de race des Hongrois ; et avec plus de scrupule et de noblesse morale, quelqu’un d’assez pareil à l’homme au grand chapeau, dont l’image autrefois m’obsédait sur la muraille.

Ce n’était pas une tâche facile de mener les affaires de la Hongrie. Cette nation magyare, si fière de dominer les Serbes, les Roumains, les Croates, tous les peuples divers que dix siècles de vie commune ont amalgamés chez elle, sans réussir à les confondre, avait dû subir à son tour une sorte de vassalité qu’elle n’acceptait qu’avec peine. A tout moment, son orgueil exaspéré cherchait à briser les liens qui la rattachaient à l’Autriche. Mais l’instinct de conservation l’avertissait aussitôt que, sans l’appui des Autrichiens détestés, elle serait à la merci de toutes les races étrangères qui s’agitaient en elle. De là, une fièvre secrète qui, en dépit de tous les compromis, ne s’est jamais apaisée.

Cette fièvre se réveillait chaque année, quand il s’agissait de voter les crédits pour l’armée commune de la Double Monarchie ; et des scènes, d’une violence inouïe, se déroulaient alors à la Chambre hongroise. Dans cette armée où les Magyars estimaient, avec raison, qu’ils formaient l’élément le plus solide, ils auraient voulu avoir leur drapeau particulier, et qu’on commandât en hongrois, et non pas en allemand, leur contingent national. Mais Vienne ne voulait rien entendre. Et le comte Tisza, placé dans cette alternative, ou de déplaire à ses compatriotes, ou d’affaiblir l’armée en brisant son unité, n’hésitait pas à employer la force pour faire voter les crédits.

Avec la même obstination inflexible, jamais il ne voulut rien changer au mode de suffrage restreint, qui maintenait dans son pays un régime encore féodal, auquel il était attaché par toute sa nature profonde. Et surtout, il se rendait compte qu’avec un suffrage élargi, les Magyars cesseraient bientôt d’être les maîtres dans un État où ils n’ont jamais eu le nombre. Sa politique intransigeante irritait, indignait ; on traitait de tyrannie son entêtement à se maintenir au pouvoir. Mais lui, sans jamais rien céder, continuait d’imposer sa volonté au Parlement. La Hongrie détestait dans cet homme opiniâtre le destin mal équilibré que l’histoire lui avait fait, mais en fin de compte, elle se soumettait à lui comme à sa destinée elle-même.

Lorsque la guerre éclata, personne ne mit en doute que le comte Tisza ne se fut résolument employé à précipiter le conflit. N’avait-il pas toujours soutenu à la Chambre l’état-major autrichien ? Son admiration pour Bismarck, sa dévotion à l’Allemagne n’étaient un secret pour personne ; et l’empereur Guillaume déclarait volontiers que le Premier Ministre hongrois était la tête la plus solide de la Double Monarchie. François-Joseph avait en lui une confiance comme, au long de son règne, il n’en a montré à personne. Aurait-il jamais passé outre aux avis de son ministre, si celui-ci avait plaidé pour une solution pacifique ?… Tous ces raisonnements d’ailleurs, on ne se les faisait même pas, tant il semblait évident que, dans les heures tragiques de juillet 1914, le comte Tisza avait assumé sur lui toute la responsabilité de la guerre. En Autriche, comme en Hongrie, on lui en rapportait l’honneur. Flattés dans leur vanité, les Magyars acclamaient bruyamment, dans leur premier ministre, l’homme qui, à un moment décisif de l’histoire, avait tenu le sort de l’Europe dans ses mains. Et l’animosité, qui avait toujours enveloppé ce personnage intraitable, fit place tout à coup à une popularité immense.

Or, cette fois encore, entre Tisza et sa nation, il y avait un malentendu : Tisza n’a pas voulu la guerre. Mais c’était là un secret qu’il ne pouvait dire à personne. Il ne l’a pas même livré, alors que sa divulgation aurait pu détourner de lui le fusil de ses meurtriers. Et le drame de sa destinée, c’est moins son lugubre assassinat, que le cas de conscience, d’une haute beauté morale, qui l’a retenu de parler.


* * *

Le secret du comte Tisza, nous le connaissons aujourd’hui par la publication de ce qui s’est passé au Conseil de la Couronne, tenu à Vienne le 7 juillet 1914 sous la présidence du comte Berchtold, ministre des Affaires étrangères et de la Maison Impériale[1].

C’était peu de jours après l’assassinat, à Sarajovo, de l’archiduc François-Ferdinand. Étaient présents à cette conférence : le comte Stürgh, président du Conseil d’Autriche ; le comte Tisza, président du Conseil de Hongrie ; le chevalier de Bilinski, ministre des Finances communes ; le chevalier de Krobalin, ministre de la Guerre ; le baron Conrad de Hœtzendorf, chef de l’état-major ; le contre-amiral de Kailer, représentant du ministre de la Marine ; enfin, le conseiller d’ambassade, comte Hoyos, chargé du procès-verbal.

Le comte Berchtold ouvrit la conférence, en déclarant que son objet était d’examiner si, après l’assassinat de l’Archiduc-héritier, le moment n’était pas venu de rendre la Serbie à jamais inoffensive. Il apportait l’assurance que l’empereur Guillaume et le chancelier Bethmann prêteraient à l’Autriche-Hongrie un appui sans réserve ; et, d’accord avec Berlin, il lui semblait préférable d’agir à l’insu de l’Italie et de la Roumanie, afin d’éviter des chantages. L’intervention de la Russie ne faisait guère de doute, car toute sa politique tendait à faire l’union des États du Balkan (y compris la Roumanie) pour les lâcher au moment opportun contre la Double Monarchie. Aussi était-il d’avis d’agir sans plus tarder et d’arrêter, par un prompt règlement de comptes avec la Serbie, cette poussée balkanique, qui deviendrait irrésistible, si l’on attendait encore.

