Blaise de Monluc et la guerre de tranchées


Blaise de Monluc
et
la guerre de tranchées


Nombreux ont été les rapprochemens que la guerre actuelle a amené à faire avec l’ancienne guerre de siège. C’est surtout dans les récits du XVIIe siècle qu’on a recherché les élémens de ces comparaisons. Le XVIe siècle en eût fourni davantage, et cette époque a pour elle de posséder un écrivain militaire de premier ordre, un maréchal de France qui a gagné presque tous ses grades dans la guerre de tranchées, ingénieur avisé et grand remueur de terre, « français et encore gascon, qui est de notre nation le plus franc et le plus libre, » Blaise de Monluc[1]. Guerre de tranchées et guerre de siège, c’est en effet devenu tout un, ou plus exactement la première est appelée à supplanter la seconde ; la guerre de siège, telle que la concevait l’ancienne science militaire, tendra de plus en plus à disparaître. Dans les deux armées qui, après la bataille de la Marne et la course à la mer, se sont stabilisées sur un front allant de Belfort à Nieuport, amenant chacune toute leur artillerie lourde, quelle est l’armée assiégeante, quelle est l’armée assiégée ? La défense et l’attaque ont aujourd’hui dans la guerre de tranchées des procédés identiques.

Monluc reconnaissait à la guerre trois raisons d’être : gagner des batailles, prendre des villes, défendre des villes. De ces trois objectifs, le premier, qui rentre dans la guerre de mouvement, est une exception au XVIe siècle : on pourchasse son ennemi de ville en ville ; il revient sur vous ; on resserre ou on lève un blocus ; les alternatives de succès et de revers sont constantes ; « il est impossible d’être toujours suivi du bonheur ; » les troupes passent de longs mois dans des tranchées creusées à 150 pas de distance, faisant le jour de brillantes sorties, agissant plutôt par « camisades. » Cette guerre, dans sa préparation comme dans son exécution, offre mutatis mutandis de grandes analogies avec les opérations actuelles. Les Commentaires de Monluc sont précieux pour qui veut en connaître la théorie et la pratique, y compris la mise en action des facteurs moraux. L’esprit militaire français caractérisé à la fois par le goût des initiatives, la crânerie de l’attitude, l’entrain, l’abnégation et bien d’autres qualités encore, y apparaît en beauté. Et l’on éprouve un grand charme à ces récits et à ces enseignemens, dictés tout d’une traite par le vieux guerrier se remémorant ses campagnes et parlant une langue à laquelle la verve gasconne donne une piquante saveur.


La défense des places fortes est un sujet capital auquel Monluc a consacré une longue « remontrance, » car « il n’y a ville qui se perde sans amener une grande perte de pays. » Ses enseignemens n’ont pas vieilli et peuvent encore aujourd’hui être médités avec profit.

Les devoirs incombant au chef qui a assumé la responsabilité de conserver à son pays une ville fortifiée compteront toujours parmi ceux qui, à la guerre où tout est cependant dévouement et sacrifice, exigent la plus grande énergie, la plus grande abnégation, la plus grande force d’âme. Les règlements de nos armées n’ont jamais varié sur ce point : tous ont proclamé la nécessité pour un gouverneur assiégé de résister jusqu’à la dernière extrémité, malgré l’affaiblissement de la garnison, malgré la brèche ouverte dans l’enceinte. La « Remontrance du seigneur de Monluc aux gouverneurs des places » est d’une rare véhémence. Le vieux guerrier apostrophe avec indignation les gouverneurs qui capitulent avant d’avoir rigoureusement épuisé tous les moyens de résistance : « Le Roi ne vous l’avait pas donnée, cette place, pour y vivre seulement, mais pour y mourir, s’il était besoin, en combattant. Vous ne vous y êtes point enfermé pour la perdre, mais pour la conserver. »

Et que le gouverneur ne vienne pas mettre en avant l’épuisement de la garnison, car il cherche à masquer sa propre dépression. Il doit donner l’exemple à ses soldats et alors « je m’assure qu’ils tiendront le même chemin que vous tiendrez et il n’y a rien qu’ils ne fassent, il n’y a incommodités qu’ils ne souffrent. » Le rationnement des vivres ne doit pas davantage être un motif de capitulation, ce serait s’exposer à un vilain reproche de « perdre son honneur pour remplir son ventre. » Il ne faut pas non plus croire que l’honneur est sauf, parce que l’ennemi vous aura fait quelques concessions. « Vous qui vous enfermez dans les places, avisez à ne pas prendre sitôt l’effroi…, Ne pensez pas sauver votre honneur pour emporter ou votre enseigne ou quelque pièce d’artillerie, car tout cela enfin n’est pas grand cas, et celui qui vous assiège vous l’accorde aisément, pourvu qu’il en ait le profit et vous la honte et le dommage[2]. »

