Bizerte, arsenal maritime et port marchand

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Bizerte, arsenal maritime et port marchand
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 425-444).
BIZERTE
ARSENAL MARITIME ET PORT MARCHAND

La ville arabe de Bizerte étale ses blanches maisonnettes sous les murailles noires du fort d’Espagne. Ses anciens habitans, pêcheurs par métier, pirates à l’occasion, armaient précipitamment les boutres, aussitôt que la « mer d’huile » immobilisait un navire en vue de la côte. Les Bizertins prenaient-ils à l’abordage un brick chargé d’armes de Damas, de tapis de Smyrne ou de velours de Gênes ? Vite, ils remorquaient leur prise dans le port, loin des regards indiscrets, pour la « cambrioler » à loisir.

Le coup d’éventail du dey d’Alger déchaînant la vengeance française contre les pirates barbaresques, troubla l’exercice de cette industrie. De rapides frégates, en surveillance sur la côte, entravèrent les opérations et ces écumeurs de la mer s’adonnèrent à la pêche dans le lac intérieur, abandonnant aux forces naturelles le petit havre désormais inutile.

L’expédition d’Alger mit l’Afrique à la mode. Des touristes, en quête de pittoresque et d’inédit, fouillèrent les îles et les anses. Bizerte attira leur attention, comme, cinquante ans plus tard, elle captiva celle de l’opiniâtre artisan qui forgea notre empire colonial : « J’ai pris la Tunisie pour avoir Bizerte, » avouait Jules Ferry.

Tout désignait ce point comme le futur arsenal maritime de la Régence : sa position avancée au Nord du bloc tunisien ; sa situation en marge du grand axe de la Méditerranée, parcouru annuellement par 15 000 navires, qui naviguent comme de gros phalènes, dans le rayon des phares du Cap Blanc, des îles Cani : et du Cap Bon ; sa disposition idéale, où la nature a fait les trois quarts de la besogne.

La signature du traité du Bardo stimula l’enthousiasme en faveur de Bizerte arsenal. Amiraux, ingénieurs, commissions techniques, étudièrent à fond cet ensemble de lacs en cascade : l’Ishkœl, qui se déverse par l’Oued Tinja dans un autre réservoir elliptique de 12 kilomètres sur 9 (devenu la rade de l’arsenal), relié à la mer par un large couloir long de 6 kilomètres et, à cette époque, par un canal étroit et tortueux.

Aménager pour les besoins de la Marine ce merveilleux système, devint une obsession. Mais, au début, la France n’avait qu’une indépendance relative. Bizerte, posté au bord de la route où défile sur des vapeurs la moitié du blé que consomme le Royaume-Uni, pouvait devenir, en temps d’hostilités, un sujet de graves soucis pour nos voisins d’outre-Manche, et, à cette période de pré-Entente Cordiale, la France se buta au mauvais vouloir obstiné de l’Angleterre. Qui eût pu prévoir qu’en 1912, le premier ministre anglais et le premier Lord de l’Amirauté visiteraient l’arsenal de Bizerte, pour en soupeser la valeur en cas de guerre, où nous aurions partie liée avec nos voisins insulaires ?

L’opposition britannique battait son plein, quand un hardi novateur, l’amiral Aube, soumit au Conseil des ministres (1886) un projet de loi portant ouverture d’un crédit extraordinaire de onze millions « pour l’aménagement d’un port dans le lac. » Le Conseil des ministres ne crut pas pouvoir adopter la proposition de l’amiral Aube, non qu’il la désapprouvât en principe, mais, gêné par certains engagemens pris vis-à-vis des Puissances, il estimait que l’œuvre était prématurée : il fallait une préparation diplomatique. En effet, dès le 14 mai 1881, lord Lyons, ambassadeur d’Angleterre à Paris, avait protesté contre l’idée de transformer Bizerte en arsenal maritime. M. Barthélémy Saint-Hilaire lui répondait le 16 mai : « Nous n’avons pas plus le désir de nous annexer Bizerte que tout autre point de la Tunisie. Sans doute il est possible que nous soyons amenés à favoriser le développement commercial de ce port et à encourager les tentatives qui seraient faites, dans l’intérêt même de la Régence, pour en améliorer les conditions matérielles. Mais, quelles que soient les tentatives que des sociétés privées peuvent faire à Bizerte, il n’entre nullement dans nos projets de dépenser aujourd’hui des sommes énormes et de commencer des travaux gigantesques qui seraient nécessaires pour transformer cette position en un poste militaire pouvant servir de base à des opérations de guerre maritime. »

Le Conseil ajourna donc les propositions de l’amiral Aube et l’autorisa simplement, sur sa demande pressante, à expédier un torpilleur à Bizerte. Ce petit navire créa pour l’avenir une indication ; il prépara les opérations futures et fut l’embryon de la Défense mobile, concentrée dix ans plus tard dans la baie Ponty.

Depuis vingt-cinq ans, on a bouleversé les environs de Bizerte ; on a conquis des terrains sur la mer ; on a mouillé des blocs de béton, pour opposer d’insurmontables obstacles aux attaques des lourdes lames du Nord-Ouest. Ces travaux ont subi différentes alternatives, dénonçant l’incertitude, les hésitations du gouvernement.

(1887-1888) : Phase préliminaire, qui aboutit à la création d’un port de refuge pour torpilleurs ;

Trois étapes successives, caractérisées par l’abandon des premiers travaux, la création de toutes pièces d’un arsenal relié à la mer par une artère appropriée et l’aménagement d’un port de commerce ;

(1890-1895) : Comblement du vieux port ; creusement du canal d’accès à la mer ; construction de l’avant-port ;

(1900…) : Création et agrandissemens successifs de l’arsenal de Sidi-Abdallah ;

(1909…) : Installation du port marchand dans la baie Sébra.


