Blondin, Blondine et Blondinet

Illustrations par A. Denis.
Librairie d'Education Laïque.


BLONDIN
BLONDINE ET BLONDINET



Paris. — Imprimerie E. Capioment et V. Renault
rue des Poitevins, 6.
Les petits glaneurs.


BIBLIOTHÈQUE LAÏQUE DE L’ENFANCE

BLONDIN
BLONDINE ET BLONDINET
PAR
E. GUINAULT
Membre de la Société des Gens de Lettres
Ouvrage illustré de 7 gravures
PAR
DENIS
Séparateur
PARIS
LIBRAIRIE D’ÉDUCATION LAÏQUE
16, RUE THÉVENOT, 16


BLONDIN
BLONDINE ET BLONDINET
Séparateur


Monsieur Marcelin était pensif.

Du haut de la chaire, son regard scrutateur s’arrêtait avec persistance sur le jeune Paulus, le plus fort des élèves de troisième, qui semblait travailler avec une ardeur fébrile.

Paulus, cependant, posa sa plume, poussa le soupir final annonçant qu’une tâche est achevée, et relut avec attention.

Le visage du maître d’étude était soucieux.

— Quoi ! disait-il, Paulus, un vrai piocheur, m’attire les reproches de Monsieur le Principal ! Je lui donne, prétend-il, depuis plusieurs jours de bonnes notes qu’il ne mérite pas… c’est étrange ! dans un instant je prendrai son cahier, nous verrons bien !

Monsieur Marcelin se leva, et, d’un air préoccupé, fit deux ou trois tours dans la salle.

Paulus, absorbé par son travail, ne le voyait pas ; pourtant, c’était dimanche, jour où, pour les élèves, l’étude est presque une récréation.

Soudain, la porte s’ouvrit : un personnage à l’air grave, à la tournure magistrale, aux mouvements réglés, entra d’un pas solennel. C’était le Principal, Monsieur Bramidor.

— Messieurs, dit-il, en agitant une feuille couverte d’écriture, ce qui m’amène aujourd’hui au milieu de vous, le voici :

Un de ceux que nous donnions pour modèle aux petits et aux grands, à tous, dont la conduite et les succès étaient pour ce Collège de justes motifs de gloire, est depuis huit jours indigne des éloges que nous lui avons prodigués. Ses devoirs sont plus que négligés, plus qu’abandonnés ; car, ce matin, Monsieur le Régent a cru devoir me remettre cette feuille… oui, cette feuille… donnée par mégarde à la place d’une copie !

Qu’est-ce ? chers élèves, vous le demandez ? Quelque diatribe contre ses professeurs ? contre la saine nourriture qui fait la réputation de cet établissement ? une satire amère contre les us et coutumes de la maison ? Non, en vérité, non, non, non…

Ce que c’est ?… C’est le fragment d’une histoire signée Paulus ; Monsieur, paraît-il, se fait homme de lettres… Je n’en sais ni le commencement ni la fin ; mais j’exige que l’élève Paulus, pour sa punition, en fasse maintenant la lecture à haute et intelligible voix devant vous tous, Monsieur Marcelin et moi étant présents.

Paulus s’inclina en signe d’obéissance et Monsieur Bramidor s’assit en face de la chaire. Le bon Monsieur Marcelin, sur un signe du Principal, reprit possession de son siège, mit ses lunettes bleues pour écouter, dit par habitude : « Du silence, Messieurs », et regarda Paulus d’un air doucement impératif.

Une réflexion subite le fit descendre ; souriant à sa pensée, il marcha vers le jeune homme et, du doigt, lui désigna sa place.

— Montez, Paulus, ainsi tout le monde entendra. Vous permettez, Monsieur le Principal ? je ne suis pas fâché, moi, de retourner un instant sur les bancs ; cela me rajeunira ; montez, mon enfant, nous allons vous écouter sans aucune malveillance. Paulus puni ! Paulus ! Mais qu’écrivait-il donc ?

Paulus, dominant son émotion, entra dans la chaire et jeta un coup d’œil affectueux au vieux maître d’étude.

Un grand silence se fit ; les uns mirent les coudes sur leurs pupitres et leur menton dans leurs mains pour être plus attentifs ; les autres taillèrent la table à petits coups de canif pour s’occuper agréablement.

— Allons, Paulus ! dit Monsieur Marcelin.

Paulus, debout, commença :

Dans le village de Corenfleurs vivait un brave homme, nommé le père Claude ; il n’était ni riche, ni savant, mais il était bon et honnête ; en sorte que pas un ne serait passé près de lui sans dire poliment en touchant son bonnet : — Le bonjour, père Claude ! Et la santé ?

Il répondait avec un sourire doux et triste sans s’arrêter avec les bavards ; car il avait bien à faire, le pauvre homme !

Sa femme, la bonne vieille Catherine, s’en était allée dans l’autre monde rejoindre le père et la mère de ses trois petits enfants ; et lui, il était resté seul pour les élever, pour leur apprendre à travailler et à faire tout ce que doivent d’honnêtes gens.

Malgré ses rudes épreuves, le soir, quand Claude avait les deux aînés près de lui et le plus jeune sur ses genoux, leur contant les choses du temps jadis, il se sentait encore un peu de joie au cœur ; ils s’aimaient tant le grand-père et les petits !

La ressemblance extraordinaire de ces enfants avait frappé tous ceux du pays, si bien qu’on ne s’inquiétait guère de leurs vrais noms, et que chacun les appelait : Blondin, Blondine et Blondinet.

La Rosalie, qui demeurait en face, disait au père Claude :

— Voisin, ne vous plaignez pas ! ces enfants-là, c’est beau comme des chérubins, bon comme le bon pain, et fort comme des Turcs… vous êtes bien partagé. Votre pauvre défunte le répétait toujours : il n’y en a point de pareils à dix lieues à la ronde !