Ces idées de Berchtold, Tisza les connaissait déjà, pour les avoir entendu exprimer par le Comte, le 1er juillet précédent ; et il en avait été si vivement ému que, le même jour, il écrivait à l’empereur François-Joseph que cette manière de voir lui semblait une erreur fatale, et dont il ne voulait en aucune façon partager la responsabilité. Prenant à son tour la parole, il reconnut que les dernières révélations sur le meurtre de l’Archiduc, et l’insolence de la presse de Belgrade, rendaient l’éventualité d’une guerre avec la Serbie plus prochaine qu’il ne l’avait cru au lendemain de l’attentat. Mais il déclara que jamais il ne donnerait son consentement à une attaque brusquée, « sans crier gare » (ce fut son mot), comme on semblait en avoir l’intention et le comploter à Berlin, d’une façon fort regrettable. C’eût été mettre l’Autriche-Hongrie en mauvaise posture devant l’Europe et attirer sur elle l’hostilité du Balkan tout entier, à l’exception des Bulgares, trop affaiblis en ce moment pour être d’un appui efficace. A son avis, il fallait donc formuler nettement ce qu’on exigeait de la Serbie, et ne lui présenter d’ultimatum que si elle repoussait les exigences formulées dans une note préliminaire. Ces exigences devaient être dures, mais non pas telles cependant qu’elles ne pussent être acceptées. Si la Serbie s’y soumettait, le cabinet de Vienne aurait remporté là un succès diplomatique qui rehausserait son prestige dans tous les États du Balkan ; si elle ne s’y soumettait pas, le comte admettait lui aussi une solution guerrière au conflit. Mais, dans cette hypothèse même, il faisait remarquer d’ores et déjà qu’une action belliqueuse devait avoir pour but une simple diminution, et non pas l’anéantissement complet de la Serbie, d’abord parce que la Russie lutterait à mort pour l’empêcher, ensuite parce qu’en sa qualité de Premier Ministre hongrois, il s’opposait à l’annexion de tout nouveau territoire.

Pour comprendre les raisons qui faisaient ainsi parler Tisza, il faut savoir que la fin tragique de l’archiduc François-Ferdinand, tout en le remplissant d’horreur, l’avait débarrassé d’un souci qui l’opprimait depuis longtemps. C’avait toujours été avec une profonde inquiétude qu’il envisageait le moment où celui-ci succéderait au vieil Empereur et Roi. L’Archiduc détestait dans les Magyars une race, que plusieurs siècles de lutte n’ont jamais pu soumettre à l’absolutisme des Habsbourg. On lui prêtait l’intention d’augmenter, dans la monarchie, l’influence des Slaves au détriment des Hongrois ; et de nombreux indices permettaient de penser qu’il ferait bon marché des libertés que la Hongrie avait si péniblement conquises sur le despotisme de Vienne. Ces sentiments de l’Archiduc se laissaient deviner, plutôt qu’on ne pouvait les connaître d’une façon très positive, car ce personnage énigmatique ne livra jamais sa pensée. Mais tout ce qui se dégageait de sa figure inquiétante, quelques éclairs rapides où se laissait entrevoir un tempérament fanatique, ses violences soudaines qui n’épargnaient même pas l’Empereur, sa critique sournoise ou brutale de méthodes politiques qu’il estimait surannées, son évidente hâte de conduire son oncle au tombeau, bien des détails qui échappaient à tous les yeux, mais que sa situation à la cour et ses relations presque familières avec François-Joseph laissaient connaître à Tisza, tout contribuait à nourrir ses inquiétudes. Et il savait aussi que François-Ferdinand éprouvait à son endroit une haine tenace, car tout dans sa personne ne pouvait que lui déplaire : l’autorité qu’il avait sur son pays, son esprit peu courtisan, sa volonté inflexible, et sa religion même, ce calvinisme que l’Archiduc, élève des Jésuites d’Innsbruck, avait en particulière horreur.

Le meurtre du prince héritier n’était donc guère de nature à exciter chez Tisza beaucoup de haine contre la Serbie. Au surplus, il ne voyait que des inconvénients à toute annexion de territoire qui, en augmentant le nombre des Slaves déjà trop nombreux, à son gré, dans la Double Monarchie, ne ferait qu’y affaiblir la prépondérance des Magyars.

Il continua son discours en disant que ce n’était pas à l’Allemagne de décider si l’heure était venue pour Vienne de faire la guerre à la Serbie. Quant à lui, il estimait le moment défavorable. On pouvait craindre d’avoir contre soi les Roumains, qui se montraient en ce moment très hostiles aux Magyars. Pour les intimider, il faudrait maintenir de grosses forces en Transylvanie. Au contraire, en patientant, on pouvait espérer qu’à la suite des efforts, que faisait si heureusement l’Allemagne pour attirer la Bulgarie dans le cercle de la Triplice, la Roumanie et la Serbie se trouveraient bientôt isolées, et d’eux-mêmes les Roumains reviendraient à la Triple-Alliance. Enfin, plus on reculerait la guerre, plus la balance des forces entre la France et l’Allemagne pencherait en faveur de celle-ci, étant donnée la faible natalité française, et plus l’Allemagne aurait de troupes à opposer à la Russie. Pour ces différents motifs, une solution guerrière lui paraissait déraisonnable ; il trouvait plus opportun d’infliger à la Serbie une défaite diplomatique, qui permettrait ensuite de poursuivre dans les Balkans une politique efficace.

Le comte Berchlold fit remarquer que les succès diplomatiques n’avaient jamais amené jusqu’ici que de courtes améliorations dans les rapports avec Belgrade, et que seule une attaque énergique pouvait mettre fin à l’agitation des partisans d’une grande Serbie, qui se faisait sentir jusqu’à Agram et Zara. Quant aux Roumains, il estimait qu’ils étaient moins à craindre en ce moment que dans l’avenir, parce que les liens entre eux et les Serbes ne pourraient que se resserrer davantage. Sans doute, le roi Carol avait récemment exprimé à l’empereur François-Joseph des doutes sur la façon dont il pourrait s’acquitter envers lui de ses devoirs d’allié, car il devait compter sur les sentiments de ses sujets ; mais il était à peine concevable qu’il put se laisser entraîner dans une guerre contre la Monarchie. Au reste, la crainte des Bulgares était là pour le retenir. Enfin, la remarque du comte Tisza concernant le rapport des forces entre la France et l’Allemagne, ne lui paraissait guère décisive, vu l’extraordinaire développement de la population russe, qui compensait, et de beaucoup, la faiblesse de la natalité française.

Après cette réplique de Berchtold au Premier hongrois, le comte Stürgkh, Premier Ministre autrichien, déclara que la guerre lui paraissait, à lui aussi, nécessaire ; que, sans doute, il pensait, comme le comte Tisza, que la Monarchie n’avait pas à se mettre aux ordres de l’Allemagne pour savoir s’il y avait lieu ou non d’entreprendre les hostilités, mais il fallait toutefois considérer que si l’on donnait, aujourd’hui, des marques de faiblesse, peut-être, dans la suite, ne retrouverait-on plus l’Allemagne aussi disposée que maintenant à prêter sans réserve son appui. Quant à la façon dont il convenait de s’y prendre pour engager la guerre, c’était une question de détail. Si le Conseil repoussait toute idée d’une attaque brusquée, il convenait de chercher une autre voie pour arriver au même but.

