Grands névropathes (Cabanès)/Tome 1/2


BLAISE PASCAL

Qu’on ne se méprenne pas sur le titre, d’une imprécision voulue, que vous avons, après réflexions mûres, adopté. Nous avions, depuis bien des années, imaginé l’appellation de demi-fous, que le professeur Grasset a, depuis, glorieusement consacrée. Avec un tel parrain, l’expression devait faire fortune et, loin de nous en plaindre, nous nous en félicitons ; un père qui se voit abandonné de ses enfants, se trouve tout de même flatté de les voir faire leur chemin dans le monde.

À parler franc, l’étiquette n’importe guère : qu’on les appelle névrosés ou névropathes ; surnormaux ou psycho-surnormaux ; demi-fous ou dégénérés supérieurs, il suffit de savoir qu’il est des êtres au-dessus du commun, qui jouissent de facultés éminentes, mais qui présentent un certain déséquilibre, chez lesquels la sensibilité et l’imagination l’emportent le plus souvent sur la raison.

Loin de nous la prétention de vouloir déterminer la pathogénie des facultés cérébrales transcendantes ; mais il est de notion courante, que ceux qui en sont pourvus, ont généralement une constitution physique d’une fragilité particulière, fragilité qui ne tient pas, comme l’a bien vu Moreau, à la faiblesse, à l’imperfection, à la qualité inférieure des parties de l’organisme qui en sont atteintes, mais, bien au contraire, à ce que les rouages de la machine humaine ont fonctionné avec trop d’énergie, que les ressorts en ont été trop tendus ; et « c’est uniquement dans ce dernier cas, qu’il faut entendre que les désordres psychiques chez les grands hommes, sont une preuve de la misère de notre nature.

« La disposition maladive des centres nerveux, de ces organes qui dispensent la vie à tout le reste de l’économie, donne l’explication du mauvais état de santé habituel, qui est le partage à peu près constant des hommes supérieurs ».

S’il fallait une illustration de cet aphorisme, nous n’en saurions trouver de meilleure que le cas de Pascal, qui va être l’objet de notre premier chapitre.

Qui, mieux que l’auteur des Pensées, pourrait justifier la boutade de Rousseau : « Si la nature nous a faits pour vivre en santé, la méditation est un état contre nature ; un homme qui s’ensevelit dans ses réflexions est, par conséquent, un animal dégénéré. »

Pascal était un de ces hommes dont on dit qu’ils sont « une âme revêtue d’un corps » ; en dégénérant physiquement, ils se perfectionnent moralement. La maladie, qui n’est chez le vulgaire que la déchéance, est, chez les grands chercheurs d’idées, une prédisposition naturelle au sublime.

Dès le berceau, Blaise Pascal avait montré « une de ces organisations supra-nerveuses presque toujours en dehors de l’état de santé et excessives jusque dans leurs maladies. Quelques années plus tard, éclatèrent en lui, comme d’elles-mêmes, cette puissance de conception et de travail, cette grandeur et cette singularité d’esprit, qui semblent avoir besoin de pareils organes[1] ».

Afin d’établir son dossier pathologique, il convient tout d’abord de rechercher, dans l’ascendance du personnage, le point de départ de sa névropathie.

Pour Pascal, force nous est de recourir à des relations de profanes, peu rompus à la discipline des méthodes scientifiques. Faute d’observations techniques rédigées par des hommes de l’art, nous devons nous contenter des renseignements que nous fournissent les sœurs et la nièce de Blaise, et des confidences échappées à Pascal lui-même.

Nous ne remonterons pas au delà du père du philosophe, Étienne, mort à 63 ans, sans avoir eu d’autre maladie notable, outre celle qui l’emporta au bout de quelques jours, et sur la nature de laquelle on n’est pas fixé, qu’une fracture du col du fémur, survenue à la suite d’une glissade sur la glace.

De son mariage avec Antoinette Begon, Étienne Pascal avait eu six enfants, dont un ou peut-être deux moururent en bas âge.

La mère de Pascal n’avait que 26 ans, quand elle succomba. Une de ses filles, Jacquette ou Jacqueline, née le 5 octobre 1625, mourut religieuse de Port-Royal, le 4 octobre 1661, âgée de 36 ans. Elle ressemblait beaucoup à son frère Blaise. Atteinte de la petite vérole en 1638, « elle resta toute gâtée ». Sa sœur, Gilberte, nous apprend que Jacqueline était « menue, frêle et de fort petite taille ». Elle eut des troubles digestifs fréquents, et sa santé resta toujours très délicate.

Gilberte Pascal était de tempérament plus résistant : sa vie ne fut en danger qu’au moment de ses couches, qui furent laborieuses ; elle n’eut pas moins de six enfants, de son mari et cousin Florin Périer. Elle avait 67 ans et 4 mois, quand elle mourut subitement. Marguerite Périer est le seul membre de la famille qui ait atteint un âge avancé : née en 1646, de Florin Périer et de Gilberte Pascal, « cousins germains et fils des deux sœurs », elle fut atteinte d’une fistule lacrymale, à dix ans, laquelle fut guérie miraculeusement[2]. La guérison ne fut cependant pas instantanée, mais les temps étaient aux miracles et on était alors très épris de merveilleux.

S’agissait-il vraiment d’une fistule ? Sainte-Beuve qui avait, comme on sait, suivi des cours de médecine et qui avait, même, fait un remplacement d’interne à l’hôpital Saint-Louis, opinait en faveur d’une tumeur ; or, comme l’a justement remarqué le docteur P. Just Navarre[3], la simple tumeur lacrymale peut s’affaisser très rapidement, par l’ouverture spontanée, et se réparer très rapidement aussi, en quelques jours, chez un enfant.

Marguerite Périer était, sans doute, une élue du Seigneur, car elle vécut jusqu’à 87 ans ; elle resta percluse quinze ans, le même temps que son oncle Blaise qui, désormais, nous occupera.

Dès son plus jeune âge, dès sa prime enfance, peut-on dire, Blaise Pascal est un sujet de la médecine. Il avait entre un et deux ans quand lui survint, selon l’expression de Marguerite Périer, sa nièce, « une chose très extraordinaire ». Il tomba dans une langueur semblable à celle que l’on appelle, à Paris, tomber en chartre[4].