La première période, vouée à l’utilisation du port indigène, date de janvier 1887. Après entente avec son collègue des Affaires étrangères, le ministre de la Marine chargea le lieutenant de vaisseau Massé d’aller discuter à Tunis les moyens d’ouvrir l’accès du lac intérieur de Bizerte aux bateaux calant 2m, 50. Ce chiffre, loin d’être arbitraire, représentait la profondeur d’un port de refuge pour torpilleurs. Projet d’apparence modeste, mais très hardi vu l’état des lieux.

L’ensemble du port arabe et du « boyau » coudé à angle droit qui le reliait au lac, était inutilisable. Favorisée par l’incurie musulmane, la nature avait repris possession des lieux, bouleversant les jetées, comblant le port avec le sable du large et le canal avec la vase du lac. Si bien que la moindre houle fermait le port aux embarcations. Un vapeur mouillait-il devant la ville ? Le plus souvent, il reprenait la mer, comme à Gabès, sans avoir pu débarquer ses marchandises. Par « vent frais, » des James de trois à quatre mètres déferlaient entre les ruines des deux jetées et leurs pesantes volutes balayaient les magasins en bordure des quais. Les Arabes n’y prêtaient qu’une attention distraite ; point de discussions stériles ; aucune vaine récrimination : accroupis devant la boutique du « kawadji, » les yeux perdus dans le vague, ils dégustaient en silence le vaseux moka, dans des tasses de poupée.

En remontant du port vers le lac, on tombait, au coude du canal, sur une jetée sous-marine qui facilitait la capture des bancs de poissons, mais en arrêtant aussi les vases du lac. On passait ensuite sous un pont et, après avoir traversé les pêcheries, hérissées de pieux, encombrées de filets, on atteignait enfin la magnifique nappe intérieure.

Avant d’aventurer un torpilleur dans ce dédale, il fallait : rendre le port abordable vers le large ; démolir le barrage sous-marin, couper le pont qui enjambait le canal, creuser un chenal de la mer au lac.

Le lieutenant de vaisseau Massé mit tout en train ; mais, au bout de peu de temps, appelé à d’autres fonctions, il céda la place à M. Vignot[1], officier du même grade, qui commandait le torpilleur 37.

Resté vingt mois sur les lieux, soutenu par l’espoir de faire œuvre utile, M. Vignot acheva les opérations de la phase préliminaire, malgré des embarras de toute sorte et des ressources ultra modestes. Le vide du trésor beylical et l’indifférence de la métropole mettaient le personnel en face de l’aphorisme nautique : « Débrouillez-vous ! » c’est-à-dire : « Faites quelque chose avec rien. »

Une fois de plus, les marins prouvèrent qu’on peut tout leur demander, même l’invraisemblable.

Le torpilleur 37 fournit quelques ouvriers et le directeur des Travaux publics de Tunisie, maître d’un budget abondant et de moyens variés, prêta une aide secourable aux.constructeurs improvisés qui travaillaient avec ardeur, sans oublier la consigne générale : « Agir en sourdine, » devant les Anglais et les Italiens, qui ouvraient les yeux et prêtaient l’oreille.

Pour rendre le port abordable, on protégea l’entrée par une jetée, longue d’environ 50 mètres. Mais les sondages révélèrent un phénomène de retrait et d’apport, véritable marée de sable, qui modifiait les profondeurs d’une manière déconcertante. Après une série de beaux jours, à 200 mètres du rivage, la sonde indiquait 6 mètres ; des tempêtes prolongées réduisaient parfois cette profondeur à 2 mètres.

Le port indigène était un tonneau des Danaïdes. Impossible pourtant d’en draguer les abords sans discontinuer ; vu l’état de la mer, la drague n’aurait pu travailler utilement que de loin en loin. La seule chose praticable était de projeter la digue assez loin pour avoir en tout temps une profondeur raisonnable.

Ainsi, la jetée terminée au prix de mille peines, on dut envisager d’urgence son prolongement, c’est-à-dire l’ouverture d’un nouveau crédit. Or, la Régence n’avait pas encore d’excédens de recettes, et la métropole, absorbée par la politique intérieure, ne songeait guère à la marine ni aux colonies.

Jules Ferry sauva la situation. Désireux de visiter le lac de Bizerte qu’il ne connaissait que par les cartes, il arrive un jour incognito. Le commandant du 37 s’empresse de lui fournir toutes les indications voulues.

Jules Ferry examine en détail ; il écoute les explications ; il note les réponses à ses objections, et reconnaît finalement que l’ouverture du lac aux simples torpilleurs entraine un prolongement notable de la digue. Ici, le directeur des travaux avoua la nécessité de demander à la Chambre les 500 000 francs indispensables :

— Mon cher ami, répondit l’homme d’Etat, vous ignorez ce qu’est le Parlement de France. Les sommes de 500 000 francs ne l’intéressent pas. Dressez un projet de grand port coûtant 30 millions : le Parlement le votera par acclamation.

Quoi qu’il en soit, Jules Ferry lança les travaux de l’arsenal. On retira des carions un projet d’avant-port et de canal, auquel une commission nautique donna son approbation.

Le gouvernement tunisien signa (11 novembre 1889) un traité de concession que l’adhésion du bey rendit exécutoire (17 février 1890).

Le gouvernement crut prudent de ne pas assumer ouvertement la direction de l’entreprise et se dissimula derrière un groupe d’entrepreneurs et d’actionnaires, la « Compagnie du Port de Bizerte (G. P. B.), » qui s’engagea à exécuter les travaux suivans :

Construire un avant-port compris entre des jetées convergentes ;

Creuser un canal reliant cet avant-port au goulet ;

Eclairer, entretenir et baliser l’avant-port et le canal.