Le chevalier de Bilinski, ministre des Finances communes, fit valoir que, selon l’avis du général Poliorek, gouverneur de Bosnie-Herzégovine, qui suivait depuis deux ans sur place l’agitation pan-serbe, on ne pouvait conserver ce territoire que si on en finissait une bonne fois avec Belgrade. S’imaginer, comme le comte Tisza, qu’on pouvait se contenter d’un succès diplomatique, c’était ne pas tenir compte de l’excitation qui régnait en Bosnie, où l’on disait couramment dans le peuple que le roi Pierre de Serbie allait bientôt venir délivrer le pays. A son avis, les Serbes n’étaient sensibles qu’à la force, et l’humiliation du roi Pierre n’aurait d’autre résultat que d’irriter encore les esprits, et ferait en définitive plus de mal que de bien.

Le comte Tisza répondit qu’il avait la plus haute estime pour les talents militaires du général Potiorek[2], mais qu’il était obligé de reconnaître que l’administration de la Bosnie ne valait pas grand’chose, et qu’en particulier la police s’était montrée pitoyable dans l’affaire de Sarajevo, en laissant, sur le chemin où devait passer l’Archiduc, six ou sept individus, pourtant bien connus d’elle, armés de revolvers et de bombes. Il ne voyait pas pourquoi la situation en Bosnie ne pourrait pas être améliorée par de bonnes mesures de police et d’administration.

Le comte Krobatin, ministre de la Guerre, intervenant à son tour, opina naturellement qu’un succès diplomatique serait tout à fait sans valeur, et que, au point de vue militaire, mieux valait faire la guerre tout de suite que la remettre à plus tard, parce que, dans l’avenir, la balance des forces ne serait plus à l’avantage de la Double Monarchie. Considérant que les deux dernières guerres, russo-japonaise et balkanique, avaient commencé sans déclaration préalable, il émettait l’avis de mobiliser en secret, et de n’envoyer d’ultimatum que lorsque la mobilisation serait une chose accomplie, — ce qui aurait l’avantage, dans le cas où la Russie entrerait aussi en guerre, de mettre l’armée austro-hongroise en excellente situation, les corps russes de la frontière étant loin d’être au complet, à cause des congés de moisson.

Une longue discussion, dont le détail ne figure pas dans le procès-verbal, s’engagea ensuite au sujet des buts de guerre. On prit en considération le vœu du comte Tisza que, par égard pour la Russie, la Serbie fut diminuée et non pas anéantie. Le comte Stürgkh émit l’idée qu’il serait bon de renverser la dynastie des Kara-Georgevitch pour donner la couronne à quelque prince d’une maison d’Europe, et de placer la Serbie diminuée sous la dépendance de la Double Monarchie. De nouveau, le comte Tisza attira l’attention de ses collègues sur les calamités d’une guerre européenne, les pressant de considérer qu’on pouvait, pour l’avenir, escompter telles circonstances, par exemple des complications asiatiques, qui détourneraient la Russie de l’intérêt qu’elle prenait au Balkan, ou bien une guerre de revanche des Bulgares contre les Serbes, etc… etc… qui amélioreraient singulièrement la situation d’aujourd’hui.

Nous pouvons en effet concevoir, lui répondit le comte Berchtold, telle ou telle conjoncture heureuse, mais nous devons compter avec ce fait que, du côté ennemi, on se prépare à une lutte à mort contre nous, et que la Roumanie soutient les diplomaties russe et française. Nous ne gagnerons pas les Roumains, tant que nous n’aurons pas détruit les Serbes. Alors seulement, la Roumanie, isolée dans le Balkan, se rendra compte que la Triplice est son unique appui. Quant à croire que les bulgares pourront entreprendre contre Belgrade une guerre de revanche, ce n’est là qu’une hypothèse, puisque l’Allemagne n’accepte l’idée, de les lancer contre les Serbes, que sous la condition expresse qu’ils n’attaqueront pas les Roumains.

On discuta longtemps encore, dit le procès-verbal, pour arriver à cette conclusion, qu’à l’exception du Président du conseil de Hongrie, tout le monde était d’avis qu’un succès purement diplomatique, même s’il aboutissait à une humiliation éclatante des Serbes, ne mènerait à rien, et qu’il fallait, en conséquence, présenter à la Serbie des exigences telles qu’on put prévoir son refus, afin d’ouvrir ainsi la voie à une solution radicale par des moyens militaires.

Luttant toujours pied à pied, le comte Tisza fit remarquer que, dans son désir de se rapprocher autant qu’il était possible des autres membres du Conseil, il était prêt à concéder que les conditions imposées à la Serbie devaient être très dures, mais qu’il ne pouvait admettre qu’elles parussent inacceptables. Il demandait qu’on étudiât de près le texte de la note ; qu’on lui en donnât connaissance avant de l’expédier. Kl si son point de vue n’y était pas pris suffisamment en considération, il se verrait, dit-il, obligé d’en tirer personnellement telles conséquences qu’il jugerait nécessaires.

L’après-midi du même jour, le Conseil se réunit de nouveau. Le chef d’Etat-Major, Conrad de Hœtzendorf, donna sur différentes questions militaires et sur le cours probable d’une guerre européenne, des éclaircissements d’un caractère secret, qui n’ont pas été consignés dans le procès-verbal.

Comme conclusion à ce débat, le comte Tisza adjura, une fois encore, le Conseil de bien peser sa décision avant de se lancer dans la guerre. Puis on aborda les points qui devaient figurer dans la note au Gouvernement de Belgrade. On n’arriva pas à s’entendre. Mais le comte Berchlold remarqua que s’il restait toujours des divergences entre le point de vue des membres de la conférence et celui du comte Tisza, on s’était cependant rapproché, car les propositions du Président du Conseil de Hongrie amèneraient sans doute, elles aussi, à ce règlement de comptes par la guerre, que les autres personnes présentes estimaient indispensable. Sans doute, cette interprétation de sa pensée ne dut pas satisfaire Tisza : il pria le comte Berchtold, qui partait pour Ischl, en Tyrol, rejoindre l’Empereur, de remettre à Sa Majesté une lettre où il lui exposerait son sentiment sur la situation.

