Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BERNEVILLE, Gilebert DE

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BERNEVILLE (Gilebert DE), trouvère, né à Berneville ou à Courtrai, florissait vers 1260. Était-ce quelque chevalier de la cour des comtes de Flandre ? Ne fut-il, comme Adenez, qu’un ménestrel au service de Henri III de Brabant ? Il est difficile de décider ce point. Et cependant on a rarement vu un poëte aussi mêlé que celui-là aux grands personnages et aux grands événements de son époque. Mais, comme le remarque M. Paulin Paris, toutes les dates du xiiie siècle qui ne se rapportent pas à l’histoire générale, et qu’on ne tire pas de l’étude des actes et des instruments publics, ne nous viennent que des gens de religion ; or comme il était difficile que les commémorations pieuses (obituaires, etc.) s’étendissent aux auteurs de chansons et de romans profanes, ceux d’entre eux dont nous connaissons la vie ont eu besoin de la raconter eux-mêmes. Cette occasion ne s’offrait guère à Gilebert, qui paraît n’avoir fait que des saluts d’amour, des jeux-partis et des pastourelles. Peut-être un servantois ou quelque autre pièce politique fera un jour cesser cette incertitude. En attendant, il ne faut pas attacher trop d’importance au nom de Berneville, qui se rencontre aux environs d’Arras, ni même à la mention d’un Jacquemès de Berneville, qui figure dans une réunion tenue en 1309 au château d’Arras, à l’occasion de la nomination de plusieurs échevins.

A supposer même que Gilebert soit né au village de Berneville, il est permis de conjecturer qu’il l’a quitté de bonne heure, pour suivre, comme noble damoisel, les jeux et les tournois de la cour de Flandre.

« En sa deuxième chanson, » dit le président Fauchet, « il montre que sa dame demeurait à Courtrai. » Voici le passage :

Chancons va t’en à Cortrai sans séjour,
Que là dois tu premierement aleir ;
Di ma dame, de par son chantéour,
Se il lui plaist que te face chanteir.
             Quand t’aura oïe,
             Ne t’atarge mie.
             Va sans demoreir
             Erart salueir
             Qui Valery crie.

Cet Erard, seigneur de Valéry, avant d’être connétable de Champagne, avait accompagné, en 1253, Gui de Dampierre dans l’expédition de Hollande. Prisonnier de Florent, il fut délivré par son ami Charles d’Anjou, comte temporaire du Hainaut. Rien de plus romanesque que la vie de ce chevalier, qui tour à tour inspira Rutebeuf et Berneville. (Romancéro français, 120 ; Jubinal, Œuvres de Rutebeuf, I, 360). C’est sans doute pendant son séjour à la cour de Marguerite de Constantinople qu’il vécut dans l’intimité de Gilebert. Mais quelle était, à cette date, la dame des pensées de notre poëte ? Peut-être celle que l’histoire connaît sous le nom de la dame de Courtrai. Béatrice, fille de Henri III de Brabant, veuve du landgrave de Thuringe et de Guillaume de Dampierre, tué au tournoi de Trazegnies (1251), demeurait le plus souvent à Courtrai, parce que la meilleure portion de son douaire était assignée sur la châtellenie de cette ville. Il est à propos de rappeler ici que cette Béatrice, quoique éloignée de la cour de Brabant, y exerça toujours une grande influence. (Voir ce nom)[1].

Henri III, grand protecteur des trouvères, Adenez, Perrin d’Angecourt, etc., paraît avoir recherché tout spécialement l’amitié de Berneville. Il mit en lui toute sa confiance, et il ne paraît pas que, même dans les affaires politiques les plus épineuses, il ait eu à regretter d’avoir suivi ses conseils. On sait que ce brillant duc de Brabant aimait à apaiser les querelles ; il imitait en cela saint Louis, son contemporain. C’est ainsi qu’en 1257, il obtint de Charles d’Anjou (autre ami de Berneville) qu’il renonçàt à toutes ses prétentions sur le Hainaut. C’est sans doute à la même époque que Henri III proposa à son poëte-diplomate une tenson ou dispute d’amour des plus délicates (K. Bartsch, Chrestomathie, 319). Il commença par lui envoyer le couplet suivant, dont son partenaire devait employer les rimes, suivant un usage emprunté à la Provence :

Biaus Gillebers, dites s’il vos agrée.
Respondeis moi à eeu ke vos demant :
Uns chevaliers ait une dame amée
Et ce sai bien k’il en est si avant
Ke de li fait nuit et jor son talent.
C’amors ait si la dame abandonnée :
Dites s’amours vait por eeu aloignant.