Cette langueur s’accompagnait de phobies particulières : le jeune Blaise ne pouvait souffrir de voir de l’eau, sans entrer « dans des transports d’emportements » ; mais, chose plus surprenante, « il ne pouvait souffrir de voir son père et sa mère proches l’un de l’autre ; il souffrait des caresses de l’un et de l’autre en particulier, avec plaisir ; mais aussitôt qu’ils s’approchaient, il criait, se débattait avec une violence excessive ».

Cet état persista pendant une année ; il fut si grave, un moment, qu’on le crut désespéré.

Tout le monde disait aux parents de Pascal que c’était assurément un sort qu’une sorcière avait jeté sur leur enfant, et l’on accusait de ce méfait une des pauvres femmes à qui les époux Pascal avaient coutume de faire la charité. À la fin, importunés des sollicitations dont ils étaient l’objet, ceux-ci consentirent à faire appeler l’ensorceleuse.

Ici se passe une scène dont nous affaiblirions la saveur en l’analysant ; nous laissons la parole à Marguerite Périer, dont le récit a un charme archaïque qu’il serait regrettable de ne pas goûter.

Le colloque s’engage entre la commère et Étienne Pascal. Spectacle peu banal que ce grave magistrat en posture de suppliant devant la jeteuse de sort ; mais la vie d’un être qu’il chérit est en jeu et, à la pensée qu’il peut le perdre, il abdique toute morgue, tout orgueil de caste.

« Quoi ! il faut donc que mon enfant meure ! »

« Elle lui dit qu’il y avait du remède, mais qu’il fallait que quelqu’un mourût pour lui et transporter le sort. » L’honnête vieillard se récria :

– « Oh ! j’aime mieux que mon fils meure, que de faire mourir une autre personne. » Elle lui dit : « On peut mettre le sort sur une bête. »

« Mon grand-père, – c’est Mme  Périer qui narre, – lui offrit un cheval ; elle dit que, sans faire de si grands frais, un chat lui suffirait. Il lui en fit donner un ; elle l’emporta, et, en descendant, elle trouva deux capucins qui montaient, pour consoler ma grand’mère de l’extrémité de la maladie de cet enfant. Ces pères lui dirent qu’elle voulait encore faire quelque sortilège de ce chat ; elle le prit et le jeta par une fenêtre, d’où il ne tomba que d’une hauteur de six pieds et tomba mort ; elle en demanda un autre, que mon grand-père lui fit donner. La grande tendresse qu’il avait pour cet enfant fit qu’il ne fit pas attention que tout cela ne valait rien, puisqu’il fallait, pour transporter le sort, faire une nouvelle invocation au diable ; jamais cette pensée ne lui vint dans l’esprit, elle ne lui vint que longtemps après ; et il se repentit d’avoir donné lieu à cela.

« Le soir, la femme vint et dit à mon grand-père qu’elle avait besoin d’un enfant qui n’eût pas sept ans et qui avant le lever du soleil, cueillit neuf feuilles de trois sortes d’herbes, c’est-à-dire trois de chaque sorte. Mon grand-père le dit à son apothicaire, qui dit qu’il y mènerait lui-même sa fille, ce qu’il fit le lendemain matin. Les trois sortes d’herbes étant cueillies, la femme fit un cataplasme, qu’elle porta à sept heures du matin à mon grand-père, et lui dit qu’il fallait le mettre sur le ventre de l’enfant. Mon grand-père le fit mettre, et, à midi, revenant du palais, il trouva toute la maison en larmes et on lui dit que l’enfant était mort ; il monta, vit sa femme dans les larmes et l’enfant dans son berceau, mort, à ce qu’il paraissait. Il s’en alla et, en sortant de la chambre, il rencontra sur le degré la femme qui avait porté le cataplasme, et, attribuant la mort de cet enfant à ce remède, il lui donna un soufflet si fort, qu’il lui fit sauter le degré. Cette femme se releva et lui dit qu’elle voyait bien qu’il était en colère, parce qu’il croyait que son enfant était mort, mais qu’elle avait oublié de lui dire le matin qu’il devait paraître mort jusqu’à minuit et qu’on le laissât dans son berceau jusqu’à cette heure-là et qu’alors il reviendrait. Mon grand-père rentra et dit qu’il voulait absolument qu’on le gardât sans l’ensevelir. Cependant l’enfant paraissait mort ; il n’avait ni pouls, ni sentiment ; il devenait froid et avait toutes les marques de la mort ; on se moquait de la crédulité de mon grand-père, qui n’avait pas été accoutumé de croire à ces sortes de gens-là.

« On le garda donc ainsi, mon grand-père et ma grand’mère, toujours présents, ne voulant s’en fier à personne ; ils entendirent sonner toutes les heures et minuit aussi, sans que l’enfant revînt. Enfin, entre minuit et une heure, plus près d’une heure que de minuit, l’enfant commença à bâiller ; cela surprit extraordinairement ; on le prit, on le réchauffa, on lui donna du vin avec du sucre, il l’avala ; ensuite la nourrice lui présenta le téton, qu’il prit sans donner néanmoins de marques de connaissance et sans ouvrir les yeux ; cela dura jusqu’à six heures du matin qu’il commença à ouvrir les yeux et à connaître quelqu’un. Alors, voyant son père et sa mère l’un près de l’autre, il se mit à crier comme il avait accoutumé ; cela fit voir qu’il n’était pas encore guéri, mais on fut au moins consolé de ce qu’il n’était pas mort, et environ six à sept jours après, il commença à souffrir la vue de l’eau. Mon grand-père, arrivant de la messe, le trouva qui se divertissait à verser de l’eau d’un verre dans un autre entre les bras de sa mère ; il voulut s’en approcher, mais l’enfant ne le put souffrir, et, en trois semaines de temps, cet enfant fut entièrement guéri et remis dans son embonpoint[5]. »

La pièce qu’on vient de lire est de 1624 ; la croyance aux sorciers était alors à peu près générale.

On s’est étonné qu’un homme aussi savant qu’Étienne Pascal, président de la Cour des Aides de sa province, fils du Trésorier de France à Riom, un homme de haute culture, appartenant à la bourgeoisie riche et considérée, ait pu ajouter créance aux sortilèges. On peut répondre à cela qu’il n’était pas « accoutumé à croire à ces sortes de gens-là », et y aurait-il cru qu’il aurait partagé cette superstition avec les personnages les plus distingués de son temps. Faut-il rappeler l’exemple du très docte bibliothécaire de Mazarin, un esprit des plus indépendants, Gabriel Naudé, écrivant tout un volume apologétique, « pour les grands hommes faussement soupçonnés de magie » ?