Le soir même, il rentrait à Budapest, et le lendemain, 8 juillet, il recevait un télégramme, que Berchtold lui envoyait pour influencer son esprit, et par lequel il lui faisait connaître que M. de Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne à Vienne, lui avait fait savoir qu’on s’attendait, à Berlin, à une action décisive de l’Autriche-Hongrie contre les Serbes ; qu’on ne saurait concevoir en Allemagne que le cabinet de Vienne laissât échapper l’occasion ; que l’empereur Guillaume avait écrit personnellement au roi Carol, pour engager la Roumanie à demeurer neutre dans le conflit ; et que si Vienne n’agissait pas, tout le monde verrait là, en Allemagne, une preuve regrettable de faiblesse.

Ce télégramme ne changea rien aux idées du comte Tisza. Sitôt après l’avoir reçu, il écrivit à l’Empereur la lettre qu’il avait annoncée. Il y examinait d’abord les diverses éventualités qui pouvaient se produire pour amener dans les Balkans une situation nouvelle, défavorable à la Serbie et avantageuse pour l’Autriche ; puis il continuait comme il suit :


Si après avoir étudié la situation politique, je pense au bouleversement économique et financier, aux douleurs et aux sacrifices qu’amènera infailliblement la guerre, je ne puis supporter, après la réflexion la plus péniblement consciencieuse, l’idée d’avoir ma part de responsabilité dans l’attaque militaire proposée contre la Serbie. Loin de moi l’intention de recommander une politique sans énergie à l’égard de nos voisins. Nous ne pouvons demeurer les spectateurs inertes de l’agitation que l’on poursuit à Belgrade, et qui aboutit à exciter nos propres sujets contre nous et à fomenter des crimes. Non seulement la presse serbe et les journaux officiels, mais encore les représentants de la Serbie à l’étranger, montrent à notre égard tant de haine et manquent tellement aux usages de la courtoisie internationale, que notre prestige d’une part, et notre sécurité, de l’autre, exigent impérieusement que nous prenions une attitude énergique envers la Serbie. Certes, je ne suis pas pour encaisser sans mot dire toutes les provocations, et je suis prêt à accepter la responsabilité d’une guerre qui résulterait du refus de nos justes exigences. Mais nous devons laisser à la Serbie la possibilité d’éviter un conflit au prix d’une lourde humiliation. Il faut que nous puissions prouver à l’univers que si nous avons pris le parti de la guerre, nous étions en état de légitime défense. Mon avis serait donc d’adresser à la Serbie une note d’un ton mesuré et non pas menaçant, dans laquelle nous exposerions avec précision nos griefs et nos exigences. Si la réponse ne nous satisfaisait pas, ou si elle traînait les choses en longueur, nous devrions répondre par un ultimatum, et, l’échéance écoulée, engager les hostilités. Mais alors, nous nous trouverions en face d’une guerre imposée, d’une de ces guerres qu’il est du devoir d’une nation de soutenir sans faiblesse jusqu’au bout, si elle veut continuer d’être un État, et dont la responsabilité tout entière retomberait sur notre adversaire, qui l’aurait déchaînée par son refus de se conduire en honnête voisin, même après l’atroce événement de Sarajevo. En agissant de la sorte, nous fortifierions les chances de l’action allemande à Bucarest, et peut-être même la Russie s’abstiendrait-elle de prendre part à la guerre. Selon toute vraisemblance, l’Angleterre exercerait une influence apaisante sur les autres Puissances de l’Entente. Nul doute aussi que le Tsar ne réfléchisse qu’il n’est guère dans son rôle de prendre la défense des anarchistes et des assassins de rois

J’ajoute que, pour éviter des complications avec l’Italie, nous assurer les sympathies anglaises, et surtout rendre possible à la Russie d’être seulement spectatrice de la guerre, nous devrions en outre, au moment opportun et dans la forme convenable, faire une déclaration expresse, par laquelle nous affirmerions qu’il n’entre pas dans nos intentions de détruire la Serbie et encore moins de l’annexer. Après une guerre heureuse pour nous, la Serbie devrait être à mon avis diminuée, en faveur de la Grèce, de l’Albanie et de la Bulgarie, des territoires qu’elle a gagnés dans la dernière guerre balkanique. Quant à nous, nous devrions nous contenter de demander la rectification de certains points importants de notre frontière stratégique. Peut-être pourrions-nous exiger aussi le remboursement de nos frais de guerre, ce qui nous donnerait pour longtemps l’assurance de tenir la Serbie entre nos mains. Telles sont les solutions qui me paraissent les plus convenables, si nous faisions la guerre. Mais, au cas où la Serbie céderait à nos exigences, nous devrions naturellement accepter de bonne foi sa soumission et ne pas lui barrer le chemin de la retraite. Il faudrait nous contenter de rabattre son orgueil, et cette victoire diplomatique nous permettrait de poursuivre en Bulgarie et dans les autres États balkaniques une politique profitable.

Tel est l’humble avis que j’ai l’honneur d’exposer à Votre Majesté, avec le profond sentiment des graves responsabilités qui incombent dans ces temps critiques à toute personne chargée de sa confiance. Cette responsabilité est également lourde, si nous nous décidons pour l’action ou pour l’abstention. Et, tout bien considéré, j’ai l’honneur de conseiller de prendre le juste milieu indiqué dans ce mémorandum. Il me paraît avoir l’avantage de ne pas écarter une solution pacifique et d’améliorer sous beaucoup de rapports les chances de la guerre, si celle-ci devient inévitable. J’ai l’honneur de déclarer avec le plus grand respect que pour moi, malgré mon dévouement à Votre Majesté, ou plus exactement à cause de ce dévouement même, il me serait impossible d’accepter la solution d’une guerre à tout prix.