La Compagnie recevait en échange :

Le droit de prélever des taxes sur les bâtimens ;

La propriété perpétuelle des terrains conquis sur la mer ;

La propriété de certains terrains domaniaux ;

Le monopole de la fourniture d’eau potable et le droit éventuel d’utiliser les eaux douces du lac Ishkœl aux irrigations des terrains avoisinans ;

Une subvention de cinq millions, à payer par le gouvernement beylical ;

La jouissance exclusive des pêcheries du lac ;

Enfin, le gouvernement promettait de construire une voie ferrée reliant Bizerte à Tunis et à l’Algérie.

La convention limitait la concession à soixante-quinze ans, au bout desquels tout revenait à l’Etat.

Quand on donna le premier coup de pioche (1890), on évaluait a cinq ans la durée des travaux. Ces prévisions se vérifièrent : en 1895, le canal, du goulet à la mer, avait 100 mètres de large au plan d’eau, 64 au plafond et 9 mètres de profondeur. L’aviso Hirondelle entra dans le lac.

Peu après, les croiseurs de l’amiral de la Jaille y pénétraient à leur tour.

En mai 1896, l’amiral Gervais y fit entrer les premiers cuirassés, Brennus et Redoutable.

Quelques jours après, la division des croiseurs de l’École i de guerre, commandée par le contre-amiral Fournier, mouillait dans le lac et les navires évoluaient dans ces eaux intérieures.

En 1898, l’escadre de l’amiral Humann y entrait tout entière, les cuirassés dans le goulet, les croiseurs dans le lac.

Ce n’est pas sans difficulté que d’aussi gros bâtimens franchirent le canal, où trois causes perturbatrices contrariaient la navigation : la houle, le courant, les remous ou tourbillons.

Le premier projet, terminé en 1895, ne prévoyait point de brise-lames pour couvrir le débouquement du canal vers le large. On croyait que la houle de l’Est, entrant par la passe de 420 mètres, qui séparait les musoirs des jetées convergentes, s’épanouirait dans l’avant-port, pour aller mourir à la plage, Pure illusion ; quand la houle soulevée par le vent de Nord-Est (direction de l’axe du canal) rencontrait la marée descendante, elle remontait le canal jusqu’au goulet, rendant très précaire le mouillage de l’avant-port.


Passons aux courans. Le lac et la mer, vases communicans, se déversent l’un dans l’autre, suivant la hauteur de leurs niveaux respectifs, hauteur soumise à deux forces, le vent et la marée, avec prépondérance pour le vent, qui détermine des courans très variables (3 à 4 nœuds), parfois de même sens pendant trente-six heures.

Enfin, les remous ou tourbillons, si gênans pour les cuirassés, provenaient de l’asymétrie des berges. On avait fait le nécessaire pour obtenir ce médiocre résultat. Des perrés inclinés à 30° bordaient toute la rive Sud ; au Nord, des perrés verticaux soutenaient le quai de la gare ; vers le milieu, une vaste échancrure servait de garage au matériel flottant ; enfin, des perrés inclinés à 30° couraient jusqu’à la sortie. Des améliorations s’imposaient. Il importait de supprimer tout aléa, de rendre de jour et de nuit l’accès de Bizerte facile et sûr et de prévoir tout incident de nature à immobiliser une escadre, dedans ou dehors. Consulté sur cette importante question, le Conseil des Travaux de la marine vota (16 mai 1899) des conclusions qui exercèrent une influence décisive sur les destinées de notre arsenal tunisien :

Etablir à l’entrée deux passes praticables en tout temps par les grands bâti mens et créer, en draguant à 10 mètres, un port de 30 hectares. Ce sera un port d’attente bien abrité ;

Régulariser la section du canal, dans toute sa longueur ;

Porter, le plus tôt possible, la profondeur à 10 mètres ;

Élargir le plafond du canal à 97 mètres, en réservant sur la rive Sud les terrains nécessaires à l’élargissement définitif (200 mètres) ;

Baliser le plafond du canal par deux lignes de bouées ;

Supprimer le stationnement des navires de commerce dans le canal.

Ce fut la Compagnie du Port de Bizerte, avec son matériel à pied d’œuvre, qui exécuta cette nouvelle série d’opérations. Le Gouvernement beylical et la marine signèrent avec elle la convention du 20 novembre 1899, et l’on commença aussitôt. En 1908, les crédits étaient épuisés : on avait dépensé 8 600 000 francs.


Voici le détail des travaux exécutés :

Prolongement de 200 mètres de la jetée Nord de l’avant-port ; construction en mer, à fleur d’eau (dans la direction Nord-Ouest — Sud-Est), d’un brise-lames long de 600 mètres, laissant, entre les extrémités des jetées convergentes, deux passes : celle du Nord, de 320 mètres ; celle du Sud, de 680 ;

Dragage de l’avant-port sur une superficie de 40 hectares, à 10 mètres au-dessous des plus basses mers, pour permettre le mouillage de deux cuirassés ;

Elargissement du canal à 240 mètres au plan d’eau et 200 mètres au plafond, avec une profondeur de 10 mètres ;

Enfin, dragage de la baie Sébra.

