Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/GAY (Sophie)

Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843
Tome 16 page 527 à 528

GAY (Sophie)


GAY (Marie-Françoise-Sophie, Nichauld de la Valette, dame), née à Paris le 1er juillet 1776, morte le 6 mars 1852. Elle avait donc deux ans l’année d’Irène et de la mort de Voltaire. Son père, M. Nichault de la Valette, un homme de finances qui était un amateur des lettres, présenta la petite Sophie au poëte, et l’illustre vieillard lui toucha le front de ses lèvres. Ce baiser porta bonheur à l’enfant. On remarqua bientôt la vivacité de son esprit. Pensionnaire chez madame le Prince de Beaumont, mademoiselle de la Valette avait déjà des reparties d’un singulier à-propos. Le jour de sa première communion, comme elle était en grande toilette et que sa robe traînante l’embarrassait un peu, elle se retournait à chaque instant pour la rejeter en arrière. Une de ses camarades se mit à dire : « Est-elle impatientante cette Sophie avec sa tête et avec sa queue. — Ce n’est pas là ce qui te gênéra jamais, répondit mademoiselle de la Valette avec sa promptitude habituelle, car tu n’as ni queue ni tête. » Le mot sentait un peu la pupille de Voltaire, mais devant la sainte table il n’y eut plus que l’élève de madame le Prince de Beaumont, et l’enfant, sans le savoir, mérita d’avance à la femme la grâce d’une fin chrétienne. L’ancienne société française allait finir ; mademoiselle de la Valette connut encore les hommes qui représentaient le mieux l’élégance et l’heureux tour d’esprit du dernier siècle : M. le vicomte de Ségur, M. de Vergennes, le chevalier de Boufflers et Alexandre de Lameth. Avec les dispositions qu’on lui a vues elle ne pouvait manquer de profiter à une telle école. Ajoutez les heureuses années de la vie, celles que n’attriste pas même la terreur des révolutions, dix-huit ans à la mort de Louis XVI, vingt et un ans sous le directoire, l’habitude du meilleur monde, celle des positions brillantes, un premier mariage avec M. Liottier, l’agent de change, un second avec M. Gay, point de deuil entre les deux par le bénéfice du divorce ; cette liberté d’esprit, cette sûreté de rencontre et d’à-propos s’accrurent naturellement chez une jeune femme que sa beauté accoutumait à ne trouver que des admirateurs, et qui ne se laissait pas intimider par l’empereur Napoléon lui-même. Ici se place une anecdote qui a été racontée plusieurs fois, mais qu’il faudra toujours citer, parce qu’elle est caractéristique. M. Gay avait été nommé receveur général du département de la Roër. Madame Sophie Gay se partageait entre Paris et Aix-la-Chapelle, menant des deux côtés la grande existence qui convenait à la situation de son mari. Elle habitait sa maison d’Aix-la-Chapelle lorsque l’empereur Napoléon, quittant le camp de Boulogne, vint rejoindre l’impératrice Joséphine qui visitait elle-même la ville de Charlemagne au retour de Plombières. Madame Sophie Gay avait déjà connu aux eaux de Spa Pauline Bonaparte, princesse Borghèse, et les deux jeunes femmes s’étaient liées toutes deux d’une mutuelle amitié ; ce fut chez la sœur que madame Gay rencontra le frère. L’empereur traversait les salons, habitué à faire baisser tous les yeux, et secrètement flatté du trouble que produisait sa présence. En passant auprès de madame Sophie Gay : « Madame, lui dit-il brusquement, ma sœur vous a dit que je n’aimais pas les femmes d’esprit ? » L’attaque était directe, et l’empereur, qui appuyait le mot avec son regard d’aigle, était sur d’avoir