— Je ne me plains pas, voisine, je ne me plains pas : voilà mon Blondin qui va sur ses onze ans et qui travaille déjà comme un petit homme.

— Allez, allez ! il ne faut pas vous tourmenter ; quand votre Blondine sera grande, j’en fais mon affaire… et le plumeau, et le balai, et la couture… je suis ferrée Ut-dessus, vous savez bien !

— Oh oui ! je sais, ma bonne Rosalie ! vous m’avez rendu bien des services ; pourtant, vous avez votre homme à soigner et six enfants…

— Bah ! la belle affaire ! est-ce que je ne suis pas forte assez pour ça !

— Et vous trouvez encore de temps en temps le moment de penser à mon petit Blondinet.

— Puisque ça me fait plaisir ! Il faut bien que les pauvres gens s’aident entre eux ; c’est naturel !

— Allons, voisine, j’ai une pièce à faucher pour le fermier ; je ne vous en dis pas plus long ; vous avez le cœur sur la main…

— Vous riez, mon père Claude ! mais n’importe !

Et tous deux s’en allaient à l’ouvrage courageusement.

Le gain de l’aïeul était l’unique ressource de la famille ; bien des fois, il avait tremblé en songeant à la maladie et aux infirmités qui pouvaient lui survenir.

— Si seulement Blondin était élevé, se disait-il, il serait l’appui de sa sœur et de son petit frère ! Il sait lire et écrire ; je n’en connais pas de plus entendu dans Corenfleurs ; avec cela, on se tire d’affaire. Dans quelques années, je serai tranquille, surtout quand il aura un bon état dans les mains.

Comme il arrivait près du champ, il aperçut ses trois petits enfants qui lui crièrent :

— Bonjour, grand-père ! nous travaillons !

Claude alla vers eux.

Blondin et Blondine suivaient les moissonneurs qui fauchaient ; déjà leurs petits bras laissaient tomber les épis ramassés tant leur ardeur était grande ; Blondinet, cramponné d’une main à la jupe de sa sœur, tenait de loutre une poignée d’épis qu’il montrait au brave homme en riant.

Claude le prit et l’embrassa ainsi que les deux autres.

— Gardez bien Blondinet, mes enfants, et soyez rentrés pour souper.

— Ne vous inquiétez pas, grand-père !

Quand vint la nuit, il les vit revenir tous trois la main dans la main avec une mine joyeuse.

— Grand-père, cria Blondine en approchant, vous n’aurez plus de chagrin à présent et vous ne vous fatiguerez plus tant ; nous allons devenir riches ; voici que Blondin et moi nous gagnons de l’argent… du vrai argent, grand-père !

Et la fillette tira de sa poche un grand mouchoir à carreaux, en dénoua le coin de ses petits doigts agiles et dit toute rayonnante :

— Grand-père, fermez les yeux et ouvrez la main !

Le bon Claude obéit docilement.

Lorsqu’il les ouvrit une belle pièce de dix sous brillait dans sa main et les enfants se jetaient à son cou en murmurant :

— Êtes-vous content, dites ? êtes-vous content ?

C’est nous deux Blondin qui l’avons gagné ! c’est nous deux Blondin en glanant !

— Mes enfants, dit Claude ému, le prix de votre premier travail, nous le garderons, c’est une relique.

— Ah ! grand-père, fit Blondine, on pourrait avoir tant de choses avec cela ! un habillement pour Blondinet, peut-être… un livre pour Blondin qui les aime tant… ou bien un bonnet neuf pour vous mettre les dimanches…

— Chère petite ! tu ne songes pas à toi !

Non, non, mes amis, gardons cette petite pièce. Qu’elle vous voie toujours unis comme aujourd’hui et qu’elle vous rappelle la satisfaction que procure le travail. Mais que tient donc Blondinet dans sa main ?

— Mon joujou.

— C’est moi qui l’ai fait, grand-père… avec mon couteau, en gardant les moutons de la fermière. Si vous saviez comme cela m’amuse d’avoir un morceau de bois qui ne ressemble à rien et d’en faire un petit homme ou une petite femme ou quelque chose que j’ai dans l’idée !

— C’est vraiment gentil ! dit le père Claude en souriant. Quel malheur d’être si pauvre qu’on ne peut choisir son métier ! fit-il tout bas en soupirant. Allons, mes enfants, mangeons ! la voisine nous a fait la soupe et un bon plat de pommes de terreau lard, sans compter que nous n’allons pas boire de l’eau, ce soir, c’est fête, mes petits, pour vous et pour moi :

C’est la fête du travail.

— Écoutez, grand-père, que je vous dise une chose. Me voilà assez grande pour apprendre à faire la soupe et à raccommoder nos hardes puisque je suis quasi aussi vieille que Blondin, hormis deux ans ; je vais demander à Rosalie de me montrer, c’est moi qui serai votre petite ménagère.

— Tu parles d’or, fillette, la voisine ne demandera pas mieux.

— Ne trouvez-vous pas que depuis quelques jours Blondinet est débarbouillé et peigné comme pas un ?

Eh bien ! grand-père, c’est moi !

— Bonne petite !

— Est-il beau avec sa figure rose et ses cheveux tout bouclés ! et puis, il est si sage… jamais il ne pleure, pourtant, il n’a pas encore trois ans… On dirait qu’il comprend tout ! Tenez ! voilà qu’il veut m’embrasser… Viens, mon Blondinet, je vais te mettre dans ton petit lit, dis bonsoir à grand-père et à notre Blondin.

Un instant après chacun reposait dans la maison et le père Claude répétait dans son rêve : — Les chers petits !