Ces travaux ont supprimé le « transbordeur » qui enjambait le canal, comme un monument grandiose dressé à la métallurgie. Dans le principe, le creusement du canal ayant coupé la route très fréquentée de Bizerte à Tunis, on dut établir un moyen de communication pour assurer le transit des nombreux burnous avec des moutons, des chameaux, des ânes, et même des « arabas » attelées. Bêtes et gens s’entassaient dans un-chaland à câble directeur qui barrait le canal, et qu’un Arabe, posté sur la berge, « filait » au passage des navires. Plus tard, une nacelle suspendue à un transbordeur haut de 45 mètres1 remplaça ce bac antédiluvien, qui partait à la dérive, emporté par le courant, quand on lâchait le bout du câble, dans la précipitation d’une manœuvre inopinée.

Ce très moderne transbordeur offrait deux graves inconvéniens : sa hauteur connue permettait de rectifier du large le tir des pièces et de bombarder à coup sûr ; de plus, la chute du tablier ou d’un pylône pouvait amener l’obstruction du canal. Fort heureusement pour la défense du port, on démonta ce dispositif, lorsque la largeur du canal fut doublée (1904).


L’Angleterre et l’Italie possèdent en Méditerranée des points d’appui importans par leur situation, sinon tous par leur puissance : Malte, Gibraltar, Spezzia, Naples, Maddalena, Tarente, et bientôt, dit-on, Augusta (Sicile) et Tobuck (Cyrénaïque). Avant Bizerte, la France n’avait que Toulon pour seul refuge. En guerre avec les Puissances méditerranéennes, que seraient devenues nos forces navales, avec cette base unique au Nord du bassin occidental ? Un cuirassé, blessé grièvement par une explosion de mine, aurait-il pu rallier Toulon à coup sûr ?

Précisons. Nous sommes en guerre avec un ou plusieurs ennemis. A la suite d’un combat même heureux, l’escadre française, ralentie par le remorquage des unités avariées, ses soutes à charbon et à munitions à peu près vides, ses équipages réduits par le feu, cherchera un abri pour se ravitailler, panser ses blessures et se préparer à de nouveaux combats. Si les adversaires bloquent Toulon, Bizerte est parfaitement placée pour offrir un asile inviolable.

L’amiral Gervais appuyait ces considérations :

« A Bizerte, il faut faire grand, disait-il avec raison, ne pas lésiner sur les moyens qui doivent nous donner en Méditerranée un deuxième point d’appui indispensable à toute combinaison stratégique. »

Cet aperçu sur le rôle de Bizerte mettait en relief l’effort financier nécessaire.

Restait à déterminer l’emplacement de l’arsenal. On hésitait entre deux sites : Menzel Abder-Rhaman, au Nord-Est du lac, et Sidi-Abdallah, au Sud-Ouest. En 1891, l’amiral de Beaumont, critiquant le premier emplacement, optait pour Sidi-Abdallah… Plus tard, la Commission locale de défense exposa que l’arsenal à Abder-Rhaman ferait partie du camp retranché de Bizerte, ce qui excluait toute nécessité d’une défense particulière. Sidi-Abdallah au contraire, au fond du lac, « en l’air, » place distincte, exigerait une enceinte, des ouvrages extérieurs, une garnison ; car un adversaire entreprenant peut débarquer sur un des points faibles de la côte. Des « opérations combinées, » sous le commandement de l’amiral Fournier, ont montré que cette éventualité n’est point une chimère. Ajoutons que Sidi-Abdallah est dominé, à 1 500 mètres dans le Sud-Sud-Ouest, par l’Enschir Taschun (cote 102), el à 500 mètres dans le Nord-Nord-Ouest, par le morne de Sidi-Yaya (cote 77).

Le ministre de la Guerre insista auprès de la Marine pour l’adoption de Menzel Abder-Rhaman. Mais le commandant de l’escadre déconseillait ce choix : « Les fronts de mer éteints, nos établissemens de Menzel Abder-Rhaman, a 4 000 mètres des fonds de 10 mètres, peuvent être bombardés ; ceux de Sidi-Abdallah ne le peuvent pas. On nous reproche depuis un siècle d’avoir fait Cherbourg à fleur de côte, ne recommençons pas. »

Quel temps eût-il fallu pour éteindre les batteries du front de mer, et au prix de quels sacrifices ? On ne le disait pas ; le ministre ne posa pas la question et choisit Sidi-Abdallah. C’était en 1896.

La Marine acquit des terrains sur le lac, au prix de 0 fr. 50 le mètre carré. Mais la superficie proposée d’abord parut trop exiguë, et le gouvernement beylical offrit une parcelle supplémentaire dans l’intérieur des terres. Le commandant de la marine observa qu’un arsenal n’aurait jamais trop de quais, en l’espèce, de terrains bordant le lac, et le directeur des Travaux publics consentit à rattacher au rivage la parcelle intérieure : d’où extension de la surface totale et du littoral, vers le Nord.

On aménagea sans retard la baie sans nom (aujourd’hui baie Ponty) comme centre de stationnement d’un groupe de torpilleurs. Le vieux croiseur Talisman, convoyé de Toulon à Bizerte par le Condor, joua dans la baie le rôle de bâtiment central de la Défense mobile. A terre, on installa un parc à charbon desservi par un Decauville. Six torpilleurs, expédiés de Toulon, s’amarrèrent à l’Ouest de la baie, l’arrière à terre, auprès d’un dock flottant pour les réparations et les carénages.

La Défense mobile était créée.

Pendant ce temps, la ville européenne de Bizerte, dont M. Massicault avait posé la première pierre en 1891, attendait des habitans. Cette ville en herbe, tracée en damier, à l’américaine, étalait des rues sans maisons. Des files de plantes grasses, disposées dans le sable, empêchaient le vent d’élever des dunes sur les trottoirs futurs. Debout au centre d’un vaste carré, un dattier avait, suivant le proverbe arabe, « la tête dans le feu, » mais pas « le pied dans l’eau. » Il se dessécha dans l’attente.