N’est-ce pas l’époque où l’on condamnait au feu les sorciers ? « Le bûcher de la maréchale d’Ancre fumait encore ; les procès, les condamnations, les exécutions capitales pour crime de sorcellerie, constituaient la législation courante… Cela faisait partie de la philosophie du grand siècle[6]. »

Avant Léonora Galigaï, Louis Gauffridi, curé de l’église collégiale des Accoules, à Marseille, avait été brûlé pour le même motif apparent, car la chute de la maréchale d’Ancre « fut due avant tout à la haine d’une aristocratie rapace, dont elle et son mari avaient pris un moment la place ».

Dix-sept ans plus tard, Urbain Grandier montait sur le bûcher ; trente ans après la mort de Grandier, un malheureux dément, qui se prétendait le Messie, Simon Morin, était condamné au feu, toujours sous le même chef d’accusation.

Les hommes du cœur le plus ferme, de la raison la plus haute, croyaient, autant qu’à Dieu, au diable[7]. Superstition et religion s’alliaient, se confondaient, et on ne saurait être surpris de retrouver chez Pascal la foi ardente qu’il tenait des enseignements d’un père encore plus pieux que superstitieux.

Une autre notion que révèle l’étrange récit de Marguerite Périer, c’est que, dès le berceau, Blaise Pascal a offert des altérations cérébrales, qui pouvaient passer alors, à bon droit, pour extraordinaires, notamment ces étranges phobies que sa nièce nous a fait connaître.

Ce qu’il y a, en outre, de remarquable, c’est la précocité de son génie. Il avait dix ans, quand lui arriva l’aventure qu’a rapportée la même narratrice, dont les confidences nous sont si précieuses.

« Une fois entre autres, quelqu’un ayant, sans y penser, frappé à table, un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendait un grand son, mais qu’aussitôt qu’on eut mis la main dessus, cela s’arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le portant à en faire beaucoup d’autres, il y remarqua tant de choses, qu’il en fit un traité à l’âge de onze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné… »

À douze ans, il découvrait, pour ainsi dire, la géométrie : « il poussa ses recherches si avant, qu’il en vint jusques à la trente-deuxième proposition du premier livre d’Euclide. » À l’âge de 16 ans, il faisait un Essai sur les coniques, « où Descartes refusa de voir l’œuvre d’un esprit aussi jeune ».

On criait au prodige, au sublime, partout on s’extasiait. Un soir, après une comédie jouée par des acteurs de son âge, la duchesse d’Aiguillon tint à présenter elle-même à Richelieu le prodigieux mathématicien que s’annonçait déjà le jeune Pascal, et le grand cardinal s’inclina devant l’enfant génial.

Les excès de travail n’allaient pas tarder à avoir raison de cette frêle constitution.

« Mon père, Mme  Périer reprend la plume, prenait un plaisir tel qu’on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisait dans toutes les sciences, mais il ne s’aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvaient beaucoup intéresser sa santé ; et, en effet, elle commença d’être altérée, dès qu’il eut atteint l’âge de dix-huit ans. Mais, comme les incommodités qu’il ressentait alors n’étaient pas encore dans une grande force, elles ne l’empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires… Cette fatigue et la délicatesse où se trouvait sa santé depuis quelques années le jetèrent dans des incommodités qui ne l’ont plus quitté ; de sorte qu’il nous disait quelquefois que, depuis l’âge de dix-huit ans, il n’avait pas passé un jour sans douleur. »

Jusque-là, rien que de vague, d’indéterminé. Mais vient la première maladie sérieuse, en 1647 : Pascal a 24 ans, il a réalisé déjà une bonne partie de ses découvertes, il a imaginé maints instruments ingénieux[8].

« Il tomba, dit sa nièce, dans un état fort extraordinaire, qui était causé par la grande application qu’il avait donnée aux sciences, car les esprits étant montés trop fortement au cerveau, il se trouva dans une espèce de paralysie, depuis la ceinture en bas, en sorte qu’il fut réduit à ne marcher qu’avec des patins ; ses jambes et ses pieds devinrent froids comme du marbre, et on était obligé de lui mettre tous les jours des chaussons trempés dans de l’eau-de-vie, pour tâcher de faire revenir la chaleur aux pieds. Cet état où les médecins le virent les obligea de lui défendre toute sorte d’application. Cet esprit si vif et si agissant ne pouvait pas demeurer oisif. »

Avant d’aller plus loin, déterminons la nature de cette paralysie dont fut atteint temporairement Pascal. Il est bien évident qu’elle n’était pas, comme certaines paralysies brusques, « le résultat d’une altération matérielle profonde, permanente » ; car, dans ces cas, l’abolition des mouvements est ordinairement, elle-même, « permanente et irrémédiable ».

Pascal a été atteint de paraplégie d’origine nerveuse, cela n’est pas douteux, et la suite l’a démontré sans conteste possible. Lélut propose d’appeler ces sortes de paralysies, paralysies dynamiques, par opposition aux paralysies consécutives à une lésion organique, profonde, permanente. L’affection de Pascal est de ces « ténébreuses infirmités de notre nature où, aux confins et, pour ainsi dire, au point de contact des nerfs et de l’âme, se confondent, dans une solidarité douloureuse, la vie et la pensée ».

Cette paralysie, nous préférons dire cette paraplégie, fut promptement dissipée ; car, à la fin d’avril 1647, Descartes, qui vient le voir avec le physicien Roberval, trouve Pascal debout, allant et venant par sa chambre, et causant avec animation des problèmes scientifiques qui passionnaient le savant et le philosophe.

Mais ils ne parlèrent pas que de cela. Descartes, qui avait fait des études médicales et avait des prétentions sur ce chapitre, prodigua ses conseils à son jeune émule ; et sa prescription avait, du moins, l’avantage de pouvoir être facilement suivie. Il engagea Pascal, à « se tenir tous les jours au lit, jusqu’à ce qu’il fût las d’y être, et de prendre force bouillons[9] ». On n’en fit rien, naturellement, et la famille préféra s’en rapporter aux Purgons qu’elle avait mandés, et qui avaient ordonné bains et saignées.

