Éditions Édouard Garand (54p. 23-25).

XIV

LE HURLEMENT DE LA MORT


Lorsque Philippe descendit dans la salle à déjeuner, à six heures, où je l’attendais pour souper, Prospérine ayant été préposée à la garde de la malade, pour le moment, le visage du jeune homme était infiniment triste.

— Pauvre tante Charlotte ! fit-il, en se mettant à table. Elle est bien bien changée !

— Changée ! m’écriai-je. Mais, il me semble quelle est comme d’habitude ; qu’elle n’est pas changée du tout, je veux dire !

— C’est parce que vous avez été avec elle continuellement, depuis qu’elle est malade, chère Mlle Marita, répondit Philippe ; vous ne voyez pas le changement comme je le vois, moi.

— Croyez-vous ?… Croyez-vous vraiment que Mme Duverney est dangereusement malade ? demandai-je d’une voix tremblante.

— Oui, elle est dangereusement malade, pour le sûr, et je suis content que le Docteur Foret ait eu l’idée de me faire venir ici, Mlle Marita… Je le crains, cette pauvre tante Charlotte n’est plus pour bien longtemps avec nous maintenant…

— Vous voulez dire ?… Vous voulez dire quelle… qu’elle va mourir ? criai-je presque. Impossible !

— Je le crains… Le docteur Foret vous a-t-il dit que le cœur de notre pauvre malade est faible ? demanda Philippe.

— Oui, il me l’a dit ; mais…

— Alors s’il vous l’a dit… commença-t-il.

La porte de la salle à déjeuner venait de s’ouvrir doucement et le docteur entra nous trouver.

— Ainsi, te voilà arrivé, Philippe, hein ? dit-il. C’est un soulagement pour tout le monde de t’avoir ici, mon garçon !… Ta tante est bien malade, très gravement malade…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglotai-je.

— Ne pleurez pas ainsi, Mlle Marita, continua le médecin. Nous sommes tous entre les mains de Dieu, vous le savez ; Il peut accomplir un miracle, s’il le veut. Mme Duverney…

— Un miracle ! m’écriai-je. Vous voulez dire…

— Seul un miracle peut sauver Mme Duverney maintenant… Ses poumons sont légèrement congestionnés, ce soir, et je crains beaucoup pour le cœur…

— Oh ! Que c’est affreux ! pleurai-je.

— Quoique Mme Duverney aurait besoin de tranquillité et de repos, reprit le docteur Foret, elle ne doit pas être contrariée ; donc, si elle désire que vous passiez la veillée avec elle, dans sa chambre, il vous faudra céder à son désir… Seulement, ne la laissez pas trop parler, si vous pouvez l’en empêcher ; dans l’état où elle est, elle peut se fatiguer facilement.

— Nous ferons pour le mieux, Docteur, répondit Philippe.

— Je reviendrai demain matin, dit le médecin en se dirigeant vers la porte. Inutile de vous le dire, faites-moi demander à n’importe quelle heure, s’il y a lieu.

Nous passâmes la veillée dans la chambre de la malade, Philippe et moi. La bonne vieille dame, mi-assise dans son lit, parla et parla beaucoup ; de plus elle prenait un grand intérêt à notre conversation. Je me souvins, plus tard, de tous les incidents de cette veillée ; comme Mme Duverney aimait à rappeler à son neveu les petits évènements de sa jeunesse, à lui, Philippe.

— Philippe, disait-elle, raconte donc à Marita l’histoire des pommettes ; c’était si comique !

Et Philippe de me raconter l’histoire en question.

— Oh ! Philippe, as-tu raconté aussi à Marita l’incident du cerf-volant que Zeus t’avait fabriqué, certain jour ? Tu te souviens comme nous avions ri ; le cerf-volant était trop lourd pour s’élever au vent.

— Maintenant, tante Charlotte, dit Philippe, lorsqu’il eut raconté l’incident en question, vous savez qu’il est neuf heures et demie !

— Neuf heures et demie ! Déjà !

— Mais, oui, chère Mme Duverney ! fis-je. Le docteur Foret serait bien mécontent s’il savait que nous vous avons fait veiller si tard… Vous allez prendre vos remèdes maintenant, n’est-ce pas ?

— Et vous dormirez ensuite, tante Charlotte. ajouta Philippe.

— C’est bon ! C’est bon ! répondit Mme Duverney en souriant. Je présume que je vais être obligée d’obéir.

— Bonne nuit, chère tante, dit Philippe, en lui donnant un baiser. J’espère que vous dormirez bien.

— Bonne nuit, Philippe… répondit-elle, Ô Philippe, reprit-elle, comme tu as toujours été gentil et bon pour moi ! Que Dieu te bénisse, cher, cher enfant !

— Que Dieu vous garde et vous bénisse, bonne tante Charlotte ! murmura Philippe, et je vis des larmes dans ses yeux.

Aussitôt que Philippe eut quitté la chambre. j’administrai à Mme Duverney ses remèdes, puis, ayant arrangé ses oreillers le plus confortablement possible, je l’embrassai et lui souhaitai une bonne nuit.

— Marita, me dit-elle, tu es comme ma vraie fille et ton dévouement envers moi me touche excessivement. Merci, chère enfant, pour tous les soins que tu n’as cessé de me prodiguer, depuis que tu es avec moi !

— Chère bonne Mme Duverney ! m’écriai-je. Ne serais-je pas un monstre d’ingratitude si je ne faisais pas tout mon possible pour vous ?