Au commencement de 1897, la première commission débarqua sur la plage de Sidi-Abdallah, au pied d’un bouquet de palmiers qui servait d’amer, près d’un vieux marabout et de gourbis sordides, dont les habitans effrayés à l’approche des « Roumis » rentraient précipitamment dans leurs barrières de cactus épineux. Il s’agissait de procéder à une reconnaissance du terrain et de déterminer l’emplacement des bassins et des darses, en tenant compte des chenaux d’accès à creuser pour les grands navires.

Présidée par le capitaine de vaisseau Ponty, cette commission jeta les bases d’un petit arsenal, extensible comme le port de Marseille, aménagé de telle sorte que l’on pût le développer plus tard, en utilisant les bâtimens construits. Ce problème était d’une solution plutôt difficile. Car on agrandit le port de Marseille par le simple allongement des jetées ; à Sidi-Abdallah, un atelier de dimensions restreintes s’agrandira moins aisément, si l’on compte avec les exigences de la surface et avec l’harmonie d’un ensemble déterminé.

On appliqua ce principe a un programme modeste : ravitailler et caréner une division de l’escadre. L’ambition grandit ; bientôt on voulut ravitailler et réparer à Bizerte toute l’escadre de la Méditerranée (à cette époque, six cuirassés et trois croiseurs). C’était demander à Sidi-Abdallah une capacité double de la première. Plus tard, on imagina de partager, entre Bizerte et Toulon, les travaux de la première armée navale (carénage, entretien, approvisionnemens, réparations). Aujourd’hui enfin, il serait question de doter Sidi-Abdallah d’une autonomie complète, par l’adjonction d’une manufacture d’armes et d’une poudrerie.

Le projet de la commission de 1891 comportait deux bassins de radoub. Par mesure d’économie, le ministre en supprima un ; mais le programme agrandi de 1899 le rétablit.) C’était un minimum, Toulon ne pouvant satisfaire aux demandes de l’armée navale.

Actuellement, Sidi-Abdallah a en service deux bassins de 250 mètres (élargis en 1910). Deux autres de mêmes dimensions, encours de creusement, porteront à quatre le nombre des formes capables de recevoir les futurs dreadnoughts de 23 500 tonnes. Enfin, un cinquième bassin, de 90 mètres, est destiné aux petits croiseurs.

La Commission de défense réunie le 24 mai 1897, donnait a. la place six batteries sur le front de mer, plus l’ouvrage autonome du Djébel-Kébir (cote 277). L’insuffisance de c« projet ayant paru manifeste avant son achèvement, la Marine proposa à la Guerre un programme plus accentué. Après consultation de la Commission mixte de Tunisie, on porta à quatorze le nombre des batteries du front de mer, sept de chaque côté de l’embouchure du canal. C’était élargir la zone protectrice et permettre à une escadre de prendre ses formations pour l’entrée ou pour la sortie.


Reste le problème angoissant de la défense particulière de Sidi-Abdallah, sans solution depuis dix-huit ans. Les ministres ont préféré poursuivre les travaux commencés, avant d’en entreprendre de nouveaux. Ne serait-il pas opportun de songer d’abord à la défense, pour satisfaire au « Primum vivere ? »

Presque tous les ministres ont visité Bizerte. En 1905, M. Thomson est entré dans l’arsenal avec le Galilée, inaugurant, pour ainsi dire, cet établissement. L’amiral de Lapeyrère y a fait en 1909 une de ces inspections à la vapeur, dont il était coutumier, mettant le doigt sur les points faibles, interrogeant grands et petits, étudiant les détails avec l’ensemble toujours en vue, et, sans incursion dans le maquis paperassier, ordonnant sur place, avec la compétence indispensable, les mesures propres à activer les opérations. Il augmenta notamment le mouvement de l’arsenal, en donnant à Sidi-Abdallah une partie des carénages de l’armée navale.

En 1910, les unités de la Ire division de la 1re escadre (Patrie, Démocratie, République, Ernest-Renan) ont passé au bassin de Bizerte. En janvier 1912, ce fut le tour de la Vérité, qui céda la place au Danton.

Pendant dix ans, les travaux de Sidi-Abdallah ont procédév lentement, par à-coups. De 1902 à 1905, leur courbe sinueuse tendit même vers zéro. Les amiraux successifs dirigeaient pourtant les opérations avec un zèle inquiet qui témoignait de leur sollicitude : leur impuissance résultait du manque de crédits. La même tactique se perpétue.

On marchande les sommes indispensables à l’achèvement de l’œuvre. Le distingué rapporteur du budget de 1912 a déclaré que le développement de Sidi-Abdallah devait se faire « sur les arsenaux métropolitains. » C’est dire qu’il faut compenser les dépenses de Bizerte par des réductions sur les dépenses du même ordre en France, et que, si l’on ne réduit pas en France, on ne fera rien à Sidi-Abdallah : « Nous n’avons pas besoin de six arsenaux, écrivait M. Painlevé. Si les nécessités exigent le développement de Bizerte, elles n’obligent pas à conserver cinq arsenaux dans la métropole. » C’est-à-dire, sans doute, cinq arsenaux de plein exercice. Situation fâcheuse ; car Sidi-Abdallah, qui emploie un millier d’ouvriers, laisse encore beaucoup à désirer. En 1909, il lui a fallu huit mois pour radouber les chaudières du Forbin. Souvent, pour des opérations d’une certaine importance, l’arsenal fournir l’outillage et les matières, les navires la main-d’œuvre. Le ravitaillement en charbon y est trop lent, faute de chalands. Pour aller vite, il faudrait, comme en guerre, réquisitionner des petits bâtimens de charges qu’on appelle des « mahonnes. » S’il est facile d’améliorer ou de compléter le matériel, il n’en est pas de même du personnel, qui reste le point noir. Jusqu’ici, la Marine a vainement tenté de peupler l’arsenal du nombre indispensable d’ouvriers sédentaires : fondeurs, ajusteurs, ouvriers en fer, pour le service des éclusiers, ateliers ; ouvriers d’artillerie, pour les poudres et projectiles ; mécaniciens, pour l’utilisation des bassins de radoub.

