Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/La Messe des Loups
IV
la messe des loups
es loups sont des bêtes comme les autres.
Ils n’ont pas d’âmes. Pour eux, tout finit
juste au moment de la mort. Cependant,
une fois chaque année, les Loups du même pays
s’assemblent pour entendre la messe. Cette messe
est dite par un Curé-Loup, qui a appris son métier
je ne sais où. Le Curé-Loup monte à l’autel,
juste à l’heure de minuit du dernier jour
de l’année, qui est la fête de saint Sylvestre. On
dit qu’il y a aussi des Évêques-Loups, des Archevêques-Loups,
et un Pape-Loup. Mais nul ne les a jamais vus. Pour les Curés-Loups,
c’est une autre affaire. Vous allez en avoir la preuve.
Il y avait, autrefois, dans la ville de Mauvezin[1], un brave homme qui faisait le métier de charron. L’un de ses fils travaillait avec lui comme apprenti. Un soir, après souper, le père dit au garçon :
— « Mon ami, tu as aujourd’hui vingt-et-un ans sonnés. Tout ce que j’étais capable de t’enseigner, tu le sais maintenant aussi bien que moi. Voici le moment de t’établir à ton compte. Fais courir l’œil, et tâche de bien choisir où tu dois aller. Une fois achalandé, ta n’auras pas de peine à te marier.
— « Père, vous avez raison. Il est temps de m’établir à mon compte. Quant à me marier, il y a longtemps que j’y pense. Ma maîtresse demeure à Monfort[2]. C’est une fille belle comme pas une, et honnête comme l’or. J’irai donc m’établir charron à Monfort. »
Sept jours après, le jeune homme avait fait comme il avait dit, et les pratiques ne lui manquaient pas. Sept mois plus tard, il épousait sa maîtresse. Tous deux vivaient heureux et tranquilles, comme des poissons dans l’eau.
Un soir d’hiver, sept jours avant la Saint-Sylvestre, le charron et sa femme étaient en train de souper, quand ils entendirent le bruit d’un cheval lancé au grand galop. Le cheval s’arrêta devant la porte de leur maison.
— « Hô ! Charron ! Hô ! Charron ! » cria le cavalier.
Le charron ouvrit la fenêtre, et reconnut un de ses amis de Mauvezin.
— « Que me veux-tu, mon ami ?
— Charron, je t’apporte de mauvaises nouvelles. Ton père est malade, bien malade. Si tu veux le voir encore en vie, tu n’as que le temps de partir pour Mauvezin.
— Merci, mon ami. Je pars sur-le-champ. Descends de cheval, et viens boire un coup.
— Merci, charron. J’ai des affaires pressées ailleurs. »
Le cavalier repartit au grand galop, et le charron s’en alla trouver aussitôt le devin de la commune.
— « Bonsoir, devin.
— Bonsoir, charron. Je sais pourquoi tu es ici. Ton père est bien malade, bien malade. Sois tranquille, il ne mourra pas. Mais il souffrira comme un damné de l’enfer, jusqu’à ce qu’il ait avalé le remède qu’il lui faut. Ce remède est la queue d’un Curé-Loup, que ton père mangera tout entière, avec le poil, la peau, la chair, les os, et la moelle. Veux-tu faire ce qu’il faut, pour avoir cette queue de Curé-Loup ?
— Devin, je le veux, et je te paierai ce qu’il faudra.
— Quand ton père sera près de guérir, je me paierai de mes mains, et sur tes oreilles. »
Cela dit, le devin changea le charron en Loup, qui sur-le-champ partit au grand galop pour la forêt de Boucone[3]. Les Loups le reçurent dans leur bande. Pendant six jours et six nuits, il les aida à voler des veaux et des brebis.
Le dernier jour de l’année, qui est la fête de saint Sylvestre, les Loups furent avisés d’avoir à se procurer un clerc, pour servir la messe de minuit, qu’un Curé-Loup devait dire au beau milieu de la forêt de Boucone. Alors, les Loups se dirent les uns aux autres :
— « Qui de nous est en état de servir de clerc ?
— Moi, répondit le charron.
— Eh bien, frère, tu feras ton métier. »
Une heure avant minuit, le charron avait préparé, au beau milieu de la forêt de Boucone, un autel avec des cierges allumés. Devant l’autel, les Loups attendaient le Curé-Loup, qui arriva tout habillé pour dire la messe, juste à l’heure de minuit. La messe commença donc, et le charron la servit jusqu’au dernier évangile. Alors, les Loups s’enfuirent au grand galop, de sorte qu’il ne demeura plus que le Curé-Loup et son clerc.
— « Attends, Curé-Loup. Je vais t’aider à te déshabiller. »
Le charron s’approcha par derrière du Curé-Loup, et, d’un grand coup de gueule, il lui coupa la queue ras du cul. Le Curé-Loup partit en hurlant. Aussitôt, le charron se trouva porté, sans savoir comment, dans la maison du devin de Monfort.
— « C’est toi, charron. Regarde-toi dans ce miroir. »
Le charron se regarda dans le miroir. Il était redevenu homme. Mais il avait encore les oreilles d’un loup, et tenait serrée entre ses dents la queue du Curé-Loup.
— « Charron, voici le moment de me payer de mes mains, et sur tes oreilles. »
Le devin arracha les deux oreilles de loup du charron. Aussitôt, deux oreilles de chrétien repoussèrent à la place.
— « Et maintenant, charron, tu as de quoi guérir ton père.
— Merci, devin. »
Le charron partit vite pour Mauvezin, et fit manger à son père toute la queue du Curé-Loup, avec le poil, la peau, la chair, les os, et la moelle. Aussitôt, le malade fut guéri, et il vécut encore bien longtemps[4].
- ↑ Chef-lieu de canton du département du Gers, ancienne capitale de la vicomté de Fezensaguet.
- ↑ Commune du canton de Mauvezin (?)
- ↑ Forêt entre l’Isle-Jourdain (Gers), et Toulouse (Haute-Garonne).
- ↑ Dicté par feu madame Bache de Mauvezin (Gers). Pareil récit me fut raconté par feu Bernarde Dubarry, de Bajonnette (Gers), qui localisait l’action, partie dans son village natal, partie à Réjaumont, et dans les bois qui dépendent de cette dernière commune.