L’hiver qui suivit cette moisson fut terrible ; le pauvre grand-père gagnait peu et les enfants n’avaient plus pour vivre les ressources qu’offre l’été.

Blondin et Blondine allaient ensemble au bois ramasser de quoi se chauffer ; car le vent soufflait de tous côtés dans la chaumière. Impuissants à s’épargner des souffrances les uns aux autres, ils étaient bien tristes.

Blondinet était resté dans son petit berceau d’osier, enveloppé dans la limousine du père Claude, il ne disait rien, seulement sa tête se soulevait de temps en temps pour voir si son frère et sa sœur ne rentraient pas.

Mais la bise seule remuait la porte. Enfin, elle s’ouvrit toute grande, le père Claude, contre son habitude, rentrait sans avoir fait sa journée.

— Ne bouge pas, Blondinet, dit-il, dors, mon petit, les autres ne sont pas loin.

Il s’assit sur une vieille chaise au coin de la cheminée. Un de ses bras était soutenu par une écharpe de toile et il était très pâle.

Il ne parla plus, baissa la tête et des larmes silencieuses roulaient sur ses joues.

Qu’allaient-ils devenir tous ! Combien de temps son bras cassé le retiendrait-il dans l’inaction… Point de travail, point de pain pour les pauvres gens !

Comme il était plongé dans ces pensées douloureuses, Blondin et Blondine revinrent portant leurs fagots.

— Allume le feu, dit Blondin, pour que grand-père ait chaud quand il arrivera. Ils furent saisis d’étonnement en l’apercevant.

Le brave homme fit un effort pour sourire.

— Allons, petiots, ne vous désolez pas ; cela ne sera rien ! Mon bras est remis, je ne souffre pas, dans quelques jours il n’y paraîtra plus.

Les yeux de Blondin étaient brillants de larmes et Blondine se mit à sangloter.

— Cher grand-père, vous qui êtes. si bon, avoir tant de malheur ! Oh ! mon Dieu ! comme vous avez froid ! attendez ! nos fagots sont gros aujourd’hui, vous allez avoir un bon feu.

En un instant, la flamme

En un instant, la flamme réjouissante monta.


réjouissante monta ; la fillette s’efforçait de rester calme en face du père Claude, mais, du coin de son tablier, elle essuyait, en se retournant, ses yeux gonflés de pleurs.

— Nous vous soignerons bien ! ne vous tourmentez pas pour nous ! N’ayez pas de chagrin, grand-père, je vous en prie !… Je vais faire chauffer vos sabots, cela vous fera du bien.

— Il n’est pas encore tard, je retourne au bois, dit Blondin.

Et il partit.

En chemin, il rencontra un bouvier allant conduire un troupeau de bœufs à quinze lieues de là. Selon l’habitude des gens de la campagne de s’interpeller chaque fois qu’ils se rencontrent, le bouvier lui cria :

— Eh ! l’ami, qu’est-ce que tu fais dehors par ce temps-là ?

— Je vais au bois.

— Bah ! un beau profit ! Tu es bon enfant, ma foi ! Tu ferais bien mieux, de venir avec moi !

— Avec vous ?

— Oui-dà. Tu ne t’en repentiras pas, va, fillot ! il y a gros à gagner.

Blondin le regarda fixement, le cœur lui battait à la pensée de gagner de l’argent. De l’argent ! c’était pour le grand-père la quiétude d’esprit et le nécessaire pour se rétablir.

— Qu’est-çe qu’il y a à gagner ?

— Dix francs si tu les mènes à destination.

— Loin ? — Quinze petites lieues, aller et retour.

— Est-ce que ça fait beaucoup de chemin ça ?

— Mon Dieu, ça en fait… sans en faire…

— Dix francs ?

— Oui. Tiens ! une pièce comme ça.

— En or ?

— En or.

— Est-ce que je peux être revenu ce soir, en marchant bien ?

— Dame ! je ne te dirai pas… vu que… enfin, veux-tu gagner dix francs oui ou non ?

Blondin revit d’un coup son grand-père souffrant, sa sœur et son cher Blondinet sans pain ; il dit oui.

— Bouvier, laissez-moi seulement l’aller dire chez nous !

— Ah ! mon petit, c’est tout de suite ou rien ! Je n’ai pas envie de laisser geler mes bêtes à cornes pour ton agrément, moi !

— Partons, alors ! dit Blondin ; quand je reviendrai avec mes dix francs en or, ils seront si contents qu’ils ne penseront plus que je suis allé si loin.

Il prit l’aiguillon que lui tendait le bouvier et surveilla la marche des bœufs.

Il marcha…, il marcha…, il marcha… C’est si long quinze lieues pour des pieds d’enfant.

Cependant, le père Claude regardait d’un œil inquiet l’aiguille de l’horloge avancer.

— Il va rentrer dans un moment, disait Blondine pour le rassurer ; mais la nuit vint et Blondin ne paraissait pas.

La petite fit la soupe ; ni elle, ni le grand-père n’y purent toucher ; Blondinet seul mangea, et la grande écuelle de terre brune fut mise devant le feu pour que la part de Blondin fût chaude à son retour.

N’y pouvant plus tenir, Claude résolut d’aller dans le village chercher des nouvelles, quand la voisine Rosalie entra :

— Mon pauvre père Claude, d’aucuns m’ont conté votre accident, je viens voir si vous n’avez pas besoin de moi.

— Ah ! ma bonne Rosalie, le pire ce n’est pas mon bras cassé : c’est mon Blondin qui ne revient pas du bois.

— Votre Blondin, Seigneur ! Qu’est-ce qu’il lui sera donc arrivé ? Voyons ! ne vous faites pas de mauvaises idées ; il aura rencontré quelque camarade et il se sera attardé.