Mais l’heure des défaillances a sonné : le gouverneur pusillanime a rendu la place, a signé la douloureuse capitulation. Voici le misérable sort qui l’attend :


Au lieu de louanges, vous aurez des injures ; on vous tournera le dos, chacun vous montrera du doigt, de sorte que, cent fois par jour, vous maudirez l’heure que vous n’êtes mort dans votre place plutôt que de la rendre… Non seulement le Roi, les princes et seigneur. vous verront de mauvais œil, mais les femmes et les enfans ; Et je veux encore passer plus outre : votre propre femme, encore qu’elle fasse semblant de vous aimer, elle vous haïra… Elle voudrait qu’une canonnade vous eût emporté. Ainsi, vous voilà bien accommodé, monsieur le gouverneur, qui aurez perdu votre place, vu que, dans votre propre lit, on vous maudira.


D’accord avec ces principes, Monluc refusa avec obstination de signer, au nom du roi Henri II, la capitulation de la ville de Sienne, dans laquelle il venait de faire une résistance opiniâtre de dix mois (juillet 1554-avril 1555), et il tint bon pour que l’acte qui remettait la place aux troupes impériales fût signé par les négociateurs siennois. « Jamais, déclara-t-il, le nom de Monluc ne se trouvera sur une capitulation. »

Au XVIe siècle, la science de la fortification commençait a n’être plus seulement le fait d’ingénieurs italiens ou espagnols. Des capitaines s’étaient formés aux méthodes du célèbre Pedro de Navarro[3] et y avaient même apporté des perfectionnemens. Monluc, doué d’un grand bon sens, fort d’une expérience acquise au cours des guerres contre les Impériaux en Italie et en France et contre les réformés en Guyenne et en Saintonge, était devenu un maître dans la conduite de la guerre souterraine, dans l’art de la sape. En outre, comme nous le verrons, il sut mieux qu’aucun chef obtenir d’une troupe le pénible effort qu’exige tout travail entrepris pour se retrancher en présence de l’ennemi.

C’est la terre et encore la terre qu’il faut creuser et relever en masse couvrante, tantôt détrempée par la pluie et sans consistance, tantôt dure et « pleine de petits cailloux, de sorte que cent hommes n’eussent pas fait en un jour vingt pas de tranchée. » Ce sont les gabionnades, les fascinages, les plates-formes qu’il faut construire en amenant, à grand renfort d’attelages, les matériaux des bois voisins.

Le siège de Thionville (juin 1558) nous fait voir le sire de Monluc donnant sa mesure comme ingénieur et en remontrant même aux gens de métier. La place était défendue par une garnison de deux mille Wallons et Espagnols. Après une reconnaissance, le duc de Guise et le maréchal Strozzi décidèrent qu’il fallait s’approcher des remparts éloignés de 600 pas et commencer les tranchées le plus près possible de la ville. On gagne donc un village, mais le terrain était plan et découvert « de façon qu’un oiseau ne pouvait paraître qu’il n’y fût vu. » Les Espagnols aperçoivent la troupe qui s’avance, et aussitôt les batteries de la porte de Luxembourg entrent en action, ballant le village dont ils ne laissent pas une maison debout « et étions contrains de nous tenir dans les caves. » Si loin que l’armée fût encore des remparts de Thionville, il fallut bien commencer à ouvrir boyaux et tranchées. Monluc demanda à Strozzi douze cents lansquenets pour aider les pionniers dans leur travail. Dans les cas critiques, toute la troupe, sans distinction d’armes, comme cela s’est toujours fait dans la guerre actuelle, était employée à remuer la terre. L’eau se trouvait près du sol, les blés fort heureusement étaient mûrs et l’on put placer des gerbes en guise de fascines pour surélever la masse couvrante. « Et demeurâmes sept ou huit jours avant que nous fussions à deux cents pas de la ville pour ce que les nuits étaient courtes et, dès que le jour paraissait, les ennemis nous foudroyaient dans les tranchées, et n’y avait ordre d’y travailler que la nuit. » Monluc infatigable dirigeait, surveillait, activait les travaux, ne quittant pas le chantier. Le maréchal Strozzi lui-même n’en bougea jamais, sinon pour aller de trois jours en trois jours à sa tente, afin d’y changer de vêtemens.

