Billets d’automne — Note d’un Solitaire Alsacien

BILLETS D’AUTOMNE

Notes d’un Solitaire alsacien



L’été a fui, les nuits sont longues et le lent crépuscule qui envahit doucement le ciel appelle la rêverie mélancoliquement douce des soirs d’automne. La lune monte lentement, tout là-bas, par-dessus les maisons de Paris et les arbres dénudés des jardins de ce quartier lointain et paisible. Ses rayons blancs font scintiller les vitraux des fenêtres et miroiter, par moments, l’or passé des livres, vieux compagnons muets de ma solitude. Le feu assoupi ne lance plus d’éclairs et les spirales, vaguement bleues, de ma vieille pipe d’Alsace se diffusent, en de larges cercles ondulants, dans la clarté pâle des rayons lunaires.

C’est une heure triste entre toutes que celle qui précède la nuit, ressemblant étrangement à ce dernier sursaut d’une existence sur le point de disparaître à jamais dans le néant de la mort. Invinciblement, tandis que tombe lentement le soir, l’esprit se replie sur lui-même, il songe au lointain passé et des images, depuis longtemps évanouies, remontent subitement des profondeurs de la mémoire. Dans le calme immuable des choses, on se surprend à évoquer un passé mort et des visages bien aimés à jamais disparus.

Pour moi, exilé du sol natal, c’est l’heure où, chaque jour, je songe au pays, aux sombres forêts des Vosges, aux riches plaines d’Alsace, à notre vieille cathédrale de Strasbourg disparaissant peu à peu dans la brume du soir. Tout à l’heure quand, à travers le vitrail en ogive, la lune jouait en tremblotant sur tous ces vieux livres, où dort enfouie notre belle histoire d’Alsace, je pris la résolution de noter au jour le jour les impressions fugitives de ces rêveries crépusculaires d’un solitaire, hanté obstinément du souvenir de l’Alsace.

Se souvenir, n’est-ce pas revivre une seconde fois une vie déjà si courte, parfois trempée de larmes, souvent aussi égayée d’un sourire ou d’un rire ! Il y aura sans doute de tout cela dans ces rêveries. Elles s’en iront au gré de ma fantaisie, au gré de mes souvenirs. Ce sont quelques-uns d’entre eux que je voudrais fixer ici, faire prendre corps à quelques vieilles ressouvenances d’un charme singulier et mélancolique pour l’exilé qui vit dans la songerie du passé.

Souvenirs jeunes et vieux défileront lentement, errant d’un coin de l’Alsace à l’autre, évoquant le passé, car, quoi qu’on dise, il est doux de parler de ce que l’on a perdu, même quand il s’y mêle de l’amertume. Mieux vaut en parler que d’oublier à jamais ; on entretient ainsi l’espérance de voir revenir les beaux jours de jadis. Peut-être ces rêveries crépusculaires éveilleront-elles, chez ceux qui les liront, de lointains souvenirs qu’ils croyaient disparus et feront-elles aimer davantage encore notre beau pays si triste et si malheureux.

C’est hier qu’ils sont partis pour trois ans d’une vie nouvelle, mais forte et virile. En longues files, sous la conduite de quelques officiers et sous-officiers, ils traversaient les rues de Paris, et les passants s’arrêtaient émus et songeurs, en voyant passer ces jeunes gens, à l’attitude fière et grave, dont le régiment fera des hommes demain.

En les voyant défiler, je pensais à ceux d’entre eux qui ont vu le jour dans nos montagnes d’Alsace ou dans nos plaines de Lorraine, et dont l’œil rêveur devait garder un reflet du pays natal à peine entrevu en de rapides séjours, ce pays auquel sans cesse on pense en vue des jours futurs. Et je me reportais à bien des années en arrière, à ces jours lointains où le drapeau de France flottait encore sur la patrie française intacte.

C’était avant la guerre. Les gars joyeux et bien découplés s’en allaient par bandes, chantant de vieilles chansons du pays que je devais retrouver un jour sur la frontière de la Catalogne, en pleines Pyrénées, et dont la mélopée lente me remua étrangement, si loin du pays perdu. Ils s’en allaient vers la mairie, accueillis partout par des visages riants. Les drapeaux aux couleurs de France sortaient des fenêtres à leur approche et de jolies figures, coiffées du grand papillon, dont les ailes flottaient au vent, se penchaient vers eux en souriant. Eux agitaient leurs larges feutres, d’où tombaient d’épais flots de rubans bleus, blancs et rouges. Ils poussaient des juxer retentissants en brandissant le drapeau qu’ils portaient en main et s’engouffraient sous la porte de la mairie, après avoir serré à la briser la main paternelle du gendarme de garde. Quelques minutes après, ils reparaissaient sur le perron, agitant encore leurs grands chapeaux aux longs flots de rubans de soie, criant à tue-tête leurs numéros et poussant de retentissants : Vive la France ! Le soir, on dansait au cabaret jusqu’au matin. On rentrait la tête un peu lourde parfois, mais quelques mois après on n’en partait pas moins gaiement pour le régiment, pour la France et pour la gloire !