Évidemment François-Joseph ne fut pas convaincu par les arguments de Tisza, puisqu’à son retour d’Ischl, le comte Berchtold se montra plus que jamais partisan de la violence. L’Allemagne, d’ailleurs, ne cessait de presser le Cabinet de Vienne. Le 12 juillet, le comte Szögeny, ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Berlin, télégraphiait au comte Berchtold que le Kaiser et les cercles compétents poussaient à l’action contre les Serbes, et le chargeaient de donner à Vienne l’assurance que l’Angleterre resterait neutre. Le 14 juillet, Guillaume II écrivait à François-Joseph cette lettre entortillée, qui, sous un glacis de tendresse, est bien la plus sournoise invitation à la guerre :


« Mon cher ami,

« J’ai éprouvé une sincère reconnaissance à constater que, dans ces jours où des événements d’un tragique impressionnant ont fondu sur Toi et exigeaient de Toi des décisions graves, Tu as orienté Tes pensées vers notre amitié et terminé Ta bonne lettre en m’en renouvelant l’assurance. Cette étroite amitié, je la considère comme un précieux legs que m’ont transmis mon grand-père et mon père, et je vois dans la façon dont Tu me payes de retour la meilleure garantie pour la protection de nos pays. Mon respectueux attachement à Ta personne Te permettra de mesurer à quel point il m’a été pénible de devoir renoncer à mon voyage à Vienne et à cette manifestation publique du vif intérêt que je prends à Ta profonde douleur[3].

« Ton ambassadeur, homme éprouvé que j’estime sincèrement, T’aura transmis mon assurance qu’aux heures critiques Tu me trouveras fidèlement à Ton côté, moi et mon empire, comme l’exigent une amitié dès longtemps éprouvée et nos devoirs mutuels d’alliés. C’est pour moi un joyeux devoir de Te le redire dans cette lettre.

« L’horrible forfait de Sarajevo a mis en pleine lumière les manœuvres malfaisantes de déments fanatiques et les menées panslavistes qui menacent l’armature de l’Etat. Je dois m’abstenir de prendre position dans la question ouverte entre Ton gouvernement et la Serbie. Mais j’estime que c’est non seulement le devoir moral de tous les pays civilisés, mais encore une nécessité pour leur propre conservation, que d’opposer les mesures les plus énergiques à cette propagande par le fait, dont l’objet principal est de briser la solide cohésion des monarchies. Je ne m’aveugle pas davantage sur le sérieux danger qui menace Tes États et par suite la Triple-Alliance, vu l’agitation des panslavistes russes et serbes, et je reconnais la nécessité de libérer les frontières méridionales de Ton empire de cette sévère pression.

« Je suis donc prêt à seconder dans la mesure du possible les efforts de Ton gouvernement pour empêcher la formation, sous le patronage de la Russie, d’une nouvelle alliance balkanique dont la pointe est dirigée contre Toi, et à provoquer, pour parer à ce danger, l’adhésion de la Bulgarie à la Triple Alliance. En conséquence, et en dépit de certaines hésitations motivées en première ligne par le peu de confiance qu’on peut avoir dans le caractère bulgare, j’ai fait donner à mon envoyé à Sofia les instructions nécessaires pour qu’il appuie dans ce sens les démarches de Ton représentant, lorsque celui-ci en exprimera le désir. Par ailleurs, j’ai donné ordre à mon chargé d’affaires à Bucarest de parler au roi Carol conformément à Tes indications, et de lui faire ressortir, en appelant son attention sur la situation nouvelle créée par les derniers événements, la nécessité de se détacher de la Serbie et de mettre un frein à l’agitation dirigée contre Tes États. J’ai fait en même temps insister sur la grande importance que j’attache à la conservation des bons rapports d’alliance confiante maintenus jusqu’à ce jour avec la Roumanie, rapports qui, même dans le cas d’une adhésion de la Bulgarie à la Triplice, ne devraient subir aucun dommage.

« En terminant, permets-moi d’exprimer le désir cordial qu’il puisse T’être donné, après ces dures journées, de trouver un délassement dans Ton séjour à Ischl.

« Crois à l’attachement sincère et à l’amitié de

« Ton ami fidèle,

« GUILLAUME. »

Ainsi le Kaiser, l’empereur François-Joseph, leurs ministres, leurs conseillers militaires, tout le monde poussait à la guerre. Que pouvait le comte Tisza contre une coalition si puissante ? Démissionner ? Mais n’était-ce pas désobéir au vieux souverain qu’il aimait, renier l’alliance avec l’Autriche et en quelque sorte trahir ? Et quelle chance cette résolution avait-elle d’arrêter la catastrophe ? Tout son effet serait de diminuer chez son peuple la loi dans la justice de sa cause, et de créer des doutes, des crises, des complications intérieures, dans un moment où l’union était absolument nécessaire. Encore si Tisza avait senti son pays derrière lui ! Mais toute la Hongrie, emportée par sa vieille haine des Slaves, réclamait, elle aussi, la guerre ! Lui-même n’en repoussait pas l’idée, si la Serbie, par une extrême insolence, la rendait inévitable. Enfin, même si la Hongrie restait en dehors du conflit, qui lui garantissait qu’elle sortirait saine et sauve de la guerre générale, qui allait infailliblement éclater ? Ne serait-elle pas attaquée à la fois par ses ennemis de toujours et par ses alliés de la veille ?…

Four ces raisons, et peut-être pour d’autres encore qui m’échappent, le comte Tisza, dans le dernier Conseil de la Couronne, qui se tint, le 19 juillet, finit par consentira l’envoi du brutal ultimatum d’où la guerre devait sortir, et qu’il avait tant combattu. Il insista une fois encore pour obtenir du Conseil la déclaration publique que la Monarchie ne cherchait aucune annexion en Serbie. Cela même lui fut refusé. Successivement, sur tous les points, il avait perdu la partie.

Le soir de la déclaration de guerre, une foule immense, à Budapest, vint l’acclamer sous ses fenêtres. Pour la première fois dans sa vie politique, la nation semblait d’accord avec lui. Quelles durent être alors ses pensées ? Il se tut. Il accepta cette popularité soudaine, ces acclamations, ces hommages qui faisaient fausse route et glorifiaient en lui des idées et des résolutions qui n’étaient pas les siennes. Mais un soir qu’il rentrait chez lui, à la campagne, son automobile remplie des fleurs qu’on lui avait apportées tout le long de la route, il eut un mot qui en dit long sur ses sentiments profonds. Comme la jeune femme qui m’a rapporté ce souvenir, le félicitait de toutes ces fleurs qui s’entassaient dans la voiture : « Pourvu, répondit-il avec un triste visage, qu’un jour toutes ces fleurs ne se changent pas en pierres ! »


Dès les premiers mois de la guerre, la Hongrie fut en péril. Après leurs succès de Galicie, les Russes en masses considérables tentèrent de forcer les Carpathes. Alors commença dans ce chaos de glace, de rochers et de forêts, une lutte tout à fait atroce contre les éléments et les hommes, et aussi contre ce fléau de Dieu que nous n’avons pas connu, cette mort partout répandue, foudroyante et ignoble, apportée par le typhus. Successivement on envoya sur ce front toutes les troupes de la Triplice ; mais elles s’y épuisaient vite : il fallait les ramener dans des secteurs moins durs. Seuls les Hongrois tenaient inflexiblement là-haut. Et il faut reconnaître que c’est leur endurance qui a barré la route aux Russes, et tourné pour longtemps les chances de la guerre à l’avantage de l’Allemagne.