Strozzi avait d’ailleurs autant de confiance, sinon plus, dans l’expérience et le savoir-faire de Monluc que dans la science de son ingénieur ; aussi lui laissa-t-il faire des tranchées à sa manière, « car nous les avions au commencement faites un peu trop étroites à l’appétit d’un ingénieur. » La tranchée étroite offre plus de sécurité : encore faut-il qu’on puisse y circuler et y séjourner sans trop de difficultés. Une troupe d’infanterie occupant une tranchée trouvera rarement à sa guise l’œuvre du Génie et ne lui ménagera pas les critiques. Ces rivalités inoffensives existaient déjà au XVIe siècle, et il n’est pas étonnant d’en trouver la trace dans les Commentaires. Monluc eut le mérite d’inventer au siège de Thionville une disposition ingénieuse pour le tracé des tranchées et il la décrit avec complaisance. « Je faisais, de vingt pas en vingt pas, un arrière-coin tantôt à main gauche et tantôt à main droite ; et le faisais si large que douze ou quinze soldats y pouvaient demeurer à chacun avec arquebuses et hallebardes. Et ceci faisais-je, afin que, si les ennemis me gagnaient la tête de la tranchée et qu’ils fussent sautés dedans, que ceux qui étaient en arrière les combattissent ; car ceux des arrière-coins étaient plus maîtres de la tranchée que ceux qui étaient au long d’icelle, et trouvèrent Monsieur de Guise et le maréchal fort bonne cette invention. »

Les arrière-coins, appelés aussi par Monluc des « encoignures, » marquaient en effet un progrès réel dans la guerre de tranchées. Pour la première fois dans la fortification il était fait application de ce principe inscrit depuis dans nos règlemens, à savoir : qu’une ligne de tranchées se défend moins par des feux directs que par des feux de flanquement. Il semble qu’Allent, l’historien du Génie, tout en appréciant le tracé de Monluc, n’ait vu dans ce dispositif que de simples places d’armes où on logeait des soldats « pour soutenir les travailleurs[4]. » Les arrière-coins étaient destinés à procurer des vues de flanc sur l’ennemi et permettaient de le repousser, alors même qu’il avait pénétré dans la tranchée ; ils servaient également à abriter les troupes ayant mission de contre-attaquer. Cela résulte clairement de deux passages des Commentaires.


Monluc n’est pas seulement un technicien, il sait à merveille, comme nous l’avons dit, faire travailler la troupe et en obtenir le maximum de rendement. Il connaît à fond l’âme du soldat et ce qu’on peut demander à celui-ci, lorsqu’on paye de sa personne. L’influence personnelle, l’ascendant moral du chef, ne doivent pas en effet s’exercer seulement dans le combat, mais chaque fois qu’il y a un effort à exiger de la troupe. Ainsi le comprenait Monluc, toujours prêt à donner l’exemple.

En 1545 devant Boulogne, les pionniers se débandent, « comme c’est l’ordinaire de cette canaille, » avant d’avoir terminé la courtine d’un ouvrage que l’on avait décidé de construire pour bloquer la ville au pouvoir des Anglais. Le vieux maréchal du Biez, lieutenant du roi, après avoir vainement cherché à embaucher d’autres pionniers, voulut faire exécuter le travail par les soldats ; ceux-ci se dérobèrent, objectant que ce n’était point leur métier. La situation était critique : les Anglais venaient de recevoir des renforts. « Je me résolus, dit Monluc, de trouver le moyen pour faire travailler les soldats, qui fut de donner à chacun qui travaillerait cinq sols comme aux pionniers. Monsieur le Maréchal me l’accorda fort volontiers, mais je n’en trouvai pas un qui y voulût mettre la main. » que fait Monluc ? Il prêche d’exemple : il réunit sa compagnie à trois autres commandées par ses proches parens et don ! , les soldats « ne m’eussent osé refuser. » Les outils ne manquent pas, il y en a un dépôt dans une grande tente que le maréchal avait fait dresser à cet effet. On se met en marche pour le chantier.


Comme je m’en vins à la courtine, je commençai à mettre la main le premier à remuer la terre et tous les capitaines après. J’y fis apporter une barrique de vin avec mon dîner beaucoup plus grand que je n’avais accoutumé, et les capitaines, le leur, et un sac plein de sols que je montrai aux soldats. Et, après avoir travaillé une pièce, chaque capitaine dîna avec sa compagnie, et à chaque soldat nous donnions demi-pain, du vin et quelque peu de chair… Et après que nous eûmes dîné, nous nous remîmes au travail en chantant jusque sur le tard, de sorte qu’on eût dit que nous n’avions jamais fait autre métier.


Le lendemain matin, d’autres compagnies suivirent l’exemple donné et reçurent pareil traitement ; le troisième jour, il n’y avait plus de soldats récalcitrans, tous faisaient joyeusement besogne de- pionniers. En huit jours, la courtine était achevée. Les ingénieurs déclarèrent que les soldats avaient fait dans ce laps de temps quatre fois plus de besogne que n’eussent fait les pionniers en cinq semaines. « Et notez, ajoute Monluc, que les capitaines, lieutenans et enseignes ne bougeaient de l’œuvre, non plus que les soldats et servaient de solliciteurs. » Les conseils qui suivent ce récit sont une des belles pages des Commentaires et doivent être entendus de tout chef militaire.