— Vous savez bien que Blondin n’est pas comme les autres de son âge ; il est tout à fait raisonnable ; et, s’il ne revient pas, c’est… qu’il lui est arrivé malheur…

— Claude, ne dites pas ça ! D’ailleurs, Lucas, mon homme, va pousser jusqu’au bois ; et il n’épargnera pas sa peine, soyez-en sûr !

— Merci, ma bonne voisine !

Lucas partit en effet ; mais quand il revint, il dit à sa femme d’un air’ sombre :

— Rien.

Tous étaient consternés.

Trois jours s’écoulèrent dans de cruelles angoisses ; on était au désespoir.

Claude et les deux pauvres enfants serrés contre lui pleuraient… Il faisait nuit, on n’avait point allumé la chandelle ; par moment, les lueurs du feu qui s’éteignait éclairaient rapidement les vieux murs. Une pluie fine tombait et frappait les vitres de l’étroite fenêtre,

Un pas se fit entendre dans la rue, s’arrêta devant la porte et l’on sembla hésiter à entrer.

— Oh ! grand-père, Blondin ! voici Blondin ! Et Blondine ouvrit la porte toute grande.

— Mon pauvre Blondin ! criait-elle folle de joie, c’est toi ! c’est toi ! quel bonheur !

Blondinet se précipita vers lui riant et pleurant à la fois.

— Grand-père, dit Blondin embarrassé, vous êtes fâché contre moi… je vous ai tourmenté… Si vous saviez comme j’avais du chagrin en pensant à votre inquiétude ! mais je vais vous dire, nous avons tant besoin d’argent que je suis parti. Tiens, Blondinet, donne cela à grand-père.

Et il tendit sa pièce d’or.

— J’ai conduit des bœufs bien loin, et voici ce que j’ai gagné.

Mon pauvre Blondin, criait-elle, folle de joie.

— Dix francs ! dix francs ! mon bon, mon cher enfant ! C’est pour nous que tu as gagné cela… merci, mon Blondin ! nous avons bien de quoi vivre une semaine, d’ici là mon bras ira bien… seulement, petit, je t’en prie, ne fais plus jamais chose pareille.

Il fallut que Blondin racontât son voyage, et ce ne fut pas, certes, une petite affaire. Qu’ils étaient heureux de se retrouver tous ensemble !

Le lendemain matin, grand fut l’étonnement des enfants en voyant que le père Claude ne venait pas les réveiller ; Blondine s’habilla en toute hâte et courut vers lui ; elle le trouva en proie à une fièvre ardente : les craintes, les émotions, la souffrance l’avaient mis en cet état.

Vite, elle alla chez Rosalie.

— Bonne voisine, dit-elle, venez à notre secours, mon grand-père est bien malade.

Rosalie posa par terre son petit dernier et arriva chez le père Claude.

— Holà ! voisin, est-ce qu’on est malade comme ça sans prévenir ses amis ?

— Ah ! pauvre Rosalie ! que je suis malheureux !

— Allons, allons, les jours se suivent et ne se ressemblent pas ; aujourd’hui la pluie, demain le soleil.

— C’est vrai ! mais, regardez, je ne peux pas travailler.

— Belle affaire ! voisin…, pour, deux ou trois jours ! Restez au lit, je vais vous faire de la tisane, et, avant peu, vous serez sur pied.

— Tenez ! prenez là dix francs…, c’est mon petit Blondin qui les a gagnés, le cher enfant !

— Bon ! bon ! j’ai trente sous dans ma poche, vous me les rendrez plus tard ! Allons, bonjour, père Claude ; votre Blondine viendra travailler près de votre lit, histoire de vous tenir compagnie.

— Blondine ! Blondine !… Tiens ! où est-elle donc ?

Rosalie aperçut Blondine et son frère dehors, causant avec un monsieur de la ville. Toute surprise, elle s’arrêta.

— Petite, disait le monsieur, ton grand-père est malade et pauvre ; vous tous, vous souffrez de la misère ; il ne tient qu’à vous d’en sortir.

— Oh ! Monsieur, dites, dites, comment ?

— Tu vois bien ce papier ? toi aussi, garçon ? Si ton grand-père le signe, je vous donne mille francs. Savez-vous ce que c’est que mille francs ? Il y a de quoi acheter ; un champ et de beaux habits… avec cela on peut avoir…

— Monsieur, portez tout de suite ce papier à notre grand-père.

— Non, il est préférable qu’il lui soit remis par vous — je vous attendrai ici.

— Ayez soin de lui parler des privations que vous endurez, de sa maladie qui sera longue, de l’avenir qui vous réserve des chagrins de toutes sortes — et il signera.

— Nous ! affliger notre grand-père, oh ! jamais, jamais !

— Comme vous voudrez ! mais mille francs ne sont pas à dédaigner dans votre position. Je suis sûre que si Blondine pleurait un peu pour avoir une robe — la sienne est si laide — que le père Claude ne résisterait pas.

— Monsieur, je ne tiens pas aux belles robes, moi, je ne tiens qu’à voir mon grand-père content.

— C’est bon ! vous vous en repentirez ! Voyons, qu’est-ce que cela vous fait que votre grand-père mette son nom au bas d’un petit papier comme cela ?

— Et à vous, monsieur, sans curiosité ?

— Oh ! à moi, tu n’y comprendrais rien… Je gagne un procès.

— Qu’est-ce qu’il dit votre papier ?

Blondin lut :

« Je, soussigné, déclare que le nommé Joseph Nicolas a apporté dans ma maison, en mon absence, ce qu’il avait de précieux, ainsi que ses papiers, à seule fin de les soustraire à l’incendie qui a éclaté chez lui le lendemain au soir.

— Mais, Monsieur c’est faux ! le » pauvre Joseph a perdu beaucoup dans cet incendie et sa petite Jeannette a manqué de périr.