« Nous fûmes embarrassés toute la journée, écrivait Jacqueline Pascal à Mme  Périer, à lui faire prendre son premier bain. Il trouva que cela lui faisait un peu mal à la tête, mais c’est qu’il le prit trop chaud ; et je crois que la saignée du pied, dimanche au soir, lui fit du bien, car lundy, il parla fort toute la journée, le matin à M. Descartes, l’après-midi à M. Roberval… et cependant il n’en eut point d’autre mal que de suer beaucoup la nuit et de fort peu dormir ; mais il n’eut point les maux de tête que j’attendais après cet effort… »

L’état de Pascal ne s’améliorait pas, les symptômes ne s’amendaient point. Gilberte raconte que son frère « était alors travaillé par des maladies continuelles, et qui allaient toujours en augmentant… Il avait, entre autres incommodités, celle de ne pouvoir rien avaler de liquide, à moins qu’il ne fût chaud, encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte ; mais comme il avait, outre cela, une douleur de tête insupportable, une chaleur d’entrailles excessive et beaucoup d’autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l’un durant trois mois ; de sorte qu’il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte, ce qui était un véritable supplice, qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu’il s’en soit jamais plaint ».

Quarante-cinq purgatifs en trois mois ! Ne jetons pas les hauts cris : la doctrine humorale battait son plein et tous les Diafoirus que devait flageller Molière accommodaient leurs patients de la même façon. Bouvard, médecin de Louis XIII, n’avait-il pas donné, en un an, à son auguste malade, deux cents médecines et deux cents lavements, sans préjudice de quarante-sept saignées ? Vallot n’avait-il pas administré soixante médecines au cardinal Mazarin, dans sa maladie ?

On ne connaît pas le nom des médecins de Pascal : était-ce son ami Menjot, que lui avait fait connaître la marquise de Sablé ? Pascal eut-il recours à quelques-uns des médecins, alors solitaires à Port-Royal, tels que Moreau ou Hamon ; consulta-t-il le chirurgien Dalencé, qui avait constaté le miracle de la Sainte-Épine ; ou Vallant, le médecin habituel de la marquise ; ou l’un des fils du gazetier Renaudot ? Autant de conjectures.

Quoi qu’il en soit, Pascal a présenté de l’œsophagisme, des céphalées, de l’entérite, d’origine névropathique : voilà les seuls faits à retenir.

D’autres maux assaillirent Pascal aux environs de la trentaine. Malgré sa sobriété extrême – il s’était fixé une ration, qu’il ne dépassa jamais, quelque appétit qu’il eût, et touchait à peine aux mets qu’on lui servait – il éprouva des douleurs gastriques violentes.

Sur ces entrefaites, serait survenu, le 8 novembre 1654 – Pascal avait trente et un ans – l’accident dit du pont de Neuilly, qui aurait eu, sur sa destinée, au dire de certains, une influence décisive.

C’était un jour de fête. Pascal, qui n’avait pas encore renoncé aux plaisirs de la vie mondaine, était allé, en compagnie de quelques amis, se promener à Neuilly, dans un carrosse attelé de quatre (ou de six) chevaux. Arrivés au pont, à un endroit dépourvu de garde-fou, les chevaux prirent le mors aux dents et entraînèrent l’attelage vers la Seine. Les deux premiers, brisant les traits, tombaient seuls dans le fleuve, et la voiture se trouva suspendue au bord du gouffre.

Pascal vit, cette fois, la mort de près, mais s’il en réchappa, son système nerveux en fut fortement ébranlé ; il tomba dans un évanouissement prolongé et, depuis, son imagination demeura fixée sur le grave péril qu’il avait couru : de là daterait sa résolution de renoncer au monde, et de ne penser désormais qu’au salut de son âme. Voilà ce qu’on lit à peu près partout.

Avant d’accepter cette version, il convient de rechercher si le récit même de l’événement mérite créance.

Pour les premiers biographes de Pascal, la réalité de la catastrophe ne fait pas de doute ; et, entre autres raisons qu’ils donnent pour l’établir, les suivantes seules sont à retenir.

Dans un recueil manuscrit, trouvé dans la bibliothèque des Pères de l’Oratoire, à Clermont, le P. Guerrier, qui avait copié un grand nombre de pièces originales relatives à Pascal ou à sa famille, avait consigné le passage ci-après :


M. Arnoul de Saint-Victor, curé de Chamboursy[10], dit qu’il a appris de M. le prieur de Barillon, aussi de Mme  Périer, que M. Pascal, quelques années avant sa mort, étant allé, selon sa coutume, un jour de fête, à la promenade au pont de Neuilly, avec quelques-uns de ses amis, dans un carrosse à quatre ou à six chevaux, les deux chevaux de volée prirent le frein[11] aux dents à l’endroit du pont où il n’y avait point de garde-fou et s’étant précipités dans l’eau, les laisses qui les attachaient au train de derrière se rompirent, en sorte que le carrosse demeura sur le bord du précipice ; ce qui fit prendre à M. Pascal la résolution de rompre ses promenades et de vivre dans une entière solitude.


Tel est l’unique témoignage que l’on possède, témoignage de deuxième ou même de troisième main, puisque le curé tient ce qu’il sait du prieur, à qui l’avait confié la sœur de Pascal.

On répond à cela que le curé, qui était, en même temps, chanoine de Saint-Victor, était un ami particulier de Pascal, lequel lui rendait de fréquentes visites ; que le prieur, qui devint plus tard évêque, était très lié avec la famille du moraliste ; que l’auteur, enfin, du récit, celui à qui on en doit la translation, le P. Guerrier, était un des familiers de Marguerite Périer, dont il reçut le dernier soupir.

Mais, a-t-on objecté avec assez de jugement, cet accident arrivé à un homme d’une notoriété aussi considérable que Pascal, comment aucune gazette de l’époque n’en a-t-elle parlé ?

Et d’abord, en fait de journaux, il n’y avait que celui du sieur Renaudot, notre ancêtre en journalisme, et Théophraste n’aimait guère à parler que des faits politiques ou militaires ; surtout de ceux où le cardinal jouait un rôle. Que lui importait l’aventure de Pascal ? Encore se fut-il agi de l’un des Pascal tués ou blessés à la guerre ; mais un philosophe, un écrivain, qui ne guerroyait que de sa plume, cela comptait-il aux yeux du gazetier ?

Tenons l’explication pour bonne, et poursuivons l’argumentation mise en avant par ceux qui ne veulent voir, dans le prétendu accident, qu’une simple légende.