Dix ans après, le décor est le même ; la grande rue du village s’allonge, droite et blanche, au pied des Vosges sombres, mais bien des maisons sont fermées et commencent à tomber lentement en ruines. De rares jeunes gens s’acheminent vers la mairie. Ils sont soucieux et ne chantent plus. Des flots de rubans, qui ne sont plus tricolores, flottent encore à leurs chapeaux, car la coutume le veut ainsi. Les fenêtres ne s’ouvrent plus comme jadis. Ils se sentent esseulés et pensent à leurs frères, à leurs parents, à leurs amis qui ont tout quitté pour venir en France et pour aller combattre au loin sous le soleil de feu des tropiques. Ils passent tête basse devant le gendarme prussien, dont la morgue inquisitoriale leur jette en passant un muet Væ victis.

Leur numéro, ils ne le crient plus à tue-tête, ils vont au cabaret, ils vont boire pour oublier, et la journée souvent se termine par une rixe sanglante, parce que l’un d’eux, dans une bouffée de désespoir, a insulté un vieux camarade et l’a traité de Schwob. Puis, un jour, un détachement prussien, baïonnette au canon, vient les chercher sous la conduite d’un feldwebel, pour les conduire à la gare, comme une troupe de bétail. On les parque à coups de crosse. Bien des dents grincent de rage contenue, mais que faire ? Puis, dans un des compartiments s’élève tout à coup une voix douce, d’une tristesse infinie et voilée de sanglots contenus. Elle égrène une de ces vieilles mélodies alsaciennes, un chant d’adieu, funèbre comme un glas, transmise par nos aïeux, écho lointain de leurs souffrances atroces durant la grande guerre de Trente Ans. Et le convoi s’ébranle, emportant, pour une garnison perdue au fond des sables de la Poméranie, les conscrits d’Alsace et de Lorraine, où pendant trois ans ils souffriront de la faim et de mauvais traitements, où pendant trois ans ils n’entendront plus prononcer le doux nom de France, qu’ils gardent religieusement au fond de leur cœur.

C’est à tout cela que je songeais hier en voyant passer dans les rues de Paris tous ces jeunes gens, les bleus, comme vont les appeler demain leurs camarades plus anciens. Et je songeais à ceux d’entre ces jeunes qui ont perdu la petite patrie de leurs ancêtres. Je leur souhaitais de rester toujours dignes de cette forte race guerrière qui a donné à son pays Jeanne d’Arc, Fabert et Kléber et de se souvenir toujours qu’ils auront un jour un devoir sacré à remplir. Qui sait si parmi ceux qui resteront au régiment, qui monteront lentement échelon par échelon aux différents grades de la longue hiérarchie militaire, il ne s’en trouvera pas quelques-uns auxquels un avenir glorieux est réservé et qui continueront avec éclat la tradition de leurs anciens.

Que de fois déjà durant ces mornes journées d’automne, où la lumière même perce comme à regret le brouillard, n’ai-je point songé à quelques-unes de ces radieuses journées d’été passées là-bas, au temps jadis, dans notre belle terre d’Alsace. Dans cette lueur grise des fins de journée, si favorable au recueillement, les souvenirs viennent en foule voltiger autour de vous comme des ombres impalpables, et l’on croit revivre, en quelques secondes, avec une intensité de vision extraordinaire, des journées à jamais évanouies.

Tout à l’heure, tandis que tintait lentement l’angelus du soir à l’église voisine, je regardais une volée de mésanges se poursuivre gaiement à travers les branches, à moitié dépouillées de leurs feuilles, des arbres du jardin. Et je revis au haut de la Berggasse, à Mulhouse, un vieux parc bien touffu, avec de grands sapins, dont les branches basses balayaient la terre ; où, le soir, au moment du crépuscule, nous guettions le rappel des mésanges pour enlever d’un coup de filet rapide les pauvres oiseaux insouciants. J’en emportais quelques unes parfois dans ce lointain Paris, afin d’avoir toujours sous les yeux un souvenir vivant du pays ; mais la nostalgie les gagnait. L’une après l’autre, malgré les noix dont je remplissais leur cage, elles mouraient, regrettant sans doute le ciel d’Alsace, l’air pur et la liberté, les grands arbres où bondissaient les écureuils, les vignes du Rebberg et le grand silence des chaudes journées d’été.