— Niais ! Est-ce que je vous donnerais de l’argent pour le dire si c’était vrai !… Tout le monde le dirait.

— Alors, ce n’est pas beau ce que vous faites-la, Monsieur, notre grand-père dit qu’il vaut mieux souffrir tout, plutôt que de faire une mauvaise action ! Gardez votre argent ! nous saurons avoir faim sans nous plaindre ! Rosalie survint, prit les enfants par la main et les emmena.

— C’est bien ! mes petits… Dieu fasse que les miens vous ressemblent.

Ne parlez de rien au père Claude, les méchants ne valent pas la peine qu’on s’occupe d’eux. Quelle figure de fouine !

La guérison ne vint pas aussi vite que l’on espérait, et les dix francs touchaient à leur fin.

Que faire ?

— Tu penses au Monsieur ? disait tous bas Blondine à son frère.

— Oui, Blondine, mais je suis certain que nous avons bien fait.

Un jeudi, Blondinet seul mangea au souper ; hélas ! il n’y avait plus rien dans la huche.

C’était la veille d’un marché de la ville.

Les trois enfants étaient assis près du lit de l’aïeul, ils n’osaient parler car le pauvre malade sommeillait.

Blondine fit signe à Blondin et ils sortirent.

— Écoute, Blondin, une idée m’est venue ; tu es très adroit à faire de jolies choses découpées, des bonshommes, des bateaux et toutes sortes de joujoux pour amuser Blondinet ; moi, je ne fais pas mal les petites pelotes et différents objets qui plaisent aux enfants des villes, mettons-nous à l’ouvrage et demain Rosalie nous vendra cela au marché.

— Oh ! tout de suite ! J’ai plus d’une chose d’avance, regarde ! Allons parler à Rosalie.

La voisine promit de faire tout le possible pour tirer parti de ces petits travaux ; et, le soir du marché, elle leur remit vingt-cinq sous.

Il fut convenu que le père Claude n’en saurait rien, et qu’on travaillerait avec ardeur chaque semaine pour subvenir aux premières nécessités.

Les pauvres enfants mangeaient à peine pour se soutenir tant ils craignaient de ne pouvoir donner à leur

Ouvre vite, Blondin ! lis ! lis !
page 54 grand-père et à Blondinet ce qui

leur était indispensable.

La bonne Rosalie, sous prétexte de venir en aide à Blondine, trouvait le moyen de faire durer les provisions plus longtemps. En préparant la soupe, elle tirait de sa poche un gros morceau de pain qu’elle avait apporté et le coupait sans que personne s’en aperçût ; plus d’une fois elle glissa du sucre dans le vieux sucrier à fleurs roses ; et Dieu sait quelles précautions elle prenait pour ne pas être vue. Depuis plusieurs jours elle guettait le docteur qui devait passer devant sa porte pour aller visiter une dame riche des environs.

— Un médecin, disait-elle, c’est fait pour guérir ; il faut que le voisin guérisse ; et pour ça que le docteur lui donne quelque portion d’apothicaire… Il ne refusera pas d’aller voir le bon père Claude qu’un chacun connaît pour être le plus digne homme de notre endroit… Quand ce ne serait que pour voir les enfants lui dire avec leur beau sourire : « Merci, Monsieur le docteur ! »

Le docteur passa, en effet, dans la journée, Rosalie s’élança vers lui en criant :

— Monsieur le docteur, vous avez des enfants… Il y en a trois dans cette maison qui… qui…

Elle fondit en larmes, la figure couverte de son tablier.

— Voyons, ma bonne femme, calmez-vous !

— Aht Monsieur, un si brave homme !…

— Vous parliez des enfants…

— Oui, faites excuse… je perds la tête…, attendez, je vais vous dire… Pour lors, c’est le grand-père qui est malade, mon bon monsieur, et les trois pauvres enfants n’ont plus que lui au monde…

— J’y vais, j’y vais ! conduisez-moi !

Le docteur examina attentivement le père Claude, recommanda du repos pendant plusieurs jours, et fit une ordonnance qu’il fallait porter à la ville chez le pharmacien.

Arrivé sur le seuil de la porte, Blondine lui prit la main et la baisa.

Le docteur, ému, lui frappa doucement la joue et dit à Rosalie :

— Ma bonne, si ces enfants ont besoin de moi de quelque façon que ce soit, ne craignez pas de m’en avertir.

— Ah ! Monsieur le docteur, grand merci ! Que c’est beau d’être avenant et pas fier avec le pauvre monde !

— Ne parlons pas de cela ! Veillez bien à ce qu’on ne fasse pas de bruit autour du malade et à ce que rien ne le tourmente.

— Ah ! Monsieur, quand on est dans le malheur, les amis s’en vont ; on reçoit même, comme dit cet autre, un coup de pied d’âne, révérence parler. Le père Claude n’a pas seulement vu l’ombre d’une personne depuis qu’il est au lit, hormis Lucas, mon homme. En vous remerciant, Monsieur le docteur, un bon voyage que je vous souhaite.

Le docteur disparut.

À peine il était au tournant de la route et Rosalie rentrée chez le père Claude, que deux hommes se glissèrent chez Lucas ; l’un avait une figure de fouine.

— Tiens ! fit Lucas du fond de la maison, Monsieur Renardin !

— Vous me reconnaissez ? Bonjour, ami Lucas.

— Monsieur Renardin, je serais allé chez vous au marché qui vient, à seule fin de payer ce que vous doit mon cousin Mauléon,

— Eh bien ! Lucas, arrangeons cette affaire tout de suite, si vous avez l’argent.

— Certainement que j’ai l’argent ! le cousin Mauléon m’a dit l’autre jour au baptême de son mioche : Mon Lucas…

— Voyons, Monsieur Philécu, ce que nous doit Mauléon. Vous avez la note, lisez cela à Lucas et nous lui donnerons quittance.