J’ai voulu écrire ici cet exercice pour montrer qu’il ne tiendra aux soldats qu’ils ne fassent tout ce qu’on voudra, mais aussi il faut trouver le moyen de les y faire faire de bonne volonté et non de force. Mettez la main à l’œuvre le premier ; votre soldat de honte vous suivra et fera plus que vous ne voudrez… O capitaines, mes compagnons, combien de fois voyant les soldats las et recrus ai-je mis pied à terre, afin de cheminer avec eux pour leur faire faire quelque grande traite[5] ! Combien de fois ai-je bu de l’eau avec eux, afin de leur montrer exemple pour pâtir ! Croyez, mes compagnons, que tout dépend de vous et que vos soldats se conformeront à votre humeur, comme vous voyez ordinairement. Il y a moyen en toutes choses ; parfois il y faut de la rudesse, mais ce ne doit être contre le gros, mais contre quelque particulier qui voudra gronder ou empêcher les autres qui sont en bonne volonté.


Et ce ne sont pas seulement les capitaines, lieutenans et enseignes qui doivent mettre la main à l’ouvrage pour encourager les hommes. Les princes et les seigneurs venus aux armées pour assister aux opérations sont invités par Monluc à payer de leur personne et à donner l’exemple.

En 1551, Messieurs d’Aumale et de Nemours, le comte d’Enghien et son frère le prince de Condé, le comte de Charny et son frère Monsieur de La Rochefoucaud, amenant avec eux une nombreuse suite de noblesse, viennent en Piémont pour suivre la campagne du maréchal de Brissac. Celui-ci avait projeté de surprendre le fort de Lanzo ; il partit un matin avec la cavalerie et les princes pour reconnaître la position. Monluc, qui souffrait fort d’une hanche déboîtée quelques jours auparavant à la prise de Chieri, venait à l’arrière, conduisant l’artillerie. Arrivé le soir au quartier du maréchal, il apprend qu’un contre-ordre avait été donné et que l’on avait décidé de s’en retourner, l’opération étant jugée irréalisable : le château, juché sur un piton rocheux, ne pouvait être battu par le canon que d’un étroit palier, réputé inaccessible à l’artillerie. Monluc ne se fie pas à ce rapport et veut, malgré sa blessure, voir les choses par lui-même. Et le voilà hissé sur un mulet, gravissant un sentier escarpé « où les anges auraient eu assez affaire d’y monter » et où en plus « les arquebusades étaient à bon marché. » Il reconnaît qu’en faisant ouvrir par les pionniers une piste en lacets, on pourra monter l’artillerie et l’établir sur le palier, « au cul du château. » Il redescend de rochers en rochers, tantôt sur son mulet, tantôt à pied, soutenu par deux de ses officiers, « qui le menaient en épousée sous les bras ; » il va trouver Brissac et le supplie de revenir sur sa décision, se faisant fort de conduire l’artillerie sur la position. Le maréchal commence par résister ; mais les princes appuyant chaudement le plan de Monluc, il se laisse convaincre, si folle que lui paraisse l’entreprise. « Alors je dis à Monsieur de Nemours : « Monsieur, il faut que vous autres princes et seigneurs mettiez la main en cette affaire et que vous montriez le « chemin aux soldats, afin que, s’ils voulaient reculer à ce grand « travail, nous puissions leur reprocher que les princes et seigneurs y ont mis la main plutôt qu’eux. » Et Monluc leur assigne comme tâche d’amener avec leurs gentilshommes les pièces au pied des pentes, d’où elles seront tirées par pionniers et soldats et hissées à l’emplacement de la batterie. Les princes et seigneurs qui étaient à l’armée pour leur plaisir, sans y avoir de charge, acceptent avec enthousiasme, et « ils ne se reposèrent de toute la nuit jusqu’à ce qu’à la clarté des torches ils eussent posé l’artillerie au pied de la montagne. » A trois heures du matin, les pièces entraient en action et le fort capitulait quelques heures après.

Cette solidarité du chef et de la troupe est une chose éminemment française. On voit que, même à cette époque lointaine, la distance entre l’officier et le soldat s’effaçait parfois et que les dangers et la misère supportés en commun créaient entre eux une sorte de fraternité. « Le maréchal de Brissac aimait et honorait jusqu’aux simples soldats ; les bons hommes, il les connaissait par leur nom. » Il arrive parfois que le soldat regimbe at grogne, mais on en a raison avec quelques paroles, car en ces gens-là, comme le dit Monluc, il n’y a point « d’arrière-boutique. » Rappelons-nous que l’armée qui a accompli à travers l’Europe la plus grande marche victorieuse était composée de soldats qu’on appelait des grognards.