Dans ces moments tragiques, Tisza fut l’homme qu’on pouvait imaginer. L’énergie qu’il déploya ne put que fortifier l’idée que cette guerre, qu’il soutenait avec sa fermeté habituelle, il en était le premier responsable. Des personnes de son entourage qui le voyaient alors tous les jours, m’ont raconté que jamais il ne communiqua rien des sentiments qui s’agitaient dans son âme ; mais son humeur sombre, les rides accusées de son visage révélaient à ses familiers un profond tourment intérieur. Même aux heures où les événements prenaient une tournure favorable et paraissaient présager le succès, on ne le sentait guère allégé. Pourtant il conservait toujours, au milieu des difficultés qui allaient sans cesse grandissant, sa force de travail peu commune, sa volonté opiniâtre, et cette activité qui avait l’œil a tout et ne ménageait personne, pas même le haut commandement.

Peu à peu on apprendra d’une façon plus précise quelles ont été les relations du comte Tisza avec l’Allemagne, durant ces terribles années, mais dès maintenant en entrevoit qu’elles n’ont pas été sans orages. Par exemple, en 1915, au moment où l’Allemagne s’efforçait d’empêcher la Roumanie de se déclarer pour les Alliés, le Kaiser suggéra à Budapest l’idée d’abandonner aux Roumains une partie de la Transylvanie. Tisza répondit que la Hongrie se battait pour l’intégrité de son territoire, et que s’il fallait consentir des sacrifices pour amener la paix, c’était à l’Allemagne de les faire.

En janvier 1917, il se rendit à Berlin pour combattre l’idée de la guerre sous-marine. Le baron Ghillany, ministre de l’Agriculture, qui l’accompagnait dans ce voyage, m’a raconté qu’un moment les autorités allemandes parurent ébranlées par ses raisons. On transmit à l’Empereur l’opinion du comte Tisza. Le Kaiser lui fit répondre, par le secrétaire d’Etat Ziinmermann que l’entrée des États-Unis dans la guerre était certaine, qu’il y eût ou non pour eux un nouveau motif d’intervention. Tout ce que Tisza put obtenir, ce fut la promesse bien vaine que l’Allemagne saisirait la première occasion de faire une paix honorable, même au prix de cessions territoriales[4].

A Vienne, ce personnage obstiné n’était guère plus aimé qu’à Berlin, et la mort de François-Joseph vint lui enlever le seul appui qui lui restait à la Cour. Jusqu’à ses derniers moments, le vieux souverain n’avait cessé de lui témoigner sa confiance, et même de lui donner les marques d’une affection paternelle, bien qu’il fût l’homme du monde le moins enclin aux effusions sentimentales. De son côté, Tisza lui était profondément attaché, et quand il parlait du « patron, » c’était toujours pour vanter ses allures de gentilhomme, son ardeur au travail, sa mémoire légendaire et une sagacité, — dont il est regrettable que le vieillard n’ait pas fourni la preuve en suivant, au mois de juillet 1914, les avis de son ministre !

Le premier soin du nouvel Empereur fut de congédier le personnel qui avait vieilli avec son oncle. Bien vite il apparut que le comte Tisza serait, lui aussi, sacrifié. Tisza en eut-il le sentiment ? ou bien son dédain des intrigues l’empêcha-t-il de soupçonner les menées qui se tramaient contre lui ? Il ne laissa jamais voir qu’il éprouvât quelque méfiance à l’égard de son nouveau maître. Pourtant, sa chute arriva. Et le coup lui fut donné avec une brutalité extrême.

Soit que l’empereur Charles voulût s’acquérir de la popularité, soit qu’il reprit l’ancienne pensée des Habsbourg d’augmenter l’influence des Slaves de la monarchie au détriment des Hongrois, soit qu’il vit là tout simplement le moyen le plus sûr de se défaire de son ministre, il résolut d’établir le suffrage universel en Hongrie ? Après deux jours de discussion, il finit par se mettre d’accord avec Tisza sur un plan de réforme électorale. Mais, quand le texte définitif fut remis au Premier Ministre, celui-ci s’aperçut avec surprise qu’il ne correspondait pas au projet précédemment arrêté. Il en avisa le souverain. L’empereur, qui partait pour la campagne, lui donna audience dans son wagon, et la, sans plus d’explications, lui signifia son congé.

Quelles conséquences eut ce renvoi brutal sur la suite des événements ? Quel eût été le rôle de Tisza dans les tentatives de l’empereur Charles pour faire une paix séparée ? Les aurait-il repoussées comme une trahison envers l’Allemagne ? ou bien aurait-il considéré qu’on devait sacrifier l’alliance aux intérêts de la Double Monarchie ? Les avis diffèrent sur ce point. C’est là d’ailleurs un problème tout à fait académique. Au moment où l’Empereur faisait sa démarche fameuse, Tisza était loin de la Cour. Il avait rejoint dans les Carpathes, en qualité de colonel, le régiment des Hussards de Debreczen, où il avait fait son service, menant la vie des soldats, partageant leurs souffrances, se nourrissant comme eux, toujours au poste le plus exposé, et ne quittant l’armée qu’à de rares intervalles, pour se rendre au Parlement.

Il était à Budapest lorsqu’arriva la nouvelle que le général Franchet d’Esperey avait brisé le front bulgare. En France, les Allemands reculaient ; les Autrichiens cédaient sur la Piave : la Hongrie était perdue. A mesure que la catastrophe devenait plus évidente, un profond mouvement de haine s’élevait contre Tisza. Tout ce qu’une guerre malheureuse peut soulever de fureur et de rancune s’accumulait sur sa tête. On lui demandait compte aujourd’hui du désastre où il avait précipité sa patrie.