Berneville répondit qu’un amant loyal mesure sa délicatesse à la confiance qu’on lui témoigne. Mais comme après l’échange de six couplets on n’était pas parvenu à s’entendre, le jugement d’amour fut déféré à deux autres chevaliers-poëtes, Raoul de Soissons, pour le duc, et Charles d’Anjou, pour Gilebert.

C’est par ces dialogues rimés, où Berneville paraît avoir surpassé tous ses contemporains, que nous pouvons constater combien on le recherchait partout. Il envoya ou renvoya des jeux-partis à messire Colart le Bouthillier, à Hues, châtelain d’Arras, à Michel du Chastel, à monseigneur Huitasse ou Eustache de Fontaines, à Ernoul Caupin, à Guillaume le Vinier, à Thomas Heriers, etc. À ce dernier, lauréat du Puy de Lille et riche bourgeois d’Arras, notre trouvère envoya un jour une sorte de parodie des jeux-partis. Il lui demandait, en vers charmants, s’il sacrifierait volontiers à l’espoir de faire un opulent héritage le plaisir de manger des pois au lard. Thomas soutint fort bien la plaisanterie. A propos d’une autre joyeuseté où M. A. Dinaux a cru retrouver l’idée-mère du Dieu des bonnes gens, on a signalé une assez curieuse mention de Berneville : « Dieu a fait mander Robert de le Pierre, celui qui sait la chanson du vieux Fromont (de la geste des Lorrains ? ). Vinrent après lui Ghilebers, Philippot Verdière (le chanteur de motets) et le tailleur Roussiaus. Dès que Ghilebers eut chanté de sa « dame chiere » Dieu s’écria qu’il voulait suivre à jamais leur bannière. Eh ! per li doureles, vadou, vada, vudourène !… »

Ce noël facétieux semble mettre Berneville en bien vulgaire compagnie ; mais il est bon de remarquer que dans les six couplets que compte la satire, on n’a, à tout prendre, qu’une revue des meilleurs chansonniers du temps. Il ne faut pas non plus, comme on l’a fait, attacher trop d’importance au détail qui y concerne Gilebert. On a été jusqu’à en conclure qu’en son temps on lui reprochait l’abus des épithètes accumulées et des lieux communs de la galanterie. Ce reproche pourrait s’adresser à tous les trouvères, même à Quènes de Béthune, qui chantait « Belle, douce, dame chère, » et à Thibaut de Navarre, qui ne comprit qu’à la fin le ridicule des banalités des « foilles et flors. » N’oublions pas, d’ailleurs, que Berneville l’emporte presque partout sur ses rivaux par le choix des expressions et la netteté des sentiments.

Si les pastourelles sont parfois allégoriques, comme le furent les bucoliques de Virgile et même de Théocrite, on peut se demander ce que signifie la citation d’Aix-la-Chapelle, de Guy le joyeux, de Dreux, l’ami de Béatrix, de Foucher, l’ami d’Alix, dans les trois pièces de Berneville qui figurent parmi les pièces recueillies sur Robin et Marion, par Francisque Michel (Théâtre français au moyen âge). On y regrette quelque mots d’un réalisme trop cru ; mais la comparaison fait assez voir que rien n’était alors plus commun dans ce genre de poésies. Sans être toujours fort édifiant, le jeu-parti avait plus de délicatesse : il en avait surtout chez Berneville. Tel est celui où il constitue Amour même comme son antagoniste, et la comtesse de Flandre et le châtelain de Beaumès comme juges de la galante dispute. Cette comtesse de Flandre était peut-être la dame de Courtrai, veuve de Guillaume de Dampierre, nommé comte de Flandre, par Marie de France, Gauthier de Belleperche et tant d’autres poëtes que ce prince protégeait.

Outre la dame de Courtrai, Gilebert, oubliant la discrétion de ses confrères en gaie science, cite encore une dame de Gosnai, une dame de Longpré et surtout une Béatrice d’Audenarde. Sont-ce là autant de maîtresses, ou seulement de nobles personnes qui aimaient à recevoir ses hommages poétiques ? On ne saurait le dire. Il est vrai qu’en sa cinquième chanson, il se plaint qu’il est hors d’amours pour avoir été loyal, et que :

          Nus ne se puet avencer
          En amors, que par mentir.