Dans nos armées qui remuent de la terre nuit et jour depuis trois ans et plus, les conseils de Monluc ont été largement mis en pratique. Le commandement, dans des instructions réitérées, a rappelé que les unités pendant le travail devaient toujours être encadrées par leurs chefs comme pendant le combat. La guerre de tranchées a ennobli le travail de pionnier. « Tout soldat, dit l’Instruction sur les travaux de campagne, doit manier l’outil aussi bien que le fusil ; il se sert du premier quelquefois, du second tous les jours. Tout combattant doit travailler. L’exécution rapide et soignée des travaux engage l’honneur militaire des troupes qui en sont chargées. » Cette conception nouvelle aura sans doute pour effet de faire tomber en désuétude le vilain mot de corvée employé dans le langage militaire pour désigner soit tout travail qui n’est pas exercice ou manœuvre, soit la troupe chargée de l’exécuter.

La guerre de tranchées, toujours longue, toujours monotone, et dans laquelle l’ennemi est presque invisible ne saurait exciter le courage comme la guerre de mouvement ; elle est déprimante surtout pour le Français, car « notre nation ne peut pâtir longuement comme fait l’espagnole et l’allemande ; » elle développe chez l’homme cette mentalité légèrement morbide qu’on appelle, en langage de troupe, « le cafard. » D’après une fiction toute militaire, ce méchant insecte pullulerait dans certains milieux provoquant l’énervement et l’humeur grincheuse. Pour réagir contre le cafard, le chef devra maintenir haut son moral et toujours donner l’exemple de la patience. Monluc s’attribue cette qualité, tout en éprouvant le besoin d’aller au-devant d’une contradiction. « Je suis Français impatient, dit-on, et encore Gascon, qui le surpasse d’impatience et de colère, comme je pense qu’il fait les autres en hardiesse, cependant ai-je toujours été patient et ai-je porté la peine autant qu’autre saurait faire. » Il est permis de supposer que le bouillant capitaine n’arrivait pas aussi facilement à dominer son naturel.

Par contre, il devait exceller à remonter le moral d’une troupe. Sa verve gasconne lui faisait trouver de ces propos allègres et imprévus qui sont le meilleur réconfort du soldat. Dans les momens difficiles, il conseille au chef de ne pas faire voir un visage mélancolique et soucieux, mais de ragaillardir les soldats par une bonne parole. « Parlez souvent avec eux en quatre ou cinq paroles, leur disant : « Eh bien, mes amis, « n’avez-vous pas courage ? Je tiens la victoire nôtre et la mort « de nos ennemis déjà pour assurée. » Que si, dans la tranchée ou dans le boyau, le coup au but bouleverse les terres et fait quelques victimes, expliquez à vos hommes qu’en face « l’ennemi « se trouve en même peine que vous. »

Certes, les Commentaires nous présentent le récit de nombreux faits d’armes ; Monluc, dans la guerre de mouvement, se montre un chef énergique, intrépide, entraînant : il charge avec sa troupe « de cul et de tête, » cherchant toujours les lieux où se donnant les coups ; les arquebusades lui passent au long des oreilles cependant qu’il excite de la voix et du geste ses glorieux Gascons. Il n’en est pas moins vrai que la guerre de tranchées reste son fait, dans la défensive comme dans l’offensive ; c’est dans la conduite des travaux, dans les mouvemens d’approche, dans les. actions par surprise, dans les escalades, et enfin dans l’assaut qu’apparaissent dans leur plein jour ses qualités militaires.

En 1545, le maréchal du Biez ayant délibéré, d’enlever aux Anglais un fort situé près de Gravelines, confia l’opération à Monluc et à M. de Taix, qui commandaient tous deux des bandes gasconnes. Monluc envoya trois cents arquebusiers reconnaître le front d’attaque ; il était formé d’une courtine flanquée de deux bastions et protégée par deux fossés pleins d’eau, séparés l’un de l’autre par une haute levée de terre. A la vue des arquebusiers, les Anglais parurent. Il semble à Monluc qui les observait que ces gens-là « avaient fort à cœur leur retraite » et ne feraient pas longue résistance ; il décide de donner l’assaut et, s’approchant de M. de Taix, il lui dit : « Allons, monsieur, allons au combat, car nous les emporterons ; je les ai tâtés et trouve qu’ils ont plus envie de fuir que de combattre. » Les deux troupes gasconnes attendaient à l’entrée d’un pré le retour de leurs capitaines. Monluc fait sortir du rang les sergens et les harangue devant le front. « Vous autres, sergens, avez toujours accoutumé quand nous combattons d’être sur les flancs ou derrière ; et à cette heure, je veux que vous combattiez sur le devant, les premiers. Voyez-vous cette enseigne ? Si vous ne la gagnez, tant que j’en trouverai devant moi qui voudront faire le renard, je leur couperai les jarrets. » Puis, se tournant vers ses capitaines : « Et vous, mes compagnons, si je n’y suis pas aussitôt qu’eux, coupez-moi les miens. » Excités par les paroles de leur chef, les Gascons s’élancèrent.