Une âme moins forte que la sienne aurait songé à se défendre en apportant la preuve qu’en juillet 1914, il n’avait pas tenu à lui que la guerre fût évitée. Mais en ce temps-là, ses amis, ses partisans politiques l’avaient bruyamment glorifié d’avoir été le grand artisan du conflit. Pour ne pas troubler l’opinion, il ne les avait pas démentis, et cela lui avait valu une popularité immense. Maintenant que les choses tournaient mal, allait-il rompre le silence qu’il avait si obstinément gardé, quand il servait sa renommée ? Pouvait-il livrer son secret, pour en tirer encore un prodigieux avantage, et, dans l’effondrement de tout, sauver son prestige personnel ?

Dans la séance du 17 octobre 1918, la plus émouvante sans doute du Parlement de l’ancienne Hongrie, le dernier discours de Tisza fut pour relever les courages et redonner à son pays un haut sentiment de lui-même : « Nous avons perdu la guerre, disait-il, mais, dans cette lutte formidable, la nation hongroise a tout fait pour gagner l’estime et le respect de ses ennemis, car il n’y a pas de peuple qui ait lutté pour son existence avec si peu de haine au cœur et plus de noblesse que les Hongrois. Comment nos soldats ont soigné l’ennemi blessé, comment nos autorités ont traité les étrangers qui sont restés chez nous, le monde entier en est juge. Où est la nation qui s’est battue avec plus d’héroïsme et de sentiment chevaleresque ?… » Mais son appel à l’union dans le sentiment de la patrie en détresse ne fut pas écouté. La haine grandissait autour de lui. Les soldats débandés affluaient à Budapest, apportant avec eux les fureurs amassées pendant ces quatre années atroces, qui aboutissaient à la défaite. On sentait partout dans la ville l’émeute et la révolution. Ses amis le pressaient de quitter la capitale où il n’était plus en sûreté, et de se réfugier sur ses terres. Il ne voulait rien entendre, et pourtant il n’avait pas d’illusion sur le sort qui l’attendait : « Si les partis extrêmes arrivent jamais au pouvoir, dit-il à l’un de ses intimes, leurs chefs s’accorderont au moins sur un point : c’est que je dois être écartelé et mes membres cloués aux quatre coins de la ville. »

Ce jour-là ne tarda guère. Dans la nuit du 30 au 31 octobre 1918, la révolution éclatait à Budapest. Le matin, comme à son habitude, Tisza se leva de bonne heure pour se mettre au travail. Le temps était maussade, humide, morfondait de bruine et de gelée blanche les petits jardins du quartier où il avait sa villa, — un quartier qui fait penser à certains coins de Neuilly ou d’Auteuil. Il apprit par les journaux les événements de la nuit. Et bientôt arrivait sa nièce, la comtesse ; Denise Almassy. Elle venait de traverser une partie de la ville à pied, et ne cacha pas à son oncle que tout ce qu’elle avait vu sur sa route ne permettait pas de douter qu’on en voulait à sa vie. Elle le suppliait de quitter la maison sans plus tarder, de partir pour la campagne, ou de se réfugier chez des amis. Il remercia la Comtesse de sa sollicitude, mais il lui dit qu’il ne voulait apporter le malheur chez personne, qu’il ne s’était jamais embusqué de sa vie, et qu’il mourrait comme il avait vécu.

Là-dessus, sa femme lui remit une lettre dans laquelle un de ses amis, qui habitait la villa voisine, l’avertissait qu’un attentat se préparait contre lui, et qu’il prît ses précautions. « Les dispositions sont prises là-haut ! » dit-il avec son esprit d’acceptation calviniste.

Il écrivit deux lettres : l’une au comte Karoly, président du nouveau gouvernement, l’autre au Commandant militaire de la ville, pour leur offrir ses services, ensuite, il vérifia son revolver, arrangea quelques papiers, en jeta d’autres au feu. Sa femme le supplia de ne rien anéantir de ce qui justifiait son passé et pouvait lui fournir, aujourd’hui, une chance de salut. « Ces documents, répondit-il, ne me servent plus de rien, et pour d’autres ils sont très compromettants. » Et il jeta au feu la copie de la lettre qu’il avait écrite à l’Empereur, en juillet 1914, pour l’incliner à la modération, et aussi le compte rendu du fameux Conseil de la Couronne, où il s’était si vainement efforcé de faire entendre raison à Berchtold, à Stürgkh, à Bilinski, à Conrad, à Krobatin, à tous ces gens qui, eux vraiment, avaient déchaîné la guerre.

Après le déjeuner, qu’on sert vers deux heures en Hongrie, il voulut se rendre à son club, comme il faisait tous les jours. Mais, sur les instances de sa femme et de la comtesse Almassy, il abandonna cette idée. De fois à autre, on entendait au loin quelques coups de fusil dans la ville. Des bandes de manifestants passaient devant la grille, en poussant des cris injurieux. Les deux femmes auprès de Tisza attendaient, le cœur angoissé, ce qui allait arriver. Le crépuscule d’automne était déjà tombé, lorsque sur les cinq heures du soir, son valet de chambre entra, tout suffoqué d’émotion, disant que des soldats armés avaient forcé la porte et demandaient à lui parler. Alors Tisza se levant, serra la main de son domestique, et lui dit comme un adieu : « Merci, mon garçon, tu m’as toujours été fidèle. » Puis d’un pas décidé, le revolver à la main, suivi de sa femme et de sa nièce, il passa dans la chambre voisine, où l’on entendait des bruits de voix, des pas et des crosses de fusils qui tombaient sur le plancher.

Trois hommes armés étaient au milieu de la pièce, trois autres se tenaient près de la porte. Il y avait là deux journalistes juifs, Pogany et Kéri, un autre juif nommé Gärtner dont j’ignore la profession, Dobo, soldat déserteur, Horvath-Sanovitch, marin déserteur, Hülfner, capitaine de l’active. D’autres encore attendaient dans le vestibule et le jardin. Les gendarmes, chargés de protéger la villa, avaient abandonné leur consigne à la première sommation.

« Que me voulez-vous, messieurs ? » demanda le comte Tisza aux trois individus qu’il avait devant lui. « Nous venons vous juger, dit Pogany, qui semblait conduire la bande, car vous êtes la cause de la guerre. » Un autre dit : « C’est votre faute, si je suis resté quatre ans dans les tranchées et si ma femme a mal tourné. » Et le troisième, en l’appelant Excellence, lui reprocha la mort de son fils.