Parcourez, disent-ils, la correspondance du grand Arnauld, les mémoires des Port-Royalistes, Fontaine, Lancelot, Du Fossé, etc., font-ils une allusion à l’événement ? En est-il seulement question dans la Vie de Pascal, par Mme  Périer, ou dans les lettres de Jacqueline ?

Victor Cousin, qui s’est beaucoup, comme on sait, occupé de Pascal, s’en est lui-même étonné : « Il est vraiment bien singulier, écrit-il, que Jacqueline Pascal, dans la lettre où elle raconte à sa sœur les motifs et les détails de la conversion de leur frère, ne dise pas un seul mot d’un accident aussi terrible, où, si elle l’eût connu, et comment aurait-elle pu l’ignorer, elle n’aurait pas manqué de voir et de faire paraître le doigt de Dieu[12]. » Nous sommes de l’avis de Cousin, et il faut supposer, ou que Blaise n’aura rien dit de l’accident à sa sœur, ce qui serait bien extraordinaire, quelque « renfermé » qu’il fût ; ou que celle-ci n’y a pas attaché autrement d’importance.

Sans affirmer qu’à aucune époque, Pascal n’a été victime d’un accident de voiture, car une telle affirmation pourrait paraître à bon droit téméraire, nous dirons, avec un critique[13], qui a serré de près le problème, que « si le fait a eu lieu, à une époque d’ailleurs indéterminée, il n’a pu avoir le caractère dramatique qu’on lui a si souvent et si gratuitement attribué… il n’a pas eu plus de retentissement dans la pensée et dans la vie de Pascal, qu’une simple entorse ou un vulgaire mal de dents ».

Pascal se convertit, c’est le seul fait certain et l’accident du pont de Neuilly, au cas où l’anecdote serait authentique, n’a pas précipité cette conversion. « Très certainement aussi, l’évolution naturelle de ses idées et, enfin, l’insoluble mystère, psychologique ou théologique, de la grâce, amenèrent la crise définitive[14]. »

Comme sur l’épisode du pont de Neuilly, nous ne possédons, sur ce qu’on a nommé l’Abîme de Pascal, qu’une seule déposition : celle de l’abbé Jacques Boileau, dont nous devons reproduire le texte, car il a donné lieu à maintes gloses :

« Cependant, ce grand esprit croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et y faisait mettre une chaise pour se rassurer. Je sais l’histoire d’original. Ses amis, son confesseur, son directeur avaient beau lui dire qu’il n’y avait rien à craindre, que ce n’était que des alarmes d’une imagination épuisée par une étude abstraite et métaphysique, il convenait de tout cela avec eux, et, un quart d’heure après, il se creusait de nouveau le précipice qui l’effrayait. »

Était-ce une vision purement imaginaire, une hallucination ; ou, puisque Pascal était un dyspeptique, tout simplement du vertige de l’estomac ? Il faudrait, avant d’adopter l’une ou l’autre de ces hypothèses, que le fait soit incontesté ; et sur ce point, semble-t-il, Sainte-Beuve a vu juste, qui écrivait : « Les disciples de Port-Royal, par dévotion, les philosophes du dix-huitième siècle, par moquerie, ont contribué à traduire en vision formelle cette circonstance mystérieuse. On est allé jusqu’à dire qu’à partir de ce temps, Pascal vit toujours un abîme à ses côtés ; il n’est question de l’abîme que dans une lettre de l’abbé Boileau, bien plus tard. Pascal, comme tous les hommes qui parlent à l’imagination, a sa légende[15]. »

Ceux qui tiennent pour l’authenticité de la « vision » de Pascal, prétendent qu’elle aurait eu lieu le lundi 13 novembre 1654, – admirez en passant cette précision – deux semaines environ après l’accident de Neuilly, de dix heures et demie du soir à minuit et demi ; on n’en sut rien de son vivant et ce n’est qu’après sa mort que se dévoila le secret si bien gardé.

Peu de jours après la mort de Pascal, un domestique s’apercevait que, dans la doublure du pourpoint de son maître il y avait quelque chose d’épais en un certain endroit. Ayant décousu le vêtement à cet endroit il trouvait « un petit parchemin plié et écrit de la main de M. Pascal et, dans ce parchemin, un papier écrit de la même main ; l’un était la copie fidèle de l’autre ».

On remit ces pièces à Mme  Périer, qui s’empressa de les montrer à plusieurs personnes de sa connaissance. Elles furent toutes unanimes à déclarer que ce parchemin ne pouvait être qu’« une espèce de mémorial, qu’il (Pascal) gardait très soigneusement, pour conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait toujours avoir présente à ses yeux et à son esprit ; parce que depuis huit ans, il prenait soin de le coudre et découdre, à mesure qu’il changeait d’habits ».

Ce serait cet étrange écrit, d’apparence cabalistique[16], ce mémorial que Condorcet a qualifié d’amulette, qui a fait douter de l’intégrité de la raison de l’auteur des Pensées, et qu’on a rattaché à « quelque chose comme une extase, une apparition, ou tout au moins au souvenir d’idées très vives, très incohérentes, dans un esprit tout à la fois très excité et très affaibli[17] ».

Les phrases brisées, les exclamations, les invocations, dont se compose ce talisman mystique, avaient, sans nul doute, une signification aux yeux de Pascal, et il est excessif de prétendre que « cet écrit, dans sa contexture bizarre, ressemble de tous points à ceux que les aliénés, dans les asiles, remettent journellement aux personnes qui les visitent[18] ».

Hallucination de la vue, tout au plus, sensation objectivée, ce fut une des mille misères nerveuses dont l’organisme de Pascal fut affecté ; mais parler de folie à ce propos, n’est-ce pas faire un procès de tendance ?

C’est, en vérité, une déformation singulière de l’esprit que de voir de la démence dans une hallucination visuelle, passagère au surplus ; comme de soupçonner presque du sadisme (le mot n’a pas été prononcé, mais on le devine entre les lignes), chez celui qui « prenait dans les occasions, une ceinture en fer pleine de pointes ; il la mettait à nu sur sa chair, et lorsqu’il lui venait quelque pensée de vanité, ou qu’il prenait quelque plaisir au lieu où il était, il se donnait des coups de coude, pour renouveler la violence des piqûres, et se faisait ainsi souvenir lui-même de son devoir ».