Monsieur Philécu ayant commencé, Son compagnon l’interrompit.

— Dis-nous, Lucas, combien t’a donné Mauléon pour terminer cette affaire.

— Dame ! Monsieur, vingt pistoles, en bel et bon argent.

Deux cents francs, fit Monsieur Renardin en jetant un regard d’intelligence à Philécu ; Eh ! eh ! eh !

ce n’est guère ! je ne sais si Mauléon ne s’est pas trompé… Voyons, Monsieur Philécu !

Avec un air bonhomme, il prit la petite fille de Lucas, l’assit sur ses genoux, et certain d’être compris de son complice, il la fit sautiller en chantonnant :

— Tire li tou, tire li tou, tou, tou !

— Quatre-vingt-dix-neuf francs, dit Philécu, plus…

— Tou, tou, tou, tire li tou !

— Plus cinquante francs pour soins et direction donnés à ses affaires, plus trente-cinq francs d’intérêt pour une somme de…

— Qu’elle est gentille cette petite ! tire li tou, fais une petite risette, ma grosse mère ! — tou, tou tire li tou !

— Plus quarante-cinq francs pour…

— Monsieur Renardin, interrompit Lucas, le cousin Mauléon ne m’a donné que vingt pistoles, je vois que je n’aurai pas assez… vous réglerez votre compte avec lui, j’aime mieux ça !

— Comment ! dit Renardin, vous n’aurez pas le cœur d’avancer vingt-neuf malheureux francs pour votre cousin-germain ?

— Germain ou pas germain… c’est la femme qui tient les cordons de la bourse ; et elle n’est point là, faut croire !

Renardin et Philécu sortirent en se pinçant les lèvres ; ils étaient furieux. Ils prononcèrent le mot procès en regardant la maison de Claude.

— J’effraierai le bonhomme en lui

À la santé de Monsieur mon oncle !
parlant du dénuement de ses enfants…

Ayant laissé Philécu, Renardin entra.

Rosalie balayait la maison.

— Le père Claude ?

— Par là ! dit Rosalie en désignant ’autre pièce.

Renardin s’avança ; mais la voisine lui barra le passage avec son balai.

— On ne passe pas !

— Mais…

— Il n’y a pas de mais…, je vous ai entendu avec les enfants ; allez-vous-en.

— Je veux…

— Ça m’est égal ! Je vous reconnais bien ; vous n’avez rien de bon à faire ici, méchant homme ! allez-vous-en ! ou sinon…

Et d’un geste nerveux, elle tourmentait son balai. Lucas parut. Renardin s’éloigna vivement en grommelant et rejoignit son ami Philécu. Peu de temps après, la justice se mêla de leurs affaires, et les envoya finir misérablement leurs jours avec leurs pareils.

— Mon Blondin, dit Rosalie, à présent que ce vilain homme est parti, tu devrais aller chez l’apothicaire porter le papier de Monsieur le docteur.

— Tout de suite ! Rosalie… Ah ! que je prenne notre argent.

— Prends tout, mon Blondin, il y a trois francs cinquante, tu rapporteras le reste, dit Blondine.

Blondin partit ; deux heures après, il jetait sur les genoux de sa sœur une toute petite bouteille.

— Hélas ! ma pauvre Blondine, que c’est cher les drogues ! il ne me reste que trois sous… tiens !

— Seigneur, Seigneur ! dit Blondine, comment vivre cinq jours avec cela ?

— Et soigner notre grand-père ?

— Et faire la soupe à Blondinet ?

— Et ne rien dire à Rosalie ?

— Mon pauvre frère que nous sommes mnalheureux !

— Ne pleurons pas, ma Blondine, cherchons plutôt à nous tirer d’affaire.

— Tu as raison.

— As-tu mangé ce soir ?

— Non.

— Gardons ce qu’il y a pour Blondinet, le pauvre petit, il est si doux, il nous aime tant.

Nous ne sommes pourtant pas méchants, ma Blondine, ni paresseux, ni gourmands, ni menteurs, comme on dit que sont tant d’enfants ; pourquoi donc sommes-nous si malheureux ?

— C’est vrai ! pourquoi ?… Ah ! j’ai oublié de te dire, pendant que tu étais parti, le facteur a apporté une lettre.

— Mon Dieu ! une lettre ? Je n’en ai jamais vu apporter chez nous.

— Moi non plus. Je l’ai retournée de tous les côtés ; il y a beaucoup de petites images dessus… regarde comme c’est drôle !

— Oui, c’est drôle ! Monsieur, monsieur Claude, manouvrier à Corenfleurs…, C’est bien pour le grand-père !

— Allons voir s’il dort… attends… défais tes sabots !… Grand-père, c’est votre Blondine…

— Venez ! mes pauvres enfants.

— Grand-père, je viens vous dire qu’il y a une lettre pour vous.

— Pour moi ? Tu te trompes, fillette !

— Non, non, voici Blondin qui l’apporte.

— Qu’est-ce donc ? Je n’y comprends rien !

— Approche la chandelle que je voie… des timbres étrangers… Ouvre vite, Blondin ! lis ! lis ! dépêche-toi.


« Mon cher frère,


» Il y a vingt ans que tu me crois mangé par les sauvages ou englouti dans les abîmes de l’océan, puisque je ne t’ai pas donné de mes nouvelles.

» Il n’en est rien, comme tu vois, et je me trouve dans l’état de santé le plus satisfaisant.

» Après bien des aventures que je te conterai bientôt, après bien des difficultés et des déceptions, je suis enfin arrivé à me créer une position lucrative.

» Je reviens du Pérou, mon cher Claude, avec une fortune qui suffira largement à nous tous.

