Boileau - Œuvres poétiques/Satires/Préface 1666 à 1669

SatiresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 33-37).


PRÉFACES
COMPOSÉES PAR BOILEAU
POUR LES DIVERSES ÉDITIONS DE SES OUVRAGES.


I

PRÉFACE
POUR LES ÉDITIONS DE 1666 À 1669.


LE LIBRAIRE AU LECTEUR.

Ces satires dont on fait part au public n’auroient jamais couru le hasard de l’impression si l’on eût laissé faire leur auteur. Quelques applaudissemens qu’un assez grand nombre de personnes amoureuses de ces sortes d’ouvrages ait donnés aux siens, sa modestie lui persuadoit que de les faire imprimer, ce seroit augmenter le nombre des méchans livres, qu’il blâme en tant de rencontres, et se rendre par là digne lui-même en quelque façon d’avoir place dans ses satires. C’est ce qui lui a fait souffrir fort longtemps, avec une patience qui tient quelque chose de l’héroïque dans un auteur, les mauvaises copies qui ont couru de ses ouvrages, sans être tenté pour cela de les faire mettre sous la presse. Mais enfin toute sa constance l’a abandonné à la vue de cette monstrueuse édition qui en a paru depuis peu[1]. Sa tendresse de père s’est réveillée à l’aspect de ses enfans ainsi défigurés et mis en pièces, surtout lorsqu’il les a vus accompagnés de cette prose fade et insipide, que tout le sel de ses vers ne pourroit pas relever : je veux dire de ce Jugement sur les sciences[2], qu’on a cousu si peu judicieusement à la fin de son livre. Il a eu peur que ses satires n’achevassent de se gâter en une si méchante compagnie ; et il a cru, enfin, que puisqu’un ouvrage, tôt ou tard, doit passer par les mains de l’imprimeur, il valoit mieux subir le joug de bonne grâce, et faire de lui-même ce qu’on avoit déjà fait malgré lui. Joint que ce galant homme qui a pris le soin de la première édition, y a mêlé les noms de quelques personnes que l’auteur honore, et devant qui il est bien aise de se justifier. Toutes ces considérations, dis-je, l’ont obligé à me confier les véritables originaux de ses pièces, augmentées encore de deux autres[3], pour lesquelles il appréhendoit le même sort. Mais en même temps il m’a laissé la charge de faire ses excuses aux auteurs qui pourront être choqués de la liberté qu’il s’est donnée de parler de leurs ouvrages en quelques endroits de ses écrits. Il les prie donc de considérer que le Parnasse fut de tout temps un pays de liberté ; que le plus habile y est tous les jours exposé à la censure du plus ignorant ; que le sentiment d’un seul homme ne fait point de loi ; et qu’au pis aller, s’ils se persuadent qu’il ait fait du tort à leurs ouvrages, ils s’en peuvent venger sur les siens, dont il leur abandonne jusqu’aux points et aux virgules. Que si cela ne les satisfait pas encore, il leur conseille d’avoir recours à cette bienheureuse tranquillité des grands hommes comme eux, qui ne manquent jamais de se consoler d’une semblable disgrâce par quelque exemple fameux, pris des plus célèbres auteurs de l’antiquité, dont ils se font l’application tout seuls. En un mot, il les supplie de faire réflexion que si leurs ouvrages sont mauvais, ils méritent d’être censurés ; et que s’ils sont bons, tout ce qu’on dira contre eux ne les fera pas trouver mauvais.

Au reste, comme la malignité de ses ennemis s’efforce depuis peu de donner un sens coupable à ses pensées même les plus innocentes, il prie les honnêtes gens de ne se pas laisser surprendre aux subtilités raffinées de ces petits esprits qui ne savent se venger que par des voies lâches, et qui lui veulent souvent faire un crime affreux d’une élégance poétique. Il est bien aise aussi de faire savoir dans cette édition que le nom de Scutari, l’heureux Scutari, ne veut dire que Scutari ; bien que quelques-uns l’aient voulu attribuer à un des plus fameux poètes de notre siècle[4], dont l’auteur estime le mérite et honore la vertu.

J’ai charge encore d’avertir ceux qui voudront faire des satires contre les satires, de ne se point cacher. Je leur réponds que l’auteur ne les citera point devant d’autre tribunal que celui des Muses : parce que, si ce sont des injures grossières, les beurrières lui en feront raison ; et si c’est une raillerie délicate, il n’est pas assez ignorant dans les lois pour ne pas savoir qu’il doit porter la peine du talion. Qu’ils écrivent donc librement : comme ils contribueront sans doute à rendre l’auteur plus illustre, ils feront le profit du libraire ; et cela me regarde. Quelque intérêt pourtant que j’y trouve, je leur conseille d’attendre quelque temps, et de laisser mûrir leur mauvaise humeur. On ne fait rien qui vaille dans la colère. Vous avez beau vomir des injures sales et odieuses, cela marque la bassesse de votre âme, sans rabaisser la gloire de celui que vous attaquez ; et le lecteur qui est de sens froid[5] n’épouse point les sottes passions d’un rimeur emporté.

Il y auroit aussi plusieurs choses à dire touchant le reproche qu’on fait à l’auteur d’avoir pris ses pensées dans Juvénal et dans Horace, mais, tout bien considéré, il trouve l’objection si honorable pour lui, qu’il croiroit se faire tort d’y répondre.



  1. À Rouen, en 1665.
  2. Ce Jugement sur les sciences, dont Boileau ignorait l’auteur quand il écrivit cette préface, est l’œuvre de Saint-Évremont.
  3. Les satires III et V qui paraissaient alors pour la première fois.
  4. Georges Scudéri.
  5. Boileau, dans les éditions faites sous ses yeux, a écrit de sens froid, et non de sang-froid.