Le ministre détacha d’abord à Sidi-Abdallah des ouvriers des ports métropolitains, choisis, bien entendu, parmi ceux de bonne volonté. Car on ne déplace pas un ouvrier d’arsenal comme un simple préfet ou un président de cour, sans lui demander son consentement. Mais on s’aperçut vite que ces nouveaux venus, qui avaient les habitudes des ports de la métropole, prendraient difficilement celles qui convenaient dans un port à créer, et on les renvoya en France.

Aux termes d’un décret du 27 décembre 1907, les ouvriers des arsenaux accomplissent désormais à Bizerte leurs deux années de service militaire. Mais un décret ne résout pas toute difficulté. La cherté des vivres sévit à Ferryvjlle[2] comme en France, et les logemens, presque introuvables, restent inaccessibles aux petites bourses. D’eux-mêmes, les ouvriers ont créé une « cité maritime, » agglomération d’habitations à bon marché, sur un terrain concédé par la Marine.

Cette organisation n’ayant pas donné toute satisfaction, une décision du 17 juillet 1913 a supprimé l’emploi de la main-d’œuvre militaire à Sidi-Abdallah.

Enfin, l’Etat a réparti dans les divers services 350 Baharia, matelots indigènes engagés pour trois ans ; d’où, réduction des frais de transport que nécessite le va-et-vient continu du personnel entre Bizerte et Marseille.

En somme, l’exploitation de l’arsenal n’est pas encore normale. Dix ans après l’achat des terrains, M. Charles Bos disait avec raison : « Nous avons à Bizerte un arsenal de premier ordre dans lequel il ne manque que des ouvriers et des bateaux. » Et pourtant, depuis plusieurs années, on bernait le public sous cette rubrique : « Il se confirme que l’arsenal de Sidi-Abdallah entrera bientôt en exploitation. » Plus difficiles à convaincre, les Bizertins envoyaient au Parlement une pétition qui réclamait :

1° L’exécution des dernières annexes de Sidi-Abdallah et la pyrotechnie ;

2° La mise en place de l’outillage mécanique ;

3° L’exécution du complément de l’outillage prévu ;

4° L’organisation du personnel de l’arsenal ;

5° L’achèvement des défenses de Bizerte et la mise de son arsenal à l’abri d’un coup de main. Cette pétition parait s’être égarée dans les couloirs de la Chambre.

Bizerte a déjà coûté de nombreux millions et en coûtera d’autres. On ajoute des ailes a l’hôpital, on agrandit certains ateliers, on en construit de nouveaux. Au Nord de l’arsenal, une vaste superficie attend encore son utilisation. La Marine la trouvera.

En revanche, l’administration est en pleine activité à Sidi-Abdallah. Les bureaux de l’Amirauté y ont été transférés dès 1910 et, en avril 1912, l’Inspecteur général du commissariat a passé l’inspection des services. Ce qui importe davantage, il a réglé sur place les questions relatives à l’amélioration des transports entre Bizerte, Ferryville et Sidi-Abdallah, situé à 23 kilomètres de la ville. Depuis plus de deux ans, les pourparlers engagés entre la Marine, la Compagnie Bône-Guelma, la Direction générale des Travaux publics, n’aboutissaient pas. Cette fois, on a signé des accords, au grand bénéfice de tous.

Le premier décret que signa Mohammed en Nasser, nouveau bey de Tunis (30 mai 1906), délivra enfin la Marine des servitudes qui pesaient sur elle, en lui conférant la direction des mouvemens et l’entretien des ouvrages. L’État versa, pour la durée de la concession, 825 500 francs, à titre de rachat des droits et taxes que la Compagnie du port de Bizerte, la C. P. B., percevait sur les bâtimens de guerre et les vapeurs marchands. Non seulement la Marine acquérait le droit de modifier le barrage des pêcheries, mais elle exonérait la Compagnie de l’entretien des jetées et du maintien de la profondeur du canal ; le tout, contre le paiement de 1 032 000 francs. Enfin, une dernière somme de 120 000 francs était allouée à la C. P. B., pour droit de passage et de mouillage des bâtimens de guerre, en 1903, 1904 et 1905.

Depuis dix ans, le barrage des pêcheries, longue ligne de 1 400 mètres de pieux métalliques plantés en travers de la passe, entre le lac et le goulet, créait une gêne sérieuse pour la navigation. Au milieu du barrage s’ouvrait une porte de 48 mètres de large, simple filet vertical que l’on amenait sur le fond pour laisser passer les navires.

La convention de 1889 astreignait la Compagnie à ouvrir la passe aux bâtimens de guerre, à toute réquisition ; mais, pendant cette ouverture, les recettes de la C. P. B., dorades, mulets et grondins, filaient en bandes serrées, tumultueusement vers la mer, si bien que, de 1891 à 1903, le produit de la pêche tomba de 200 000 à 6 000 francs. Désormais, plus de ces pêches miraculeuses devant des invités de distinction, où fourmillaient au soleil des milliers de poissons prisonniers dans les casiers. Plus de « boutargue » pendue au plafond des séchoirs. Disparu l’Arabe alerte qui accourait pour amener le filet du barrage, au coup de sifflet impératif d’un navire.