Nous courûmes droit aux fossés, faisant toujours passer les sergens devant et passâmes le premier et second fossé et vînmes au pied de la courtine[6]. Lors je dis aux sergens : « Aidez-vous, aidez-vous avec vos hallebardes à monter. » Ce qu’ils tirent promptement. D’autres les poussaient par derrière, se jetant à coup perdu là-dedans. J’avais une hallebarde et me tenais avec la main gauche au bord. Quelqu’un de ceux qui arrivaient, ne me connaissant pas, me prit par les fesses et me poussa de l’autre côté, lequel me fit plus vaillant que je ne voulais être, car ce que j’en faisais était pour donner courage à tout le monde de se jeter de l’autre côté ; mais celui-là me fit oublier la ruse et franchir un saut que je ne voulais pas. Or, je ne vis de ma vie gens passer si vite par-dessus une courtine.


Les Anglais, attaqués en même temps sur un autre front par les bandes de Taix, abandonnèrent le fort et retraitèrent sur Calais.

De pareils coups de main ne peuvent être entrepris que lorsqu’après avoir tâté son ennemi, on l’a trouvé démoralisé, « faible de reins et aisé à prendre la fuite. » Il faut alors agir avec décision et rapidité et attaquer « sur la chaude » sans y réfléchir à trois fois ; les longues consultations font souvent manquer beaucoup de bonnes entreprises. « Donc, capitaines, chargez votre ennemi cependant qu’il est en peur dans laquelle vous l’avez mis, car si vous lui donnez loisir de se reconnaître et d’oublier sa peur, vous êtes en danger d’être plus souvent battus que non de battre l’ennemi. »

Dans une carrière de cinquante ans, Monluc n’a pas conduit seulement des camisades ou des attaques de vive force ; il a commandé des opérations régulières. Ses conseils, pleins de bon sens et d’expérience, ont inspiré nos règlemens. Il pose comme un principe absolu que le devoir de tout chef chargé d’une action militaire est de reconnaître par lui-même et de jour la position ennemie et de juger de la situation sur place. Si, dans la guerre de tranchées, c’est une obligation pour le chef, comme Monluc n’a cessé de le répéter, de se trouver au milieu des travailleurs pour les encourager, c’est pour le capitaine une obligation plus impérieuse encore d’apporter à ses hommes le réconfort de sa présence, lorsque ceux-ci sont exposés. « Quand il fait chaud en quelque lieu, si le chef n’y va pas, le reste n’y va que d’une fesse et gronde qu’on les envoie à la mort. » Il fait chaud souvent dans la guerre de tranchées : c’est l’entonnoir béant ouvert par l’explosion soudaine d’une mine et qu’il faut disputer à l’ennemi, c’est le nuage de fumées derrière lequel l’assaillant ou le défenseur cherche à masquer ses entreprises. Tous ces moyens, mines, artifices fumigènes, étaient employés au XVIe siècle, et nous les trouvons décrits dans maints passages des Commentaires.


Or, deux mines firent un grand exploit… et, sur la grande poussière qui se fit, le baron de Chepy, qui était maître-de-camp, et tous les capitaines qu’il avait avec lui montèrent incontinent sur la ruine et vinrent aux mains avec les Espagnols… et là il en mourut plus de quatre-vingts. Et leur gagnèrent encore nos gens cette tranchée qu’ils avaient faite par le milieu, car ils se voulurent retirer à cette tranchée, et les nôtres les suivirent de si près qu’ils y entrèrent aussi tôt qu’eux.


Le passage suivant, à la forme près, serait à sa place dans un communiqué de la guerre actuelle :


Et que pis est, le colonel suisse étant à la brèche, le feu se mit à une traînée que les ennemis avaient faite, que la fumée alla si haut en l’air qu’il demeura plus de grand demi-quart d’heure que homme ne se voyait, et pour cela les nôtres n’en firent rien davantage et se faulcist retirer.