Sainte-Beuve, à qui il faut toujours revenir, est encore dans le vrai, en écrivant que « Pascal dominait, en général, par l’intelligence son état nerveux[19] » ; et ailleurs[20], quand, parlant des Petites Lettres, le critique les dit écrites « par un homme qui se possède aussi pleinement que possible, et sûr de lui jusqu’à en être terrible ». On peut sourire, après cela, du diagnostic de « monomanie religieuse, ou délire partiel d’ordre religieux, avec hallucinations chez un héréditaire[21] », porté avec tant d’assurance, par un aliéniste d’une autorité contestable.

Ne vaudrait-il pas mieux avouer qu’aujourd’hui nous manquons des éléments nécessaires pour apprécier et même comprendre la mentalité religieuse des chrétiens fervents du XVIIe siècle et des gens de Port-Royal, en particulier ?

Comme le fait très judicieusement observer le docteur Navarre, dans sa remarquable monographie, les aliénistes ne paraissent pas avoir assez médité la parole de Pascal sur la folie nécessaire de l’homme : Qui voudrait ne suivre que la raison, serait fou au jugement du commun des hommes.

Et puis, n’y a-t-il pas, dit très sensément le même scoliaste, une souveraine injustice à juger Pascal sur ses fragments ; à proclamer les uns admirables, à présenter les autres comme une élucubration de fou ? Quel écrivain résisterait à la production de tous les bégaiements de sa pensée, de toutes ses notes, de toutes ses impressions fugaces, de tous ses petits papiers ? Il ne faut donc point arracher Pascal de son XVIIe siècle, de son milieu, de son entourage, et le camper devant nous, pour le juger avec notre mentalité de décadents incrédules ou de sceptiques amusés[22].

C’est encore et toujours Sainte-Beuve qui, après avoir protesté, « au nom du bon sens et du bon goût, contre les physiologistes, qui réclament l’auteur des Provinciales comme un de leurs malades », nous semble avoir dit le mot juste :

« Sans nier, écrit l’auteur de Port-Royal[23], les singuliers accidents nerveux de Pascal et leur contrecoup sur son humeur ou sur sa pensée, ce qui nous paraît positif, c’est que, si malade des nerfs qu’on le voie, il demeure jusqu’à la fin dans l’intégrité de sa conscience morale et de son entendement. Le reste nous échappe. »

Le cerveau de Pascal resta toujours hors d’atteinte, alors que la maladie torturait, usait le reste de l’organisme.

Quant à sa croyance au pouvoir diabolique, dont certains lui ont fait grief, comment y trouverions-nous une infirmité de l’esprit, quand nous voyons, jusque dans le milieu du XVIIIe siècle, les médecins admettre, dans leurs rapports en justice, les possessions démoniaques[24] ?

Si, maintenant, nous reprenons l’observation clinique de Pascal, nous y verrons la confirmation éclatante de ce que nous venons d’énoncer : à savoir que, même au plus fort de la douleur, sa puissance cérébrale garda toute sa force.

On connaît l’épisode. Un mal de dents ôtait absolument le sommeil à Pascal depuis plusieurs semaines. Dans les longues nuits d’insomnie que lui occasionnait ce redoublement de ses maux, plusieurs problèmes lui revinrent comme d’eux-mêmes à l’esprit et, pour calmer ces souffrances, au lieu d’en détourner son attention, il s’y appliqua, au contraire, davantage. Remède, on en conviendra, qui suppose une volonté peu commune.

Un soir, donc, son ami et admirateur, le duc de Roannez, l’avait laissé très souffrant ; le lendemain, il venait prendre de ses nouvelles et le trouvait complètement débarrassé de sa névralgie. Comme il lui demandait le secret de sa guérison, Pascal le lui apprit, sans paraître y attacher autrement d’importance : le manuscrit de la Roulette, bien que conçu dans les affres les plus douloureuses, portait le sceau du génie.

Les Pensées furent les derniers vestiges d’une intelligence qu’abandonnait la vie. On peut suivre, sur ces ébauches, quelquefois pourtant si achevées, la faiblesse de la main qui ne pouvait suffire à les tracer. Ce n’est pas sans une respectueuse pitié qu’on voit, sur ces papiers informes, l’esprit s’arrêter au milieu d’une idée, la plume au milieu d’une phrase, quelquefois même au milieu d’un mot[25]. C’est qu’en effet, pour se servir des expressions de Mme  Périer[26], « les infirmités de Pascal ne lui donnaient plus un seul instant de relâche ; en sorte que l’on peut dire que, dans ses quatre dernières années, il n’a proprement pas vécu ».

À trente-sept ans, le 10 août 1660, Pascal écrivait à Fermat : « Je suis si faible que je ne puis marcher sans bâton, ni me tenir à cheval. Je ne puis même faire que trois ou quatre heures au plus en carrosse… Les médecins m’ordonnent les eaux de Bourbon… »

Les maux de tête étaient continuels, les digestions de plus en plus pénibles. Pascal prenait, sans jamais témoigner de la moindre répugnance, tout ce que lui prescrivaient ses médecins.

Sa dernière maladie, conte Mme  Périer, qui nous en a conservé le véridique récit, commença par un dégoût étrange, qui lui prit deux mois avant sa mort. Il lui fut conseillé de s’abstenir de tout aliment solide et de se purger.

Le 2 juillet (1662), il souffrait d’une colique très violente, qui durait encore le quatrième jour ; il n’y avait, toutefois, ni fièvre, ni accélération du pouls. En dépit de l’optimisme des médecins, le malade ne se dissimulait pas la gravité de son état.

Le 8 août, la colique continuant, les médecins ordonnent les eaux, qui produisent un soulagement momentané. Mais, au sixième jour de la boisson, Pascal sentit « un grand étourdissement, avec une grande douleur de tête ».

Les médecins soutenaient que c’était la vapeur des eaux (sic) ; qu’il n’y avait nullement lieu de s’alarmer. « On ne sent pas mon mal, répliquait doucement Pascal ; on y sera trompé ; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. »

La céphalée augmentant, on provoqua une consultation. « Les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, assurant toujours qu’il n’y avait nul danger, et que ce n’était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu’ils pussent dire, il ne les crut jamais. »

Dans la nuit du 17 au 18 août, « environ minuit, poursuit Mme  Périer, il lui prit une convulsion si violente que, dans elle fut passée, nous crûmes qu’il était mort. Dieu suspendit, comme par miracle cette convulsion et lui rendit le jugement entier comme dans sa parfaite santé ».