— Marita, reprit-elle, Philippe dit que tu es un vrai trésor… et c’est bien vrai ! Si, un jour, je vous voyais mariés l’un à l’autre, je serais la femme la plus heureuse de la terre.

Je couchais sur un canapé, dans la chambre de Mme Duverney, depuis que celle-ci était malade. Comme je n’aimais pas rester seule avec elle, vu qu’elle était si mal que je pouvais avoir besoin de secours à un moment donné. Prospérine couchait sur un autre canapé, dans le corridor, tout près de la chambre, et Zeus occupait l’une des chambres d’amis, sur le même corridor.

Bravo, le grand Terre-Neuve, couchait par terre, sur un tapis, au pied du lit de Mme Duverney, et c’est là qu’il avait toujours passé ses nuits, depuis le jour où Philippe l’avait trouvé, dans le hangar, il y avait deux ans.

Ce soir-là Philippe était aux Pelouses-d’Émeraude ; je l’entendais aller et venir dans sa chambre à coucher, et quel soulagement pour moi de pouvoir me dire qu’il était là, tout près, pour le cas où nous aurions besoin de lui ! Ma responsabilité avait été si grande depuis que Mme Duverney était tombée malade ! J’étais contente de placer cette responsabilité sur de plus fortes épaules que les miennes.

En posant la tête sur mon oreiller, je m’endormis. Le fait est que j’étais épuisée de fatigue et d’inquiétude.

Je dormis profondément, jusqu’à deux heures du matin, heure à laquelle je m’éveillai en sursaut.

Qu’est-ce qui m’avait éveillée si brusquement ?… Je m’assis sur mon canapé et j’écoutai… Je n’entendis pas un son… excepté le tic tac de l’horloge dans le corridor, en bas… Puis, deux heures sonnèrent…

Je me couchai… et je commençais à me rendormir quand, encore une fois, je fus éveillée… Cette fois, cependant, j’en compris la raison : Bravo hurlait lamentablement. C’était le hurlement le plus horrible que j’eusse jamais entendu de ma vie, et, sans que je m’en rendisse compte tout à fait, je sentis mon sang se glacer dans mes veines.

— Bravo ! criai-je. Cesse de hurler ainsi ! Cesse, à l’instant !

Mais le chien se mit à hurler de nouveau, plus fort, plus longuement… Ce hurlement, dans la nuit, c’était lugubre et cela produisait un étrange effet…

Je me levai d’un bond et j’allai trouver Prospérine, avec l’intention de l’éveiller ; mais celle-ci était assise sur son canapé ; les yeux lui sortaient presque de la tête et son visage était blanc comme de la chaux. Comme j’approchais d’elle, je l’entendis murmurer, en indiquant le chien :

— C’est le hurlement de la mort !…

Philippe arriva dans le corridor.

— Ô M. Philippe ! m’écriai je. S’il vous plaît fait descendre Bravo dans la cuisine ! Il fait tant de bruit, qu’il finira par éveiller Mme Duverney.

— Bravo… il hurle la mort, répéta Prospérine, dont les dents claquaient.

— Oh ! Taisez-vous donc, Prospérine ! dit Philippe, impatienté. Ne soyez pas si sotte, hein !

— Mais, M. Philippe, persista Prospérine. n’est-ce pas singulier que Mme Duverney continue à… dormir, avec tout ce bruit que fait le chien ?

Car le chien continuait à hurler tout le temps.

— C’est… c’est singulier, en effet ! balbutia Philippe.

Il s’empara de la lampe, qui brûlait toujours dans le corridor, chaque nuit, et il s’achemina vers le lit de Mme Duverney… Je le vis se pencher sur sa tante, une fois, deux fois… puis faire un mouvement de surprise… Il posa sa main sur le cœur de la malade, sur son front… après quoi, il s’en vint directement vers nous… Son visage était blanc comme de la cire.

— Qu’y… Qu’y a-t-il ? criai-je. Mes dents claquaient, à moi aussi.

— Hélas, Mlle Marita ! me répondit il, tandis que des larmes coulaient sur ses joues.

— Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? demandai-je, Mme Duverney ?…

— Pauvre tante Charlotte !… Elle est morte !

Je me sentis le cerveau vide soudain et il me sembla qu’une vague froide venait de passer sur mon cœur… Mme Duverney était morte !… N’était-ce pas étrange, très étrange que je portasse malheur à ceux qui m’étaient chers ?… Ma mère d’abord puis tante Marguerite… puis Mme Duverney… Cette bonne Mme Duverney qui, il y avait quelques heures à peine, m’avait dit des choses si affectueuses… elle aussi, elle était morte !

Tout à coup, j’eus la sensation que le plancher basculait sous mes pieds… Je vis les plafonds et les murs vaciller… ils allaient s’effondrer et m’écraser sous leur poids !… J’entendis le son de mille cloches… puis, un précipice sembla s’ouvrir devant moi et je sentis que j’allais y tomber…

— Philippe ! Philippe ! m’écriai-je.

Mlle Marita… Elle s’est évanouie ! fit la voix de Prospérine.

Je fus saisie dans des bras forts et vigoureux et une autre voix murmura tout près de mon oreille :

— Pauvre petite Marita ! Pauvre chère enfant !

Puis je n’eus plus connaissance de rien… excepté d’une chose : Bravo, le grand Terre-Neuve, continuait à hurler la mort…