La vie de camp au XVIe siècle ressemblait par plus d’un côté à la nôtre dans la guerre actuelle. A la tranchée, les intempéries, plus encore que les projectiles, étaient le mal redouté. Qui a vu une troupe descendre d’un secteur, après quelques jours d’occupation par la pluie, n’oublie plus le spectacle de ces hommes, aux capotes roidies et durcies par une épaisse couche de boue, vêtemens qu’il faudra commencer par décaper avant tout autre nettoyage. Quand Monluc et ses capitaines revenaient de la tranchée, ils n’étaient pas en plus bel équipage. « Il nous fallait changer de chausses et de chemises, car nous étions tout terre. »

La durée de la guerre avait rendu nécessaire l’octroi de permissions, comme cela s’est produit dans la présente campagne. Besoin était pour les uns de se marier ou de marier leurs enfans ; pour les autres de recueillir une succession. Il était impossible du front « d’accommoder les affaires de sa maison. » En juillet 1555, Monluc revenu du Piémont va voir le Roi à Paris pour lui faire son rapport et part comme un permissionnaire du front pour la Gascogne où il pensait bien goûter un long repos. Mais ces congés sont précaires, étant subordonnés à la marche des opérations. « A peine avais-je demeuré trois semaines à ma maison que Sa Majesté me dépêcha un courrier me mandant que je l’allasse trouver là où il serait sans marchander ni attendre autre commandement : ce que je fis incontinent, n’ayant presque vu ma maison et mes amis. » Henri II l’envoyait au Piémont commander les gens de pied sous le maréchal de Brissac. Monluc, à peine arrivé, tient à faire voir qu’il ne s’est pas rouillé pendant son congé : il emprunte à Monsieur d’Aumale un petit cheval gris et va en plein jour reconnaître la position ennemie dont il s’avance à cinquante pas, « car je leur voulais montrer que, pour avoir vu ma femme, je n’avais rien oublié de ce que je soûlais faire. »

On ne s’attendrait pas à voir le rude guerrier qu’est Monluc attacher une grande importance à la recherche de sa table. Beaucoup des capitaines qui le suivaient dans les camisades et les assauts devaient penser que ce Gascon se nourrissait de quelque maigre ragoût à saveur méridionale. Il n’en était rien. Monluc avait le meilleur vivandier de l’armée et sa popote était la mieux tenue après celle du duc de Guise. Le récit du dîner qu’il donna dans sa tente a ce dernier et au duc Jean-Guillaume de Saxe est une joyeuse page des Commentaires.

L’armée du duc de Guise ayant fait, après la prise de Thionville (juin 1558) quelques démonstrations sur le Luxembourg, vint au repos en Picardie. Le duc établit son quartier le 28 juillet à Pierrepont. Le roi Henri II, ayant manifesté le désir de passer les troupes en revue, vint loger au château de Marchais chez le cardinal de Lorraine. L’armée d’alors n’avait rien d’une armée nationale : à côté des dix-huit enseignes françaises de Monluc, on voyait les sept enseignes de reitres du duc Jean-Guillaume de Saxe et les six enseignes de gens de pied de Jacob d’Augsbourg, sans compter les Suisses commandés par Guillaume Frohlich. Le 8 août au matin, par une chaleur torride, les troupes quittent leurs cantonnemens et viennent se masser pour la revue ; Les maréchaux de camp Bordillon et Tavannes sont sur le terrain, indiquant à chaque fraction son emplacement. A huit heures, l’armée rangée en bataille s’étend sur une longueur d’une lieue et demie. Sous un soleil de plomb, le duc de Guise passe devant le front des troupes pour les inspecter avant de les présenter au Roi ; il arrive devant les enseignes de Monluc


Et passant M. de Guise devant notre bataillon, il dit : « Plût à Dieu qu’il y eût ici quelque bon compagnon qui eût un flacon de vin et du pain, pour boire un coup, car je n’aurai pas le temps d’aller à Pierrepont dîner avant que le Roi soit arrivé. » Je lui dis : « Monsieur, voulez-vous venir dîner avec moi à mes tentes ? Je vous donnerai du fort bon vin français et gascon et force perdreaux. » Alors, il me dit : « Oui, Mousseigne[7], mais les perdreaux seront de votre propre pays, des aulx et des oignons. » Je lui répondis que ce serait ni l’un ni l’autre, mais que je lui donnerais aussi bien à dîner que s’il était dans son logis, et le vin aussi froid qu’il en saurait boire et vin de Gascogne et de bonne eau. Alors il me dit : « Vous moquez-vous point, Mousseigne ? » Et je lui dis : « Non, sur ma foi ! — Oui, dit-il, mais je ne puis laisser le duc de Saxe. » Je lui répondis : « Amenez le duc de Saxe et qui vous voudrez. » Il me répondit que le duc ne viendrait pas sans ses capitaines. Et je lui répondis : « Amenez capitaines et tout, car « j’ai prou à manger pour tous. »


Monluc ne paraissait si au-dessus de ses affaires que parce que, la veille au soir, il avait invité Messieurs de Bordillon et de Tavannes à venir dîner avec leurs amis, après l’installation des troupes sur le terrain et avant l’arrivée du Roi. Comme il les voulait bien traiter, il avait recommandé à son maître d’hôtel de soigner le menu. Retenus par leur service au dernier moment, les hôtes avaient dû renoncer à la bombance projetée.