encore une fois déconcerté l’ennemi ; mais l’ennemi n’était pas aisé à surprendre. « Oui, sire, répondit madame Gay sans s’émouvoir ; mais je ne l’ai pas cru. » Étonné de la résistance, l’empereur redoubla pour ne pas perdre l’avantage : « Vous écrivez, n’est-il pas vrai ? Qu’avez-vous fait depuis que vous êtes dans ce pays-ci ? — Trois enfants, sire. » Et l’empereur, qui s’attendait à une autre réponse, s’éloigna en souriant. De ces trois enfants, deux que nous avons connus devaient être plus tard madame O’Donnell et madame Émile de Girardin (voy. ce nom), les meilleurs livres de madame Sophie Gay sans doute, les véritables joyaux de Cornélie. À cette époque, madame Sophie Gay n’avait encore publié qu’une lettre adressée au Journal de Paris, et un roman intitulé Laure d’Estell, la lettre et le roman anonymes, mais dictés tous deux par la même pensée. L’apparition de Delphine avait produit une singulière émotion dans le public. La sainteté du mariage, telle que le Génie du christianisme l’avait parée d’une poésie nouvelle, les idées catholiques qui semblaient avoir vaincu les idées révolutionnaires et fermé le puits de l’abîme en le scellant du signe de la croix, un livre remettait tout en question, la critique inquiète jetait un cri d’alarme, elle dénonçait ce livre comme immoral et comme impie. Madame de Staël n’était pas en France, elle ne pouvait pas répondre à ces terribles accusations ; madame Sophie Gay prit vaillamment la plume pour défendre l’illustre exilée, et, tout émue encore de son courage, elle écrivit Laure d’Estell. Là, sous les traits de madame de Gercourt, prétentieuse perfide et pédante, figure madame de Genlis, suspecte, selon le roman, de mettre « les vices en actions et les vertus en préceptes. » Laure, l’héroïne du livre, est naturellement l’ennemie de madame de Gercourt. Elle se félicite de l’aversion qu’elle inspire à la fausse prude, et qu’elle partage, dit-elle, avec deux femmes d’un grand mérite. De ces deux femmes, l’une, on l’a reconnu, était madame de Staël ; l’autre, madame de Flahaut peut-être. Deux ecclésiastiques ont aussi une place dans ce roman, où l’un joue le rôle le plus odieux, aussi est-il l’ami de madame de Gercourt ; l’autre représente par contraste une tolérance un peu illimitée. Madame de Genlis laissa passer le roman sans paraître y prendre garde ; mais si elle avait voulu s’en occuper, l’ecclésiastique selon le vœu de madame Sophie Gay lui eût fourni l’occasion d’une facile revanche. Laure d’Estell est de 1802, Léonie de Montbreuse est de 1813. Onze années d’intervalle que remplissent les allées et venues, Aix-la-Chapelle et Paris, tous les plaisirs d’une large hospitalité et d’une société spirituelle. Madame Sophie Gay n’avait pas oublié son escarmouche avec l’empereur. Depuis ce petit engagement, elle avait eu la coquetterie de ne pas désarmer ; elle gardait une certaine attitude agressive. Son salon était un centre de réunion offert aux célébrités boudeuses, à l’aristocratie non ralliée ; mais, après tout, dans ce cercle d’illustres mécontents, il n’était question que de se divertir. On jouait un peu, on causait davantage. Madame Sophie Gay faisait de la fronde en couplets, quand elle faisait de la fronde. Elle composait plus volontiers de jolies romances, paroles et musique, Mœris, par exemple, qui a eu un grand succès. Elle avait reçu des leçons de Méhul et elle accompagnait à merveille. Elle jouait encore de la harpe, c’était l’instrument à la mode et l’instrument aimé des bras élégants, mais madame Sophie Gay en