Éditions Édouard Garand (54p. 62).

XXXI

SOUPÇONS


— Je ne sais pas si Béatrix et Rocques correspondent encore ensemble ? me dit, un jour, Mlle Brasier, alors que nous faisions une excursion dans les magasins.

— Je serais très-étonnée s’ils échangeaient encore des lettres ces deux-là ! répondis-je. M. Tourville a dû y voir… il y a longtemps. D’ailleurs, Béatrix a été absente, vous savez, Mlle Brasier.

— Oui, je sais. Elle arrive de l’Europe, avec son père, et ils ont été longtemps en voyage.

— Peut être ont-ils rencontré M. et Mme Martigny quelque part, soit en France, soit en Angleterre.

— C’est probable. Les Martigny ne seront pas de retour avant l’automne, parait-il. On dit qu’ils font un voyage splendide.

— Je voudrais bien que Béatrix vint nous rendre visite ! s’écria ma compagne. Il y a si longtemps que nous ne l’avons pas vue… que nous n’avons pas entendu parler d’elle seulement !

— Moi aussi, j’aimerais beaucoup à la voir la chère enfant, dis-je. Mais je ne crois pas que mon désir se réalise.

— Pourquoi pas, Mme Duverney ?

— Parce que… Parce que… Eh ! bien, je ne sais que vous répondre, au juste… M. Tourville a dû s’y prendre de manière à lui faire rompre (à Béatrix, je veux dire) toute relation avec nous… et avec Rocques. Ce voyage en Europe, ce n’était qu’un prétexte pour éloigner sa fille d’ici.

— Pour l’éloigner d’ici ?… Dans quel but ?

— Mais, dans le but d’interrompre la correspondance entre les amoureux, tout simplement. S’il est arrivé des lettres de Rocques Valgai aux Pelouses-d’Émeraude pendant leur absence, quelqu’un, parmi les domestiques, a dû être grassement payé pour les détruire, croyez-le.

— Pourtant, Mme Duverney, fit Mlle Brasier, M. Tourville n’a pu intervenir entre notre correspondance, à nous, avec Rocques, et nous n’avons pas eu une seule fois de ses nouvelles, depuis le mois de décembre… c’est-à-dire depuis près de cinq mois maintenant.

— C’est bien vrai !…

— Il doit y avoir quelque chose d’extraordinaire qui est arrivé à notre jeune ami, je le crains. Pauvre, pauvre Rocques !

— Si Béatrix avait donc la bonne inspiration de venir nous voir soupirai-je.

— Mais elle ne viendra pas… Il est probable que ça va lui a été défendu, dit Mlle Brasier. Tiens ! ajouta-t-elle aussitôt, nous allons précisément croiser la voiture des Tourville. Voyez !

Je vis une voiture qui venait, en effet, à notre rencontre ; elle contenait deux personnes : Béatrix et son père. M. Tourville était à lire un journal, au moment où sa voiture rencontrait la nôtre ; mais Béatrix nous regardait… et je lui trouvai l’air étrange… tragique plutôt, je devrais dire… Comme elle était changés ; la pauvre enfant !… Son visage était blanc comme de la cire et ses yeux étaient comme effrayés… ou navrés… Qu’y avait-il ?… Elle nous salua, mais nous cherchâmes en vain un sourire sur ses lèvres, presqu’aussi pâles que le reste de son visage.

— Pour l’amour du ciel, qu’a donc cette enfant ! cria presque Mlle Brasier, aussitôt que la voiture de M. Tourville nous eut dépassées. Mais ! Elle se meurt cette petite ! Ou bien elle s’en va en consomption !

— Il y a assurément quelque chose d’étrange ! murmurai-je.

— Oh ! si elle pouvait donc venir nous voir ! s’exclama ma compagne.

Mais Béatrix Tourville ne vint pas. C’est en vain que nous l’attendîmes. Je soupçonnais son père de faire surveiller sa fille, et bientôt, je découvris que mes soupçons étaient fondés.