Il ajoute que sa dame, après lui avoir octrové le don d’amoureuse merci, l’en gaba plus tard. Il appelle la vengeance divine sur cette amante déloyale. Mais la question se complique davantage, si l’on prend au pied de la lettre tout ce qu’on trouve dans sa chanson : « J’ai sovent d’amour chanté. » C’est la septième du recueil consulté par Fauchet. On y lit une profession de foi qui rappelle trop celle de don Juan : « Cens qui sont faibles et craintifs sont bientôt subjugués par une épouse. Moi, je n’en serai que plus vif et plus gai ; et si l’on m’a marié, je n’en dirigerai pas moins toutes mes pensées vers la belle Béatrix. »

Ce nom, qui sert ici de refrain, se rapporte-t-il ironiquement ou sérieusement, à quelqu’une des dames qui fréquentaient les joyeuses salles de Louvain, de Courtrai, de Lille ou d’Audenarde ? On est d’autant plus embarrassé que ce xiiie siècle peut être appelé le siècle des Béatrix[2] et notamment de celle du Dante. L’amie de Berneville est comparée à l’étoile polaire qui guide les navigateurs :

Cele que j’aim est tant de bontéé pleine,
Qu’il m’est avis que la doi comperer
A l’estoile qu’on claime tremontaine
Dont la bonté ne puet onques fauser.

Le deuxième couplet déclare que cette très-bonne et sage ne donne que de bons enseignements. Un jour, cette Béatrice le mit sous les verrous et ne lui rendit la liberté qu’au prix d’une chanson nouvelle. Il y raconte agréablement comment le nom même de Béatrice d’Audenarde lui fut un talisman pour trouver sur-le-champ quatre couplets proprement rimés et ajustés sur un air convenable. Par suite de quelques médisances de losengiers, il fut obligé de quitter Béatrice : il lui envoya des chansons pour ne pas perdre son amour. Une surtout est des plus gracieuses ; elle raconte que le trouvère fut sur le point de mourir de regret et de désespoir : « Jamais je n’ai chante si troublé. L’amour et la douce folie, où je fus toujours si sincère, m’ont mis à la mort, il m’en coûte cher, et le mal qui m’accable fait désespérer de ma vie. La mort est là sur le seuil, qui m’appelle. » C’est le refrain :

          Quar la mort est au degré,
               Qui me deffie.

« Ne blâmez pas la tristesse de mes chants ; j’ai perdu celle qui faisait ma force, et ma dame ne sait pas que son absence m’a livré à la mort. Grâce, ô mon Dieu, pour elle ! Pardonnez-lui, je vous prie, les plaisirs qu’elle goûte si loin de moi, tandis que la mort est là sur le seuil, qui m’appelle. »

Un autre jour il avait désespère, même de l’amour ; il avait déclaré se repentir d’avoir jamais aimé. Mais ee n’était qu’un jeu de dépit amoureux, plein de grâce et de piquant ; il fut plus heureux, bientôt, de chanter la palinodie. Il faut citer tout un couplet, pour justifier les éloges qu’on prodigue à ce trouvère :

Merci, amors ! car j’ai vers vos mespris
Com déloiaus parjure foi-menti,

Enragiés fus quant par ma bouche dis :
Qu’amors n’avoit valor ne seignorie.
               Certes, je menti
               Et si, m’en desdi ;
               Je ne puis valoir,
                    Ne savoir,
               Sens ne cortoisie
               S’amors ne m’aïe.

On connaît de lui une quarantaine de chansons avec airs notés ; mais jusqu’à présent il a été bien difficile de déchiffrer les mélodies. « Tout ce qu’il a fait est excellent, dit Fauchet en citant cet envoi d’un salut d’amour :

          Chansons tu t’en iras là,
          Où j’ai tout mon cuer doné ;
          La dame du mont t’auras
          Qui plus am’ en vérité
          Foy et loyauté,
          Et qui plus en a.

On est tenté de le comparer à Tibulle dont Amour dictait les vers. Telle est la délicatesse répandue dans tout ce qu’on a conservé de lui que, malgré certains textes qui permettent bien des conjectures, on ne songe guère à dire de cet ami du duc de Brabant ce que Fauchet dit d’un trouvère flamand, autre ami de ce duc : « Jean Erart, dit le grave président » en la Cour des monnoyes « en prenoit où il pouvoit, et ses amours, quoi qu’il die, ne furent fermes. » Il est vrai que le bon érudit ajoute : « ou il faisoit des chansons pour un autre. »

J. Stecher.

Histoire littéraire de la France, t. XXIII. — A. Dinaux, Trouvères de la Flandre. — Id., Trouvères de l’Artois. — Claude Fauchet, Œuvres. Paris, 1610. — Biographie de la Flandre occidentale, t. IV. — Fétis, Dictionnaire des musiciens. — Serrure, Geschiedenis der Ned. Letterk.Bulletins de l’Acad. R. de Belgique. t. 20 et 21.


  1. Il peut s’agir ici d’un hommage purement littéraire, tout différent de celui qui était adressé à Béatrice d’Audenarde, logée au château de Courtrai.
  2. Béatrice de Flandres, fille de Guy, épousa en 1256, par l’intervention de Henri III, Florent V de Hollande.