» Je veux retourner dans notre charmant village de Corenfleurs, y vivre près de toi, avec tes enfants, et te voir jouir avec moi du fruit de mes peines et de mes travaux.

» Mon excellente femme se fait une fête de te voir ; elle souhaite que tes enfants soient nombreux, car nous avons, hélas ! perdu ceux que nous adorions ; rien n’adoucira notre chagrin autant que de considérer les tiens comme les nôtres.

» Dans quelques jours, nous serons réunis, et nous nous embrasserons d’autant plus fort que la séparation a été assez longue.

» À bientôt ! mon bon Claude ; le

La surveillance du superbe jardinb lui fut confiée.
maire, à qui j’ai écrit, m’a répondu

que tu habitais toujours le pays, c’est pourquoi tu reçois cette lettre aujourd’hui.

» Porte-toi bien ! et attends-moi à chaque instant.

» Ton frère,
» BERNARD. »


Claude et les deux enfants étaient restés sans mouvement et sans voix de stupéfaction. Ils se regardaient sans trouver une parole.

Enfin, Blondine cria :

— Grand-père ! grand-père ! grand-père ! Et, cachant sa figure dans les draps du bonhomme, elle se mit à sangloter.

Blondinet effrayé, ne comprenant pas, sauta de son petit berceau et accourut. Blondine le saisit dans ses bras et le posa sur le lit.

— Mon Blondinet, mon cher petit Blondinet ! nous allons être tous heureux. Grand-père a ri ! Nous n’aurons plus faim, nous n’aurons plus froid, nous ne pleurerons plus…

— Et nous irons tous à l’école, ajouta Blondin.

— Revoir mon pauvre frère… quelle joie pour moi ! Mes chers petits, nous avons bien souffert ; mais le bonheur arrive toujours quand on est courageux. Blondin, donne-moi la lettre que je la lise moi-même. Tiens ! vois donc ! elle est en retard de trois jours… mais chut ! écoutez !… n’est-ce pas le roulement d’une voiture que j’entends ?…

— Non, non, père ! c’est le vent qui s’engouffre dans les grands arbres.

— Le vent, petite ! Non, ce n’est point le vent… Ouvrez la porte, vous dis-je, c’est mon frère ! c’est mon frère Bernard !!! À ce moment, une voiture s’arrêta. Un homme de haute stature, aux cheveux blancs, à la figure brunie, tendit la main à une dame vénérable pour l’aider à descendre.

Les trois enfants s’étaient précipités dans la rue ; Blondine élevait la chandelle au-dessus de sa tête pour éclairer ; Blondin avait pris Blondinet dans ses bras.

— Mes enfants, dit affectueusement le voyageur, n’est-ce point ici la maison de Claude ?

— Oui, Monsieur, répondit timidement Blondine.

— Conduisez-noi vers lui.

En un instant, les deux frères, serrés l’un contre l’autre, s’embrassaient en pleurant.

— Mon cher, mon bon Claude !

— Mon frère, mon Bernard. Bientôt Bernard se retourna.

— Voici ma femme ; ce sera la mère de tes enfants… mais, je vois que les choses iront bien : car ils se reconnaissent sans s’être jamais vus. Viens, ma chère femme, viens dire à mon frère que nous ne nous séparerons plus désormais et que nous nous aimerons bien.

L’excellente Madame Bernard s’approcha. Elle affirma à Claude qu’il serait promptement rétabli, qu’avec les soins qu’on lui donnerait il ne pourrait faire autrement.

Le brave homme lui pressait les mains avec reconnaissance.

On envoya le cocher à l’auberge de Corenfleurs qui avait pris pour enseigne un cœur servant de vase à un énorme bouquet. Il eut ordre de commander de bon bouillon, le meilleur vin et tout ce qu’on pourrait trouver de plus réconfortant.

Vingt minutes après, un grand feu flambait dans l’âtre ; et, autour de la table couverte d’une nappe blanche, toute la famille était réunie.

Jamais les enfants n’avaient vu pareil festin ; mais, comme ils étaient naturellement sobres, ils firent honneur au dîner et aussi à celui qui les avait élevés.

À la fin, Blondin se leva ; et, soulevant son verre, il dit respectueusement :

— À la santé de Monsieur mon oncle, de Madame ma tante et de mon grand-père.

Tout le monde répondit joyeusement à ce toast, et Blondinet frappait des mains de contentement.

On se quitta au moins trois heures après que le couvre-feu eut sonné.

— Mon frère, dit Bernard, demain nous t’emmènerons dans la maison que nous avons fait acheter à l’autre bout du village ; nous aurons plus de place qu’il n’en faut pour nous tous. Les enfants sont chargés d’égayer la maison ; vous entendez, mes blondins.

Le lendemain tout Corenfleurs fut en émoi, on se parlait mystérieusement, on s’interrogeait ; ceux qui ne savaient rien renseignaient les autres. La surprise fut au comble quand s’ouvrirent les volets de la plus jolie maison du pays et que les têtes de Blondine et de Blondinet apparurent.

— Pas possible, disaient les bonnes villageoises, on n’a jamais vu chose pareille.

— Quand je-vous disais, moi, s’exclamait chaleureusement Rosalie, que les bons enfants portent bonheur à leurs parents… vous voyez bien !

On s’installa. Claude fut bientôt rétabli ; comme il détestait l’oisiveté, la surveillance du superbe jardin lui fut confiée. Chaque jour s’écoulait pour lui plein de calme et de satisfaction.

Les enfants s’habituèrent vite au confortable et prirent des manières en rapport avec leur nouvelle position, c’est-à-dire qu’ils n’en prirent pas du tout, qu’ils restèrent simples et naturels tout en se soumettant aux convenances.

Les plus heureux, c’était certainement l’oncle et la tante entourés de respects et d’affection.