jouait avec plus d’art et d’aussi beaux bras que personne. Ce dilettantisme d’un ordre supérieur attirait autour d’elle des artistes comme Crescentini et comme madame Grassini. Garat ne voulait être accompagné que par elle. Méhul essaya la partition de Joseph, Spontini Fernand Cortez et la Vestale, au piano de madame Sophie Cay. Ce fut ainsi qu’elle atteignit la publication de son second roman. Laure d’Estell avait paru sans signature ; Léonie de Montbreuse porta les deux initiales de son auteur. À Léonie de Montbreuse succéda Anatole en 1815. Habent sua fata. Léonie de Montbreuse est peut-être le meilleur roman de madame Sophie Gay, le plus simple, le mieux conduit, le mieux étudié sur la vérité du cœur humain ; mais Anatole a eu le singulier honneur de partager la dernière veille de Napoléon Ier dans le château de Malmaison. Sur le point de partir pour la captivité de Ste-Hélène, l’empereur donna au baron Fain le volume qu’il avait lu durant toute la nuit. « Conservez ce livre en mémoire de moi, lui dit-il, je lui dois d’avoir oublié un moment mes chagrins. » Cependant, madame Sophie Gay était encore trop femme du monde, et nous le remarquons à sa louange, pour sembler tout à fait femme de lettres. Le Martyrologe littéraire de 1816, qui compte trente-quatre célébrités féminines, depuis madame Victoire Babois jusqu’à mademoiselle Caroline Wuiet, ne cite pas le nom de madame Sophie Gay. Sous la restauration, l’auteur d’Anatole donna quelques nuits de moins au monde, quelques nuits de plus au travail du cabinet. Alors commencèrent pour elle et le véritable labeur et la véritable renommée littéraire. En 1817, madame Sophie Gay publia le premier volume du Valet de chambre d’un aide de camp, dont le second et le troisième volumes parurent en 1823 sous le titre des Malheur d’un amant heureux (on reconnaît le titre d’une des plus jolies pièces de M. Scribe), en 1824, Théobald, que l’ingénieux vaudevilliste arrangea la même année pour la scène, et dont le souvenir gardé dans l’esprit de madame de Girardin y devint l’invention dramatique de la Joie fait peur ; puis, successivement, la Physiologie du ridicule, le Comte de Guiche, la Duchesse de Châteauroux, la Comtesse d’Egmont, et les Souvenirs d’une vieille femme. Madame Sophie Gay, qui jouait elle-même la comédie avec un goût très-délicat — un jour, à la fête d’Alexandre Duval, elle eut pour partners dans un proverbe impromptu, Talma, le prince de Chimay, Boïeldieu, d’Alvimare et la belle madame Grassini — madame Sophie Gay tenta également avec succès la fortune des œuvres théâtrales. En 1818, elle arrangea pour l’opéra comique la Sérénade de Regnard, dont madame Gail, la femme du savant helléniste, composa la musique. En 1819, elle fit représenter au Théatre-Français le Marquis de Pomenars, comédie en un acte et en prose. En 1821, Paër cherchait un livret d’opéra-comique, madame Sophie Gay remania le Chanoine de Milan, d’Alexandre Duval, comme elle avait remanié la Sérénade de Regnard, et Paër lui dut le grand succès du Maître de chapelle. Une aventure du chevalier de Grammont, comédie en 3 actes et en vers ; Marie ou la Pauvre fille, drame en 3 actes et en prose, ont vécu âge de pièces. La Veuve du tanneur a été une des soirées triomphantes de l’hôtel Castellane ; mais la Duchesse de Châteauroux, représentée en 1843, n’a fait que passer sur la scène de l’Odéon. Madame Sophie Gay avait alors soixante-sept ans. La vieillesse commençait à marquer sur son talent, qui n’était que la moindre part d’elle-même ; mais elle n’a