Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Les Petits Hommes
I
les petits hommes
l y a une race de Petits Hommes, que
plusieurs appellent des Nains.
Les Petits Hommes n’ont pas un pied de haut. Ils demeurent sous terre, et dans le creux des rochers, se coiffent de bonnets velus, portent de longs cheveux et de longues barbes, s’habillent de rouge à l’ancienne mode, se chaussent de sabots d’argent, et vont armés de sabres et de lances. Ces créatures ne sont pas de la race des chrétiens. Elles ne mourront qu’à la fin du monde, et ne ressusciteront pas pour être jugées.
Les Petits Hommes ne sont pas méchants, et même ils rendent service au besoin. Si vous voulez les voir tout bleus de colère, vous n’avez qu’à crier : « Couac ! couac ! couac ! » comme les oies, qui les battent à grands coups de bec, chaque fois qu’elles les rencontrent. Si vous voulez les voir contents comme des pinsons, dites :
« Rigue, rague.
C’est aujourd’hui la paie[1]. »
Autrefois, les Petits Hommes se montraient de temps à autre. Maintenant, je n’en entends plus parler. Peut-être se sont-ils dépaysés. Peut-être n’osent-ils plus sortir le jour, à cause de la méchanceté des gens, ou par crainte d’être battus par les oies, à grands coups de bec.
Les Petits Hommes boivent et mangent comme nous. Voici comment ils se procurent ce qu’il leur faut.
Selon les saisons, la terre porte différentes récoltes : du foin au mois de juin, du blé au mois de juillet, des raisins et du maïs au mois de septembre. Il y a aussi les fruits de toutes sortes, qui viennent chacun en son temps, et le bétail
gros et menu. Tout cela est pour les chrétiens. Chacun peut le voir, et le toucher à sa volonté. Mais il y a un autre genre de récoltes, un autre genre de fruits de toutes sortes, un autre genre de bétail gros et menu, que les chrétiens ne voient et ne touchent presque jamais. Tout ceci croît à la fois, pour les Petits Hommes, durant la nuit de la Saint-Sylvestre[2], depuis le coucher du soleil jusqu’à minuit, et doit être rentré sous terre, depuis minuit jusqu’au lever du soleil.
Pendant plus de sept heures, les Petits Hommes sont donc forcés de travailler comme des galériens. Puis, ils ont encore une heure juste, pour porter et remuer au jour leur or jaune, leurs piles de doubles louis et de quadruples d’Espagne qu’ils gardent dans le creux des rochers. Si cet or jaune ne voit pas la lumière une fois par an, il se pourrit, et devient rouge. Alors, les Petits Hommes n’en font plus cas, et le jettent.
Aussi vrai que nous mourrons tous, je ne parle que de ce que je sais. D’ailleurs, je ne suis pas embarrassé pour prouver ce que j’ai dit. Il y avait autrefois, à Saint-Avit[3], un tisserand chargé de famille, et pauvre comme un furet. De son vrai nom, il se nommait Cluzet. Mais quand il fut devenu riche, les gens lui donnèrent, par jalousie, le sobriquet de Cagolouidors[4]. Mon pauvre grand-père (Dieu lui pardonne !) m’a souvent conté comment ce tisserand fit fortune, et vous allez le savoir.
Cluzet n’avait pas son pareil pour prendre les lapins en toute saison, au furet, au lacet, et pour les tuer à l’affût, même dans les nuits les plus noires. Tous les ans, il faisait ainsi périr plus d’un millier de ces bêtes, que sa femme et sa fille allaient vendre, aux foires et marchés de Lectoure[5] et d’Astaffort[6].
Les nobles et les riches bourgeois, qui aimaient la chasse, n’étaient pas contents. Ils traitaient Cluzet de canaille, de braconnier, et le dénonçaient aux gendarmes. Mais lui ne faisait qu’en rire, car il mettait souvent les juges de Lectoure à même de manger de bons civets, qui ne leur coûtaient pas cher. Comme de juste, ces messieurs se gardaient bien de condamner un si brave homme.