Il eut le temps de recevoir le viatique en complète connaissance, de répondre distinctement à toutes les questions posées par l’ecclésiastique qui lui administrait les derniers sacrements. Après avoir prononcé ces paroles : Que Dieu ne m’abandonne jamais ! il était, de nouveau, repris des convulsions, qui ne devaient plus le quitter : elles durèrent jusqu’à sa mort, qui survint au bout de vingt-quatre heures, le 19 août 1662, à une heure du matin.

Le procès-verbal d’autopsie est une pièce trop capitale, pour que nous ne la donnions pas dans son intégralité[27].


Ses amis ayant fait ouvrir son corps, on lui trouva l’estomach et le foie flétris et les intestins gangrenés, sans qu’on pût juger précisément si ç’avoit été la cause de cette terrible colique qu’il souffroit depuis un mois, ou si c’en avait été l’effet.

À l’ouverture de la tête, le crâne parut n’avoir aucune suture, si ce n’est peut-être la lambdoïde ou la sagittale, ce qui apparemment lui avait causé les grands maux de tête auxquels il avait été sujet pendant toute sa vie. Il est vrai qu’il avoit eu autrefois la suture qu’on appelle fontale, mais comme elle était demeurée ouverte fort longtemps pendant son enfance, comme il arrive souvent à cet âge, et qu’elle n’avoit pu se refermer, il s’étoit formé un calus qui l’avoit entièrement recouverte et qui étoit si considérable qu’on le sentoit aisément au doigt. Pour la suture coronale, il n’y en avoit aucun vestige.

Les médecins observèrent qu’y ayant une prodigieuse quantité de cervelle, dont la substance étoit fort solide et fort condensée, c’étoit la raison pour laquelle la suture fontale n’ayant pu se refermer la nature y avoit pourvu par un calus[28].

Mais ce qu’on remarqua de plus considérable, et à quoi on attribua particulièrement la mort de M. Paschal et les derniers accidens qui l’accompagnèrent, c’est qu’il y avoit au-dedans du crâne, vis-à-vis les ventricules du cerveau, deux impressions comme d’un doigt dans de la cire, et ces cavités étoient pleines d’un sang caillé et corrompu, qui avoit commencé à gangrener la dure-mère.


Quelle interprétation la science actuelle peut-elle donner des divers symptômes énumérés, pas toujours avec une suffisante précision, dans le document que l’on vient de lire ? « L’estomac et le foie, y est-il dit, étaient flétris et les intestins gangrenés. » Devons-nous penser à de l’ulcère ou à du cancer ; ou bien à une lésion tuberculeuse ?

Nous pencherions plus volontiers vers la tuberculose, nous souvenant que Pascal avait eu, dans son enfance, le carreau, et aussi qu’il n’a jamais été signalé, par ceux qui l’observaient de près, qu’il ait jamais eu des vomissements sanglants, ou même alimentaires ; ni d’hémorragies intestinales, révélatrices d’un carcinome.

Cependant, peut-on affirmer que Pascal ait succombé à la tuberculose et plus particulièrement, à une entérite tuberculeuse, alors que la dernière crise de colique ne s’est pas accompagnée de diarrhée colliquative ? Comment, dès lors, expliquer le terme d’intestin gangrené ?

Selon le docteur Paul Savy, médecin des hôpitaux de Lyon, ce terme pourrait se comprendre de deux façons : « ou bien, il y avait des lésions de péritonite tuberculeuse étendue, et l’intestin étant recouvert d’exsudat, présentait un aspect qui explique le terme de gangrène ; ou bien (comme on le voit parfois au cours des péritonites tuberculeuses), les brides péritonéales avaient étranglé plus ou moins une anse, ce qui expliquerait les douleurs abdominales, plus violentes les derniers temps. »

Les deux lésions, intestinale et cérébrale, peuvent-elles être reliées ?

Selon notre distingué confrère, le point de départ de l’infection a dû se faire au niveau de l’intestin, soit sous l’influence du bacille tuberculeux, soit peut-être, plus probablement, sous l’influence de microbes secondaires associés (infections développées au niveau d’une anse en voie d’étranglement et de sphacèle). Il est vrai qu’il n’y a pas eu de fièvre ; mais ces lésions ne comportent pas forcément une grande élévation thermique.

Quoi qu’il en soit, la lésion cérébrale n’a débuté que quelques jours seulement avant la mort, et il est, dès lors, impossible de conclure, comme Lélut, à un ramollissement local, dans lequel ou autour duquel se serait fait quelque épanchement de sang.

Comme l’indique le docteur Navarre, rien, dans le récit de la longue maladie de Pascal, ne nous a donné, antérieurement à l’accident ultime du 19 août 1662, la notion d’une période prodomique, à plus forte raison d’un travail de ramollissement cérébral : pas d’affaiblissement graduel des facultés ; pas de monoplégie ou d’hémiplégie, l’ictus a précédé la mort de cinq jours seulement.

« Cette céphalée gravative, qui semble en rapport avec une compression graduelle du cerveau par une hémorragie ; cette convulsion, qui se déclare le quatrième jour de cette céphalée, qui laisse le malade pour mort et qui permet cependant le retour passager de l’intelligence ; enfin, ces conclusions subintrantes et finales font nécessairement penser à une lésion des méninges. »

Mais une hémorragie méningée a des antécédents, généralement, qui la préparent : alcoolisme, syphilis ou artériosclérose ; or, rien de tout cela n’a été constaté chez Pascal.

On n’est pas davantage autorisé à soupçonner une origine embolique, en l’absence de renseignements sur l’état du cœur.

Devra-t-on admettre une hémorragie pie-mérienne d’origine toxi-infectieuse ? Mais, observe M. Raymond Tripier, ces hémorragies sont bien rares, chez les cachectiques, qui « font » plutôt de l’encéphalite hémorragique.

Serait-ce alors une tumeur cérébrale, dont Pascal aurait été affligé ?

L’autopsie, si on eût eu, à l’époque, des notions plus étendues d’anatomie pathologique, aurait pu, seule nous donner des précisions à cet égard. Tout ce qu’on peut dire de plus positif, c’est que l’affection cérébrale à laquelle a succombé Pascal, n’est apparue que cinq jours avant sa mort. L’hypothèse de ramollissement chronique, ou celles, plus inattendues, de neurasthénie voire d’intoxication plombique doivent être désormais abandonnées.