Il n’y avait pas de temps à perdre pour l’éducation de Blondin, on le mit au lycée voisin ; on lui donna des répétiteurs afin que ses progrès fussent pius rapides. À chaque nouvelles vacances, il revenait avec des notes excellentes, des couronnes et des prix à succomber sous leur poids.

C’était un jeune homme comme il faut, doux, studieux, modeste, que Monsieur le proviseur donnait pour modèle à tous ses condisciples et dont ses parents étaient fiers.

Il avait gardé son goût pour la sculpture, et dans ses récréations on le voyait souvent se livrer aux occupations si chères de son enfance. La chambre de Madame Bernard contenait une profusion de choses délicates et charmantes habilement découpées.

Quand il fut doublement bachelier, sa vocation était nettement dessinée : il se fit sculpteur.

L’œuvre remarquable figurant

Il avait gardé son goût pour la sculture.
avec tant d’honneur au salon l’an

dernier, cette œuvre que le bronze, l’argent et des matières précieuses reproduisirent sous toutes dimensions est sortie de sa pensée, de son ciseau. Le marbre blanc s’est prêté aux efforts intelligents de sa volonté et le groupe charmant « des Petits glaneurs » est venu au jour : c’est Blondine avec sa figure angélique tenant dans un de ses bras une grosse gerbe et, de la main restée libre, Blondinet qui rit en lui montrant une poignée d’épis. Blondin, un peu en avant, porte sur sa tête une charge de blé et se retourne à demi vers eux comme pour leur parler.

La grâce et l’expression des enfants, la délicatesse et le fini de l’œuvre, transportaient le public d’admiration ; toujours une foule nombreuse stationnait devant « Les Petits Glaneurs ».

Une haute récompense fut le prix d’un si rare et si jeune talent.

Le père Claude, l’oncle et la bonne tante rayonnaient d’orgueil. Blondine fut élevée avec soin. Madame Bernard ne voulait pas en faire une de ces demoiselles, fléaux de la société, qui rougissent de tenir le balai ou de tirer l’aiguille ; elle savait trop que ces femmes sont la ruine de leur maison et le mauvais génie de leur famille.

On lui donna d’excellents professeurs ; elle apprit plusieurs langues, la musique, le dessin, la danse et tout ce qui peut rendre agréable dans la bonne compagnie, mais on ne lui laissa ignorer aucun des détails du ménage, ni ce qui en concerne la sage organisation.

Adroite comme une fée, elle sut bientôt repasser finement, coudre ses vêtements, les tailler, les ajuster avec goût, orner ses chapeaux, enfin se passer au besoin de couturière et de modiste et rester plusieurs heures toute seule sans s’ennuyer, tant elle avait l’esprit orné.

La bonne tante se demandait souvent comment elle avait pu vivre sans se voir entourée d’enfants et sans la douce amitié de sa chère Blondine.

Quand le père Claude et Bernard étaient au coin du feu en face l’un de l’autre et que la belle jeune fille vaquait aux soins du ménage, remuait de ses mains blanches les instruments culinaires pour faire les plats qu’ils préféraient, ils secouaient tous deux la tête de contentement et Claude disait :

— Bernard, ta femme est la plus raisonnable et la meilleure des femmes ; ça se reconnaît aux enfants qu’elle a élevés.

— Allez ! il y a encore du bon monde sur la terre, mes voisins, ajoutait Rosalie d’un air pensif ; car elle vient dîner avec ses vieux amis tous les premiers du mois.

Aujourd’hui, Blondine est une heureuse mère de famille dont la maison est un modèle d’ordre, d’économie et de propreté. Elle habite toujours Corenfleurs où Monsieur Bernard a fait bâtir un joli chalet à la place de la chaumière du père Claude.

On assure que Blondine, dans ses moments de loisir, écrit des livres très gais pour enseigner à ses enfants les choses arides qu’on est forcé d’apprendre.

Elle est partout, à tout ; toujours aimable, avec une bonne parole sur les lèvres. Aussi, on l’aime tant, que sa présence fait l’effet d’un rayon de soleil.

Au jour anniversaire de son retour, Monsieur Bernard a trouvé sur une console de son salon dans un reliquaire de velours bleu, une charmante réduction du groupe « des Petits Glaneurs… », une pièce de dix sous est à leurs pieds.

Blondinet eut toutes les peines du monde à quitter sa famille chérie, son vieux grand-père, si tendre pour lui, l’oncle et la tante si indulgents, et sa Blondine avec qui il avait souffert, de qui il avait reçu tant de preuves de dévoûment.

On le plaça dans un collège où il travailla de toute son intelligence et de toutes ses forces, afin d’être digne de ses aînés ; mais, comme il soupirait après le moment des vacances ! sans doute, il se reprochait cette faiblesse. Hélas ! malgré lui, son imagination l’emportait vers les plaines vertes où l’on voit les bœufs brouter les fleurs avec indolence, où le vent chante dans les grands arbres, où l’air est embaumé de l’odeur des foins. C’est là, que tout petit, mordant dans un gros morceau de pain bis, il allait toujours, tenant la jupe de Blondine.

D’autres fois, il aperçoit le père Claude, les mains croisées derrière le dos, côte à côte avec l’oncle Bernard, inspectant leur beau jardin, il entend au loin les voix joyeuses de la tante et de sa sœur surveillant les enfants ; Blondin lui apparaît, s’enfonçant dans une allée pour y rêver à quelque nouveau chef-d’œuvre…, alors, involontairement, il oublie le maître, les livres, les pensums et le collège, son cœur bondir vers ceux qu’îl aime, ses bras se tendent vers eux… Pour se consoler, pour prendre patience, il n’a trouvé qu’un moyen : écrire l’histoire de sa famille ; car Blondinet — c’est moi !


FIN