Un soir d’hiver, veille du premier de l’an, Cluzet mangeait la soupe avec tous les siens. Cela fait, il dit à sa femme :
— « Écoute, mie. C’est demain le jour des étrennes. Je veux faire cadeau de quelques lapins au président et aux juges de Lectoure, Couche les enfants, et monte au lit. Moi, je m’en vais à l’affût. »
Cluzet prit son fusil, son hâvre-sac, ses munitions, et partit. Il glaçait, et les étoiles brillaient dans le ciel noir et sans lune.
À peine le tisserand s’était-il mis à l’affût, parmi les rochers de Gère[7], qu’il entendit crier sous ses pieds :
— « Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que tout soit prêt à minuit juste.
— Nous y allons, Maître.
Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre[8]. »
Alors, Cluzet comprit que c’étaient les Petits Hommes, qui se préparaient à leur travail de tous les ans ; et il demeura là, pour voir et entendre ce qui allait se passer.
À l’entrée d’un terrier, le Maître des Petits Hommes, un fouet à la main, regardait le ciel en criant :
— « Minuit. Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que notre provende de toute l’année soit sous terre, avant le lever du soleil.
— Nous y allons, Maître.
Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre. »
Du terrier, décampaient, sous les coups de fouet du Maître, je ne sais combien de Petits Hommes, avec des faux, des faucilles, des fléaux à battre le blé, des serpettes, des paniers de vendangeurs, des jougs, des aiguillons, enfin ce qu’il faut pour récolter toutes choses, et pour conduire le bétail.
Les Petits Hommes partis, le Maître appela le tisserand.
— « Cluzet, veux-tu gagner un écu de six livres ?
— Oui certes, Maître des Petits Hommes.
— Eh bien, Cluzet, tu vas donner un coup de main à mes gens. »
Une heure après, quelques Petits Hommes revenaient déjà de je ne sais où. Les uns conduisaient des charrettes grandes comme des moitiés de citrouilles, chargées de foin, de vendange, de maïs, et de fruits de toutes sortes. Les autres ramenaient des bœufs et des vaches, pas plus grands que de petits chiens, des troupeaux de brebis, pas plus hautes que des belettes.
Cluzet avait fort à faire pour aider les Petits Hommes, qui maintenant arrivaient par centaines. Et toujours le Maître faisait claquer son fouet, en criant :
— « Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que notre provende soit sous terre, avant le lever du soleil.
— Nous nous dépêchons, Maître.
Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre. »
Juste au lever du soleil, toute la provende des Petits Hommes était sous terre.
Alors, le Maître dit au tisserand :
— « Cluzet, voici ton écu de six livres. Certes, tu l’as bien gagné. Veux-tu en gagner un autre ?
— Oui, certes. Maître des Petits Hommes.
— Eh bien, Cluzet, tu vas donner encore un coup de main à mes gens. »
Déjà, les Petits Hommes sortaient des creux des rochers, chargés de sacs pleins d’or jaune, de sacs pleins de louis et de quadruples d’Espagne. Et toujours le Maître faisait claquer son fouet, en criant :
— « Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Nous avons une heure juste pour remuer les piles d’or jaune, que nous gardons au creux des rochers. Si cet or ne voit pas le jour une fois par an, il se pourrit et devient rouge. Alors, il faut le jeter.
— Nous y allons, Maître.
Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre. »
Cluzet avait fort à faire à vider les sacs, et à remuer l’or jaune, pour lui faire voir le jour.
Aussitôt, les Petits Hommes le reprenaient et l’emportaient vite, vite, au creux des rochers.