La Marine perça dans le barrage une vaste trouée qui resta béante en tout temps. Par ailleurs, l’Amirauté dut pourvoir à des charges imprévues. De violentes tempêtes ayant bouleversé les jetées de l’avant-port, il fallut renforcer ces ouvrages par d’énormes blocs de 20 à 30 tonnes et contre-balancer les tassemens périodiques par de fréquens rechargemens.


Tout en reconnaissant la nécessité de l’arsenal de Bizerte, le ministère de la rue Royale a traité la Tunisie en parente pauvre, pendant vingt-cinq ans. Il entretenait à Tunis l’aviso Hirondelle, ancien yacht impérial, asthmatique, dont la machine haletante, tournant avec un cliquetis de ferraille, donnait 7 nœuds « à tout casser. » Navire dangereux pour la côte tunisienne, où une de ces rafales soudaines si fréquentes pouvait l’affaler à terre, sans lutte possible.

Ce « stationnaire » toujours sur le qui-vive, stationnait sans stationner. Je m’explique. La Marine « prêtait » à la colonie cet aviso, se réservant de l’expédier « sur un ordre télégraphique » en Crète, à Alger, à Obock, à Tripoli. Le résident général commandait les forces de terre et de mer, sans qu’il lui fût loisible d’expédier le stationnaire à Sfax ou à Djerbah, de sa propre autorité, sans l’autorisation du ministre. D’où une situation particulière qui prêtait parfois à confusion. Paris donnait, au commandant de ce navire, des instructions écrites formelles, que le ministre accentuait de vive voix : « N’oubliez pas que nous n’avons qu’un seul navire, celui de Constantinople, à disposition d’un agent diplomatique. » C’était clair et net : le bateau devait rester en marge, entre l’enclume et le marteau.

L’Hirondelle, représentant attardé d’une marine disparue, avait pour compagnon le torpilleur 122, plus moderne, mais tangent à l’âge de la retraite. Sa chaudière unique et sa coque « ajourée » comme une écumoire, justifiaient des craintes très vives. Chaque fois que le 122 appareillait, on se demandait s’il ne resterait pas en panne dans quelque anse de la côte ou, pis encore, en pleine mer. Il fallut le mettre en réserve dans la baie Sébra, et renoncer aux inspections périodiques des sémaphores du Cap Blanc et du Cap Bon, où le personnel des guetteurs réclamait pourtant une surveillance active.

Vu l’importance des travaux projetés, le ministre nomma, en 1899, un contre-amiral au commandement de la marine dans la Régence. Douze ans plus tard, quand l’arsenal de Sidi-Abdallah eut à peu près atteint son plein développement, le décret du 22 décembre 1911 substitua une organisation définitive aux rouages administratifs juxtaposés à titre provisoire et créa une véritable préfecture maritime ; le contre-amiral coordonnait l’action des services, de manière à pousser les travaux en leur assignant comme but final la disponibilité des forces navales pour le combat. Enfin, en 1913, le littoral algéro-tunisien fut organisé en arrondissement maritime, avec Bizerte pour chef-lieu. Un décret nommait le vice-amiral Dartige du Fournet, commandant en chef préfet maritime, avec résidence à Bizerte.

La nomination d’un officier général à Bizerte amena la réunion dans ce port, sous le nom de « station navale de Tunisie, » d’une sorte de Cluny naval, d’unités hors d’âge, « rossignols » sans valeur militaire, dont les noms évoquent de très lointains souvenirs : les canonnières cuirassées Mitraille, Phlégéton, Fusée, le garde-côtes Tempête, bon tout au plus, à porter le pavillon à la double étoile. Station navale équivalente à zéro, comme grosses unités. Fort heureusement, ces bâtimens archaïques ont été vendus comme ferraille, sauf la Tempête, coulée sous les tirs de l’artillerie. Le plan d’armement pour 1915 comprend, outre le cuirassé Henri-IV, comme pièce de résistance, 39 petites unités : 22 contre-torpilleurs et torpilleurs, plus 17 sous-marins, dont 12 offensifs et 5 défensifs. Le commandant du Henri-IV exerce le commandement supérieur de la Défense mobile et de la Défense fixe de Bizerte. Toutefois, les événemens ayant obligé la Marine à faire flèche de tout bois, le Henri-IV a reçu l’ordre de partir pour l’Orient en remplacement du croiseur Bruix, qui a rallié la Tunisie. Aujourd’hui, le Henri-IV a repris son poste à Bizerte.


Dans le principe, la C. P. B. espérait que Bizerte attirerait « les navires de commerce de tous les peuples, » qu’elle arriverait même à dépasser Alger pour le trafic du charbon[3]. Malheureusement, à l’époque où l’on travaillait à rendre Bizerte accessible, on creusait le port et le canal de Tunis ; et Tunis, terminé avant Bizerte, resta le centre commercial de tout le Nord tunisien, l’aimant attirant à lui la limaille du trafic. Bizerte, à la portion congrue, dut se contenter des paquebots postaux et des vapeurs affrétés par la Marine pour le transport du matériel de guerre. En 1906, le chiffre des entrées ne dépassait pas 5 360 tonnes. Autant dire que le port marchand n’existait pas. Sans doute il est beaucoup plus aisé de grossir un courant commercial établi, que d’en créer de toutes pièces un nouveau. Mais, comme il passe annuellement 15 000 navires devant Bizerte, ne pouvait-on croire que quelques-uns y viendraient renouveler leur approvisionnement de combustible ? Or la C. P. B. édicta des tarifs élevés, au lieu de déclarer, pour commencer, la franchise du port dépourvu de fret de retour.