Monsieur de Guise alla chercher le duc de Saxe et ses capitaines. J’envoyai en diligence à mon maître d’hôtel, afin que tout fût prêt. Mes gens avaient fait faire une cave en terre dans laquelle l’eau et le vin y demeuraient aussi frais que glace. Et, de bonne fortune, je me trouvai force perdreaux, cailles, paons d’Inde, levrauts et tout ce que l’on eût pu souhaiter pour faire un beau festin avec pâtisserie et tartes.


Les nobles hôtes firent grand honneur au repas, et le duc de Guise sortit de la tente complimentant Monluc sur sa réception : « Vraiment, dit-il, vous êtes servi en prince. » Monluc, en fin Gascon, fit observer qu’il lui manquait, pour que le compliment fût tout à fait juste, de la vaisselle d’argent, qui lui permettrait de recevoir à sa table des princes selon leur rang. Il pria le duc de demander pour lui au Roi de quoi en acheter, et Henri II, satisfait de voir un chef français tenir si honorablement son rang, acquiesça à la demande.

Un écrivain militaire, il faut l’espérer, nous donnera quelque jour une étude complète sur Monluc. Il sera largement récompensé de sa peine par le charme qui se dégage de la lecture des Commentaires. S’il est sage pour un historien critique de résister à ce charme[8], un militaire peut s’y abandonner tout entier. Monluc est en effet la plus vivante et brillante incarnation de l’officier français ; ses idées sur le devoir militaire ont inspiré tous nos règlemens. Devoir du gouverneur dans une place assiégée, devoir de l’officier dans les travaux de tranchées, dans la reconnaissance, dans l’action par surprise, dans l’assaut, ses préceptes et ses conseils s’étendent à tout et forment aujourd’hui encore, après plus de trois siècles, la base de notre enseignement militaire. S’il sait les devoirs qui incombent au chef, sa vieille expérience, à laquelle on ne saurait en conter, lui a appris aussi à connaître la faiblesse humaine, les négligences et les fautes que ce chef peut être entraîné à commettre, ainsi que les excuses habituelles dont il peut être tenté de les couvrir : toute transaction avec le devoir sera justement flétrie dans les Commentaires. Enfin, Monluc est celui qui, un des premiers, a pratiqué cette discipline à la fois ferme et paternelle, si caractéristique de notre armée, si inconnue, au contraire, de l’officier allemand, qui ressent une souffrance d’amour-propre, s’il est rapproché du soldat, et pour lequel le salut cataleptique du subordonné est la suprême manifestation de l’esprit militaire.


Lieutenant-colonel DE CASTRIES.

  1. Cf. Commentaires de Blaise de Monluc. Édition critique publiée et annotée par Paul Courteault, Paris, 1911-1914, 2 vol. in-8 parts. Blaise de Monluc, biographie critique du même auteur, 1909, 1 vol.
  2. Allusion à la capitulation de Moncalvo (7 octobre 1555) : « Le capitaine se rendit, vies et bagues sauves avec permission de traîner une petite pièce d’artillerie pour lui sauver son honneur. »
  3. Sur Pedro de Navarro, cf. Brantôme, Grands Capitaines estrangers, éd. Lalanne, t. I, p. 136, 137.
  4. Histoire du Corps impérial du Génie, par A. M. le lieutenant-colonel du génie, Paris 1805, in-8o, t. I, p. 17.
  5. Dans un autre passage des Commentaires, Monluc insiste sur ce conseil : il compare le cheval fourbu qu’on ne peut faire avancer, même à coups d’éperons, avec l’homme qui marche avec son cœur plus encore qu’avec ses jambes. « Il ne tiendra qu’à vous, capitaines, faites comme j’ai fait souvent : quittez la botte et, à beau pied, à la tête de vos gens, montrez bien que vous voulez prendre de la peine comme eux. »
  6. Au pied de la courtine, il y avait une berme large « de plus de deux grands pas » où les soldats étaient au sec ; quant à la courtine, elle n’avait pas plus de deux crasses de hauteur.
  7. Nom familier que le duc de Guise avait l’habitude de donner à Monluc.
  8. Cf. P. COURTEAUT, Blaise de Monluc. Avant-propos.