Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/Les Deux Jumeaux et les Deux Fées
I
les deux jumeaux et les deux fées
l y avait, une fois, deux frères jumeaux,
beaux comme le jour, forts et hardis
comme des Césars. Un soir que ces deux
jumeaux revenaient de la foire de Mirande[1],
il leur fallut traverser un grand bois. C’était au
mois de juillet, vers les neuf heures du soir. La
lune brillait dans tout son plein. Tout-à-coup, ils entendirent des rires sortir d’un épais fourré d’épines.
— « Hi ! hi ! hi !
— Hi ! hi ! hi ! »
Les deux jumeaux tirèrent sur la bride de leurs chevaux.
— « Entends-tu, frère, dit l’aîné ?
— Oui, frère. Ce sont des rires de jeunes filles. »
En ce moment, sortirent de l’épais fourré d’épines deux jeunes filles, vêtues d’or et de soie, et belles comme des anges.
— « Bonsoir, jeunes gens.
— Bonsoir, demoiselles.
— Demoiselles nous ne sommes pas. Vous êtes deux frères jumeaux. Nous sommes deux Fées jumelles. Si vous voulez nous épouser, nous vous ferons riches comme la mer, et nous vous donnerons des fils beaux, forts, et hardis comme vous.
— Marions-nous, dit l’aîné. Je prends l’aînée.
— Marions-nous. Je prends la cadette.
— Eh bien, dirent les Fées jumelles, nous nous marierons demain matin. Rentrez chez vous. Mais, à la pointe de l’aube, soyez à la porte de l’église qui se trouve à l’entrée du grand bois. En attendant, gardez-vous de rien manger ni de rien boire. Autrement, il arriverait un grand malheur.
— Fées, vous serez obéies. »
Les deux jumeaux saluèrent les deux Fées, rentrèrent chez leurs parents, et ne leur parlèrent de rien. Ils allèrent se coucher, sans manger ni boire. Mais, à deux heures de la nuit, ils se levèrent doucement, doucement, et sortirent de la maison.
— « Allons, vite. Nous avons juste le temps d’arriver, avant la pointe de l’aube, à l’église qui est à l’entrée du grand bois. »
Tout en cheminant, les deux jumeaux traversèrent un champ de blé presque bon à moissonner. Sans y prendre garde, le cadet cueillit un épi, en détacha un grain, et l’écrasa sous la dent, pour voir s’il était sec.
Avant la pointe de l’aube, ils étaient devant l’église, à l’entrée du grand bois. La porte était ouverte, l’autel préparé, et les cierges allumés.
Les deux Fées attendaient, vêtues en mariées, avec la robe et le voile blancs, la couronne sur la tête, et le bouquet à la ceinture.
— « Mon ami, dit la cadette des Fées jumelles au cadet des jumeaux, tu as oublié ta promesse de ne rien manger ni boire. Ainsi, tu es cause d’un grand malheur. En t’épousant, je devenais une jeune fille comme les autres. Maintenant, voilà que je suis Fée pour toujours. »
La cadette des Fées jumelles partit, et son galant ne la revit jamais, jamais.
Alors, le prêtre et son clerc dirent la messe du mariage, à l’intention des deux autres fiancés. Cela fait, le cadet dit aux mariés :
— « Adieu. Je m’en vais loin, bien loin, me rendre moine dans un couvent. Dites à mon père et à ma mère qu’ils ne me reverront jamais, jamais. »
Le cadet partit aussitôt, et l’aîné amena sa femme chez ses parents. Le soir, avant de se mettre au lit, elle dit à son mari :
— « Écoute. Si tu tiens à moi, prends bien garde de ne m’appeller ni fée, ni folle. Autrement, il arriverait un grand malheur.
— Femme, sois tranquille. Jamais je ne t’appellerai ni fée, ni folle. »
Pendant sept ans, l’homme et la femme vécurent en contentement. Ils étaient riches comme la mer, avec sept garçons au château.
Un jour que le mari était parti pour la foire, la femme commandait à la place du maître. C’était vers la mi-juillet. Il faisait un temps superbe, et les blés étaient presque mûrs.
La maîtresse du château regardait le ciel.
— « Allons, valets. Allons, métayers. Vite, vite. Coupez le blé. Serrez les gerbes. Vite, vite. La grêle et la tempête sont proches.
— Madame, vous n’y pensez pas. Il fait un temps superbe, et le blé ne sera mûr que dans huit jours.
— Faites ce que je vous commande. »
Les valets et les métayers obéirent. Ils travaillaient encore, quand le maître rentra de la foire.
— « Femme, que font ces gens-là ?
— Mon ami, ils font ce que je leur ai commandé.
— Femme, le blé coupé n’est pas encore mûr. Il faut que tu sois folle. »
Aussitôt, la femme partit. Le soir même, la tempête et la grêle ruinèrent tout le pays.
Pourtant, la Fée revenait au château tous les matins, à la pointe de l’aube. Elle entrait dans la chambre de ses sept enfants, et les peignait, en pleurant, avec un beau peigne d’or.
— « Pauvres enfants, ne dites jamais à votre père que, chaque matin, à la pointe de l’aube, je viens dans votre chambre, vous peigner avec un beau peigne d’or. Autrement, il arriverait un grand malheur.
— Mère, nous ne le lui dirons pas. »
Mais le père s’étonnait de voir ses fils toujours si bien peignés. Il leur disait chaque matin :
— « Petits, qui donc vous tient si bien peignés ?
— Père, c’est notre servante. »
Mais le père se méfiait. Un soir, il fit semblant de s’aller coucher, et se cacha dans la chambre des sept enfants. À la pointe de l’aube, leur mère entra pour les peigner, en pleurant, avec un beau peigne d’or.
Alors, l’homme n’y put plus tenir.
— « Ma pauvre femme, viens, viens. »
Mais la Fée partit comme un éclair. Ni son mari, ni ses sept enfants, ne la revirent jamais, jamais [2].