Une heure après, le Maître fit claquer son fouet et cria :
— « Tiens, Cluzet, voici ton autre écu de six livres. Certes, tu l’as bien gagné. Mais mes gens sont des rien qui vaille. Par leur fainéantise, trois quintaux d’or jaune n’ont pas vu le jour depuis plus d’un an. Maintenant, voilà cet or pourri et rouge. Allons, canailles. Jetez dehors cette saloperie, qui nous empesterait sous terre. »
Les Petits Hommes obéirent. Ils jetèrent dehors les trois quintaux d’or rouge. Puis, ils disparurent, avec le Maître, au fond du terrier.
Cluzet prit un louis d’or et une quadruple d’Espagne. Cela fait, il enterra le reste, et retourna chez lui.
— « Eh bien, mon homme, as-tu fait bonne prise ?
— Oui, mie. J’ai fait bonne prise.
— Montre un peu.
— Pas encore. J’ai des affaires pressées ailleurs. »
Sans prendre le temps de manger ni de boire, Cluzet partit pour la ville d’Agen, et entra dans la boutique d’un orfèvre.
— « Bonjour, orfèvre. Regarde cet or rouge. Regarde ce louis d’or et cette quadruple d’Espagne. Sont-ils aussi bons que s’ils étaient en or jaune ?
— Oui, mon ami. Si tu veux, je vais te les changer contre des écus. »
L’argent compté, Cluzet repartit aussitôt pour Saint-Avit, sans prendre le temps de manger ni de boire. En arrivant, le pauvre homme n’en pouvait plus.
— « Femme, vite, vite la soupe. Vite, la miche et le piché[9]. Je crève de faim et de soif. »
Le souper fini, le tisserand se mit au lit, et ronfla quinze heures de suite. Mais, la nuit suivante, il partit en secret pour les rochers de Gère, et revint avec un quintal d’or rouge. Les deux autres nuits, il rapporta le reste. Alors, Cluzet appela sa femme.
— « Regarde. N’avais-je pas raison de te dire que j’avais fait bonne prise, la nuit de la Saint-Sylvestre ? Maintenant, nous sommes riches. Il faut prendre du bon temps. »
Ce qui fut dit fut fait. Cluzet quitta Saint-Avit avec les siens, et ils s’en allèrent loin, bien loin, plus loin que Moissac, dans le pays de Quercy[10]. Avec ses trois quintaux d’or rouge, Cluzet acheta là un grand bois, un moulin à eau à quatre meules, vingt métairies, et un beau château, où il vécut longtemps heureux avec sa femme et ses enfants. C’était un brave homme, serviable pour ses voisins, et aumônier comme pas un. Cela ne l’empêcha pourtant pas d’être jalousé pour sa fortune. Voilà pourquoi on lui donna le sobriquet de Cagolouidors[11].
- ↑ Ces deux lignes riment en gascon :
Rigo, rago.
Est anèit la pago. - ↑ Le 31 décembre.
- ↑ Commune du département du Gers, limitrophe de celle de Lectoure.
- ↑ En gascon, ce sobriquet signifie « Chie louis d’or. »
- ↑ Chef-lieu d’arrondissement du département du Gers.
- ↑ Chef-lieu de canton du département de Lot-et-Garonne, situé non loin de Saint-Avit.
- ↑ Métairie, sise au nord de la commune de Lectoure.
- ↑ En gascon, ceci forme deux vers :
I ban, Mestre.
Auèn pas que la nèit de Sent Soulibestre. - ↑ Mesure locale, d’environ deux litres.
- ↑ Le Bas-Quercy, dont Montauban était la capitale. Ce pays est aujourd’hui compris dans le département de Tarn-et-Garonne.
- ↑ Dicté par Dupin, dit Brespos (Vêpres), propriétaire à la Bourdette, commune de Saint-Avit. J’ai retrouvé ce conte moins complet, et diversement localisé, dans cinq autres communes voisines : Lectoure, Sempesserre, Sainte-Mère, Castetarrouy, et Gimbréde.