Tisza leur répondit : « Je déplore, comme vous, l’immense catastrophe qui s’est abattue sur nous ; mais, si vous étiez mieux informés, vous ne m’accuseriez pas de la sorte. » — « Vous mentez ! répliqua Pogany. D’ailleurs, on ne discute pas avec un homme qui a un revolver dans les mains. Veuillez jeter votre arme. » — « Je ne demande pas mieux, dit le Comte. Mais vous-mêmes posez vos fusils. » — « Jetez d’abord votre revolver. »

Tisza hésita une seconde, et puis réfléchissant que, s’il n’obéissait pas, un affreux massacre allait suivre, où sa femme et sa nièce tomberaient avec lui, il fit deux pas vers une table et posa son revolver.

« Et maintenant, dit un des meurtriers en désignant la comtesse Tisza, que la grosse femme s’en aille. Votre dernière heure est venue. »

Là-dessus, les trois hommes épaulèrent. D’un bond le comte Tisza, se dégageant des deux femmes qui voulaient le protéger de leurs corps, s’élança en avant, saisit l’un des fusils pour éviter le coup. Mais au même moment les trois fusils partaient. Il s’abattit sur le plancher. Sa femme et la comtesse Almassy, celle-ci légèrement blessée, se jetèrent sur son corps. Il murmura : « Je le savais. Cela devait arriver. » Quelques instants plus tard, il expirait.

Sur ce qui se passa ensuite, voici ce que m’a raconté M. de Rodnansky, neveu du comte Tisza. Son oncle l’avait envoyé à son club s’informer des événements qui s’y produisaient dans la ville. C’est là qu’il apprit l’attentat. Aussitôt, il revint à la maison, où il trouva le cadavre encore étendu par terre. Il aida les domestiques à le transporter sur un lit. À ce moment, un officier, se disant envoyé du nouveau Ministre de la guerre, insista pour être introduit. Il demanda d’abord s’il pouvait être de quelque utilité, puis il dit que le Ministre l’avait chargé de savoir comment le meurtre avait eu lieu. Enfin, tirant avec embarras une lettre de service : « J’ai encore la mission, ajouta-t-il, de m’assurer si son Excellence est bien morte. » — « Voyez ! » dit M. de Rodnansky en entr’ouvrant la porte et montrant le cadavre sur le lit.

L’officier était à peine parti, qu’un autre visiteur arrivait. Celui-là venait de la part du Comité des Soldats. Lui aussi voulait se rendre compte si Tisza était bien mort. Mais, comme il n’avait pas d’ordre écrit, on ne le laissa pas entrer.

Comment ne pas voir dans ces visites la hâte que les révolutionnaires d’en haut, comme le comte Karolyi, et ceux d’en bas, comme les gens des Soviets, avaient d’être délivrés du seul homme qui pût encore maintenir de l’ordre en Hongrie ?

Deux jours plus tard, le comte Tisza fut transporté au village de Geszt, où se trouve son château de famille et où il devait être enterré. Peu avant la levée du corps, le comte Karolyi fit envoyer une couronne avec ces mots : « A mon grand adversaire, en signe de réconciliation. » La Comtesse fit jeter ces fleurs au fumier.

Trois voitures, où avaient pris place les membres de la famille, formaient tout le convoi. Le bruit courait que la populace voulait l’attaquer sur le parcours de la maison à la gare. Il n’en fut rien ; mais sur le quai, une pierre lancée par un manifestant faillit atteindre la comtesse Almassy.

Le train qui emportait le cercueil, était bondé de soldats qui retournaient chez eux. Il y en avait partout, sur les marchepieds, sur les toits, et jusque sur le wagon où se trouvait le corps de Tisza. M. de Rodnansky qui veillait sur la bière, un revolver dans sa poche, m’a raconté que, durant tout le voyage, il entendait sur sa tête les soldats injurier son oncle et piétiner le toit, comme s’ils piétinaient le cadavre… Autre inoubliable détail : dans une gare où le train s’arrêta quelques minutes, on croisa un autre train, rempli lui aussi de soldats qui remontaient sur Budapest. Ceux-ci, en apprenant qu’il y avait là, dans un wagon, le cadavre de Tisza, se mirent à crier : Eljen ! Eljen ! ce qui signifie bravo ! Et les deux trains se séparèrent, emportant l’un et l’autre, dans une direction différente, leurs bordées d’injures à Tisza.

A Geszt, pas un drapeau noir aux fenêtres, comme c’est l’habitude pour les enterrements en Hongrie. On entendait seulement sonner la cloche du château. Puis ce bruit même s’arrêta presque aussitôt, car des gens du village menaçaient de tuer le sonneur.

C’est ainsi que sous les injures des hommes et dans le silence des choses, fut enterré le comte Tisza, vrai personnage de tragédie dont l’esprit, un peu étroit peut-être, et la fermeté d’âme peu commune m’ont souvent fait songer à ces grandes figures calvinistes : un amiral de Coligny, les frères de Witt et les Puritains d’Ecosse.

Des cinq ministres qui avaient participé au Conseil de la Couronne du 7 juillet 1914, il était le second qui mourait assassiné. Avant lui, le comte Stürgkh, premier ministre d’Autriche, était tombé sous le browning du socialiste juif Adler. Quant aux autres, leur destin fut moins tragique. Dès qu’il sentit que les affaires tournaient mal, le comte Berchtold prit la fuite et se réfugia en Suisse, où il continue de mener la vie élégante d’un grand seigneur richissime. Le chevalier de Krobatin est aujourd’hui à Graz, charmante ville de Styrie, au milieu de montagnes boisées, paradis des fonctionnaires en retraite ou destitués. Conrad de Hœtzendorf écrit quelque part ses Mémoires. Et, comme il y a toujours dans les affaires humaines, même les plus lugubres, un élément de comédie, on a pu voir le comte Bilinski, l’ancien ministre des Finances communes, qui avait si âprement soutenu contre Tisza l’idée de la guerre à tout prix, devenir, un moment, Président du Conseil d’une Pologne reconstituée par le sang des Alliés.


JERÔME ET JEAN THARAUD.

  1. Pièces diplomatiques concernant les événements qui ont précédé la guerre de 1914, publiées par le ministère des Affaires étrangères de la République autrichienne.
  2. Ce même général Potiorek, qui, au début de la guerre, fut battu si copieusement par les Serbes.
  3. Le Kaiser devait venir à Vienne pour assister aux obsèques de François-Ferdinand.
  4. Ce témoignage du baron Ghillany est entièrement confirmé par les débats du procès Hefflerich.