jamais pesé sur son esprit. Madame Sophie Gay est restée jusqu’à ses derniers moments ce qu’elle avait toujours été, une femme du monde et dont l’atmosphère naturelle était dans le monde, une femme qui vivait du mouvement et de l’animation des sociétés brillantes, qui vivait de toutes les curiosités de l’esprit, de toutes les nouveautés de l’art, d’un concert et d’une première représentation, d’une lecture et d’une répétition générale. La mort ne l’inquiétait qu’avec l’idée de la solitude, et elle disait souvent à ses amis qu’elle irait mourir chez eux, de peur que cette demoiselle ne la trouvât seule. La vieillesse ne lui déplaisait pas, en ce qu’elle est exempte de toutes les vanités qui troublent la vie, et qu’elle jouit de tout avec sérénité : des arts, de l’amitié, de la nature. Les plus jolis vers qu’elle a laissés sont intitulés le Bonheur d’être vieille, et elle a regardé sans doute comme une grande part de ce bonheur d’avoir été liée avec trois générations d’artistes ou d’illustres amateurs, depuis le chevalier de Boufllers jusqu’à Balzac, depuis Méhul jusqu’à Meyerbeer, depuis Garat jusqu’à Duprez, depuis mademoiselle Contat jusqu’à mademoiselle Rachel. Madame Sophie Gay est morte ainsi qu’elle avait souhaité de mourir, sans avoir connu l’isolement, sans avoir manqué de la douce consolation des arts. Son piano était ouvert auprès d’elle, et comme ses pensées étaient tournées vers Dieu, des mains amies, exécutant des mélodies pures et religieuses, soutenaient l’essor de cette âme qui se détachait lentement de la vie. Après avoir cité quelques-unes des productions de madame Sophie Gay, nous donnerons la liste complète de ses ouvrages : 1° Laure d’Estell, Paris, 1802, 3 vol. in-12 ; 2° Léonie de Montbreuse, Paris, 1813, 2 vol. in-12 ; 3° Anatole, Paris, 1815, 2 vol. in-12 ; 2° édition, 1822 ; traduit en anglais par la baronne Hemart, Paris, 1841, in-8° ; 4° la Sérénade, 1818 ; 5° les Malheurs d’un amant heureux, Paris, 1818-1823, 3 vol. in-8° ; 6° le Marquis de Pomenars, comédie en un acte et en prose, Paris, 1820, in-8° ; 7° le Maître de chapelle, 1821 ; 8° Une aventure du chevalier de Grammont, comédie en trois actes et en vers, Paris, 1822, in-8° ; 9° Marie ou la Pauvre fille, drame en trois actes et en prose, Paris, 1824, in-8° ; 10° Théobald, épisode de la guerre de Russie, Paris, 1828, 4 vol. in-12 ; 11° le Moqueur amoureux, Paris, 1830, 2 vol. in-8° ; 12° un Mariage sous l’empire, Paris, 1832, 2 vol. in-8° ; 13° Scènes du jeune âge, Paris, 1833, 2 vol. in-12 ; 14° la Physiologie du ridicule, Paris, 1833, 2 vol. in-8° ; 15° Souvenirs d’une vieille femme, Paris, 1834, in-8° ; 16° la Duchesse de Châteauroux, Paris, 1834, 2 vol. in-8° ; 17° le Chevalier de Canolle, opéra comique en 3 actes, musique de M. Defontmichel, Paris, 1836, in-8° ; 18° le Comte d’Egmont, Paris, 1836, 2 vol. in-8° ; 19° les Salons célèbres, Paris, 1837, 2 vol. in-8° ; 20° Marie de Mancini, Paris, 1840, 2 vol. in-8° ; 21° Marie-Louise d’Orléans, Paris, 1842, 2 vol. in-8° ; 22° la Duchesse de Châteauroux, drame en 4 actes, Paris, 1844, in-8° ; 23° Ellenore, Paris, 1844-1846, 4 vol. in-8° ; 24° le Faux Frère, Paris, 1845, 3 vol. in-8° ; 25° le Comte de Guiche, Paris, 1845, 3 vol. in-8° ; 26° le Mari confident, 1849 ; 27° Société du travail à domicile, discours, suivi d’une pétition en vers en faveur de l’œuvre, prononcé par madame Sophie Gay, 1849. Du reste, ce qui n’a pas été publié à part se trouve dans les Nouvelles nouvelles, le Livre des Cent et un et la collection de la Presse. E. T—y.