Tout va changer désormais, la ligne des Nefzas et celle de Béja-Mateur devant amener à Bizerte 300 000 tonnes de minerai par an, qui donneront au port marchand l’aliment nécessaire.

La ligne Béja-Mateur, inaugurée en mai 1912, côtoie les Djebels Antrah, Blida et Tahent, riches en gïsemens de calamine. D’autre part, les mines des Nefzas comprennent plusieurs gisemens de minerai de fer exploités par la Compagnie Mokta-El-Hadid. La ligne entière (dont il ne restait plus que 40 kilomètres à construire en mai 1912) entrera sous peu en exploitation.

La découverte de sources de pétrole dans les parages de Jubal (Mer-Rouge) a fait concevoir quelques craintes pour l’avenir charbonnier de Bizerte. En mai 1912, la Compagnie des phosphates de Gafsa a reçu l’autorisation de rechercher du bitume et du pétrole en territoire militaire. Des suintemens de pétrole déjà relevés permettent d’espérer que les prospecteurs découvriront de véritables sources.

De nouveaux tarifs, édictés en 1907, favoriseront le mouvement commercial : un vapeur de 2 000 tonneaux qui payait 645 francs pour charbonner n’en paiera plus que 95.

L’arsenal de Bizerte verra croître à son côté un port ouvert au commerce international. En avril 1909, les ministres de la Guerre et de la Marine étaient d’accord sur le principe du port de commerce et la question, restée sans solution depuis vingt ans, reprit une actualité singulière : où placer le port marchand ? Ce problème souleva jadis des discussions très chaudes. Pour abréger les opérations des vapeurs et prévenir les indiscrétions possibles, sinon les tentatives d’espionnage, on songea d’abord à sacrifier l’avant-port aux transactions commerciales. Mais, outre l’exiguïté du mouillage limité par les jetées convergentes, le courant violent issu du canal aurait gêné les mouvemens des vapeurs. D’autre part, certains esprits chagrins considéraient inopportun de laisser jour et nuit au commerce pleine liberté de circulation dans l’unique issue de l’arsenal. A les entendre, cette liberté absolue eût pu causer des surprises en temps de guerre, favoriser par exemple l’obstruction du canal, dont la largeur ne dépassait pas 100 mètres. La C. P. B. réduisit à néant ces appréhensions, en proposant de construire le port marchand au Nord et à l’extérieur de l’avant-port. Mais l’exécution de ce projet nécessitait des dépenses considérables.

L’élargissement du canal a répondu aux craintes d’obstruction. Désormais l’embouteillage est illusoire, d’autant plus que le brise-lames extérieur ménage deux issues. L’amiral de Cuverville, alors chef d’état-major général, lutta avec opiniâtreté pour cette double issue et il finit par obtenir gain de cause.

Quant au port marchand, on abandonna les solutions bâtardes, pour porter le centre du trafic en eau calme, dans la baie Sébra, qui s’ouvre en marge du goulet et mesure 900 mètres sur 600.

En septembre 1909, l’amiral de Lapeyrère ayant accordé l’affectation de cette baie aux opérations commerciales, les travaux de remblayage commencèrent aussitôt.


Bizerte et Toulon, bases inséparables de la première armée navale, se partagent, nous l’avons dit, les réparations, le ravitaillement et le carénage des unités grandes et petites : Bizerte « double » Toulon. La défense du littoral nord-africain est fonction de la puissance de Bizerte et le renforcement naval austro-italien nous impose l’obligation de nous retrancher fortement dans le bassin occidental de la Méditerranée. Il est donc indispensable d’armer sérieusement Bizerte, de soustraire Sidi-Abdallah à une surprise par terre et de consentir les sacrifices nécessaires pour doter l’arsenal d’un outillage complet et d’un personnel technique adéquat.

Qu’il soit permis à l’un des « ouvriers de la première heure, » activement melé à l’achat des terrains, à la défense de la place et à l’installation de la Défense mobile, de réclamer de l’esprit de suite et des crédits suffisans, sans accrocher l’existence de Bizerte à celle des arsenaux métropolitains.

D’ailleurs, depuis les événemens militaires qui ont troublé l’équilibre en Méditerranée, M. Painlevé, rapporteur du budget pour 1913, paraît avoir changé d’avis : «… Dans l’état actuel de l’Europe, la concentration de notre flotte dans la Méditerranée s’imposait ; l’ayant toujours préconisée, je ne saurais trop louer M. Delcassé d’avoir rompu avec certaines traditions des plus respectables, d’avoir passé outre a des objections qui sont graves, qui ont même un côté douloureux, pour réaliser cette concentration.

« Comme conséquence de cette mesure, aucun effort ne doit être épargné pour donner à Toulon et à Bizerte les installations des grands ports militaires modernes.

« Notre flotte entière doit pouvoir tenir à l’aise dans la rade de Toulon et dans celle de Bizerte ; il faut qu’elle trouve dans ces ports les moyens les plus puissans pour les réparations immédiates… »

Cette conclusion sera la nôtre.


Commandant DAVIN.

  1. M. le commandant Vignot a bien voulu nous communiquer des précisions relatives à cette période agitée. En le remerciant ici, nous sommes heureux de rendre hommage à son labeur opiniâtre qui lui permit de surmonter des obstacles insoupçonnés, sans découragement, mais non sans amertume.
  2. Petite ville cosmopolite contiguë à l’arsenal.
  3. La fourniture de charbon faite à la navigation par le port d’Alger, 8 000 tonnes en 1885, atteignait 643 311 tonnes en 1911.