Pour notre part, nous tenons pour le plus acceptable le diagnostic porté par le docteur Savy : encéphalite hémorragique, c’est-à-dire, inflammation hémorragique du cerveau, survenant sous le coup d’une infection, « chez des sujets en pleine possession de leurs facultés intellectuelles, et surtout très jeunes ».

Tel fut, selon nous, le « cas » de Pascal.



Notes :
  1. Lélut, Annales médico-psychologiques, v. 169.
  2. Voir dans le Recueil d’Utrecht, pp. 283 et suiv., le récit du miracle de la Sainte-Épine.
  3. La Maladie de Pascal ; étude médicale et psychologique, par le docteur P. Just Navarre. Lyon, 1911.
  4. D’après La Mothe Le Vayer, cité par L. Brunschwig, « les enfants tombés en atrophie que nous disons être en chartre se portent aux Chartreux tous les vendredis de l’année ». Le Dictionnaire portatif de santé (L. de B., 1771, 3e édit.) définit ainsi le mot chartre : « Dépérissement auquel sont sujets les enfants, qui les rend secs, hectiques et tellement exténués qu’ils n’ont plus que la peau sur les os. » « C’est une espèce de marasme particulier aux enfants, accompagné d’une langueur et d’une maigreur considérables et d’un ramollissement des os, qui les rend courbés et noués. » Et le Dictionnaire de Richelet ajoute à la définition du mot : « On s’adresse à Saint-Fenin. » Les lexiques modernes sont plus explicites. Pour Nysten, chartre serait le nom vulgaire du carreau : « Cette maladie, dit Littré, retardant le développement et tenant la petite malade comme en une chartre, en une prison. » De Vailly, les annotateurs de La Curne de Sainte-Palaye, Bescherelle, enfin Hatzfeld et Darmesteter concordent tous en faveur du carreau. C’est donc bien le carreau qu’a eu Blaise Pascal, conclut le docteur Just Navarre, qui reproduit les différentes opinions ci-dessus exposées.
  5. Mémoire sur la vie de M. Pascal, écrit par Mlle Marguerite Périer, sa nièce, publié par M. V. Cousin (Pensées de Pascal, éd. de 1843, 390 et suiv.), d’après le manuscrit de la Bibliothèque nationale, supplément français, n° 1485, ancien fonds. Nous l’avons reproduit d’après Lélut, qui a fait quelques corrections au texte donné par V. Cousin, d’après celui qu’a emprunté Pr. Faugère à un manuscrit, autre, du récit en question.
  6. F. Lélut, l’Amulette de Pascal, 126.
  7. Voir dans les Mémoires du Cardinal de Retz, t. XLIV, de la collection Petitot (Paris, 1825), 133-136, un récit des plus singuliers, où le poète Voiture, Mme  de Choisy, Mlle de Vendôme, M. de Brion, et Turenne lui-même sont en posture assez ridicule.
  8. C’est de cette époque que datent à peu près tous ses travaux les plus importants : ses Nouvelles expériences sur le vide, qu’il entreprit à Rouen, alors qu’il avait 23 ans ; sa fameuse expérience du Puy-de-Dôme, qu’il avait répétée à la Tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie ; ses Traités sur l’équilibre des liqueurs, sur la pesanteur, etc.
  9. Le repos au lit, les boissons abondantes, comme le fait observer notre confrère Navarre, un médecin moderne ne prescrirait pas mieux «  pour désintoxiquer un rhumatisant ».
  10. Village situé à six lieues de Paris, près la forêt de Saint-Germain. (Note de Lélut.)
  11. Nous suivons le texte donné par Lélut. M. Giraud écrit « mors » au lieu de frein, M. A. Regnard, de même.
  12. V. Cousin, Études sur Pascal, 5e édition (Paris, 1857).
  13. V. Giraud, Blaise Pascal (Paris, 1900), 54.
  14. G. Lanson, Hist. de la Littérature française.
  15. Port-Royal (1846), t. II, 499.
  16. Lélut l’a reproduit, dans son ouvrage, avec la disposition typographique conforme à celle de l’original. (Op. cit. 154-155.)
  17. Lélut, 158.
  18. Génie et Folie, réfutation d’un paradoxe, par A. Regnard (Paris, 1899), 116.
  19. Causeries du lundi, XI, 192.
  20. Dans Port-Royal.
  21. Regnard, op. cit., 122.
  22. P. Just Navarre, la Maladie de Pascal. Lyon, 1911.
  23. T. III.
  24. Devaux, l’Art de faire des rapports en chirurgie. Paris, 1743.
  25. Lélut, loc. cit.
  26. Vie de Pascal, 36, 38.
  27. D’après le Recueil d’Utrecht, XIe pièce, 331 (cf. P.-J. Navarre, 108-109).
  28. D’après Gilles de la Tourette, Pascal aurait succombé « à des désordres intestinaux, peut-être à un étranglement interne ; les hémorragies de la dure-mère occasionnèrent peut-être les convulsions ultimes qui ne le quittèrent pas pendant les vingt-quatre heures qui précédèrent sa mort ». Mais ce que le neuropathologue note plus particulièrement, c’est, « outre le calus qui siégeait au niveau de la fontanelle antérieure, l’absence de certaines sutures, nettement notée dans la relation nécropsique, jointe à la persistance trop longtemps prolongée de cette fontanelle, observée pendant la vie ». Pour Gilles de la Tourette, il n’est pas douteux que Pascal fût atteint de troubles mentaux ; car « on sait, dit-il, quelle importance attachent aujourd’hui les aliénistes à ces déformations, à ces arrêts de développement de la boîte crânienne qui, gênant à leur tour le développement de certaines régions cérébrales, occasionneraient les troubles intellectuels observés pendant la vie. Mais la relation de cette autopsie est très succincte, les détails sont peu précis, et il est difficile de dire comment était exactement conformé ce crâne qui présentait tant d’anomalies ». Par contre, on possède un moulage du masque de Pascal, qui montre que « toute la moitié gauche de la face est le siège d’une atrophie qui, pour n’être pas très accentuée, n’en est pas moins très nette et présente ceci de particulier, qu’elle est générale et porte aussi bien sur les os que sur les parties molles… En résumé, conclut M. Paul Richer, consulté à ce propos, on peut comparer toute la moitié gauche du visage (de Pascal) à une médaille rendue fruste sous l’injure du temps et dont le type neuf et complet serait reproduit par la moitié droite ». Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, 1889, 196 et suiv.