Puis, tandis que le soir tombait lentement, couvrant Mulhouse d’une brume fine, d’où émergeaient le haut clocher de Saint-Étienne et les innombrables cheminées des fabriques, rejetant leurs dernières volutes de fumée noire, montant tout droit dans l’air calme, tandis qu’au loin la grande fabrique de Dornach lançait ses derniers coups de sifflet, annonçant la fin de la journée, on s’acheminait lentement, à travers les allées déjà enténébrées, vers la maisonnette de Jean-Baptiste, ou de Chambadisse, comme on dit là-bas, toute couverte de vigne-vierge, de clématite, de capucines et de lierre. On s’asseyait sous un grand marronnier tout contre la grande porte d’entrée, où nous dansâmes bien joyeusement, un jour que passait un petit Savoyard avec son orgue de barbarie, dont nous tournâmes la manivelle à tour de rôle, pendant que son propriétaire nous regardait avec de grands yeux, tout en savourant religieusement un copieux dîner et en empochant les gros sous dont il fut gratifié à son départ.

Un rossignol chantait au loin, le vieux cheval à côté dans sa coquette écurie en briques rouges, couverte d’un toit aigu à lucarnes gracieuses, foulait sa litière avec un bruit lent et régulier ; les chiens de chasse et de garde tiraient sur leurs chaînes en étouffant parfois un bâillement plaintif. Toute la bande joyeuse, un moment impressionnée par la calme majesté du soir, se réveillait soudain et demandait à grands cris une histoire à Jean-Baptiste, investi des multiples fonctions de concierge, cocher, aide-jardinier, etc… Accoudé contre une porte de l’écurie, le tablier bleu serré à la taille, un bonnet de police de cavalerie sur la tête, il fumait sa pipe en rêvant, en jetant parfois un regard vers sa maisonnette en face, où Marie, concierge, tricotait allègrement à la fenêtre ouverte.

— Pour lors quand j’étais aux cuirassiers, commençait-il…, et les vieux récits militaires se succédaient, dits dans cette langue savoureuse des humbles, recourant sans scrupule au mot patois pour en renforcer l’énergie. Le temps passait et la cloche du dîner interrompait souvent le narrateur au milieu de quelque charge héroïque, où les grandes lattes des cuirassiers faisaient merveille. On s’en allait à regret, et, sous la clarté indécise du soir, les hauts sapins, prenaient parfois l’aspect d’un grand cavalier noir, immobile, sabre au poing, pendant qu’au ciel de grands nuages filaient rapides, ressemblant vaguement à quelque galopade furieuse de cuirassiers sabrant l’ennemi.

C’était par un soir d’août dans une vallée des Vosges, au pied du Ballon. Un régiment allemand arrivait, gris de poussière, harassé ; les tambours battaient, les fifres sifflaient leurs airs stridents et lugubres, cherchant en vain à secouer la torpeur des soldats, marquant lourdement et machinalement le pas ; mais on sentait qu’à la première halte leurs jambes raidies refuseraient tout service et que plus d’un s’abattrait terrassé par la fatigue.

Un commandement bref retentit, porté de rang en rang, et la longue colonne noire s’arrêta comme pétrifiée tandis que commençait la distribution des billets de logement. Comme une nuée railleuse, les gamins, tournant autour des soldats du roi Guillaume, sifflant quelqu’une de ces chansons moqueuses, la seule arme restée aux annexés. Les chants de haine contre la France, enseignés de force à l’école, étaient oubliés subitement. On imitait à qui mieux mieux les exercices prussiens, en sifflant la « danse des ours », ainsi qu’on appelle, en Alsace, les marches militaires, coupées du son aigrelet des fifres.

Les soldats se dispersaient lentement dans les rues du village cherchant le gîte indiqué sur le billet de logement, accueillis partout avec une froideur non dissimulée. Eux courbaient la tête sous les regards dédaigneux qui les toisaient. Ils semblaient sentir sous la réserve glaciale de leurs hôtes une comparaison peu flatteuse pour eux, avec les soldats de France, si gais et si sympathiques, et ils se faisaient très humbles dans ce petit village vosgien, à deux pas de la frontière. Une heure après, sous la lente tombée de la nuit, le calme le plus profond régnait partout, troublé seulement par la promenade ennuyée des sentinelles, gardant, sabre au poing, la batterie d’artillerie de montagne parquée sur la place de l’Église.

À ce moment, les deux commandants des détachements, après avoir veillé à l’installation de leurs hommes, s’approchèrent de la maison de l’un des notables du village, assis devant sa porte en fumant sa pipe d’un air rêveur. Sans doute, il songeait, lui aussi, au temps passé, à l’arrivée joyeuse d’un régiment français en manœuvres, à l’empressement avec lequel tout le monde accueillait nos troupiers, aux bonnes causeries des longs repas d’Alsace par lesquels on fêtait leur venue, au réveil du lendemain qui trouvait tout le monde debout, malgré l’heure matinale, pour donner un bout de conduite à l’hôte envoyé de Dieu ; et maintenant…

— Monsieur X. ? dit l’un des officiers en saluant militairement.

— C’est moi.

— Voici notre billet de logement.

— C’est bien, veuillez entrer. Je vous attendais.

Il secoua sa pipe sur l’ongle du pouce et s’effaça pour laisser entrer ses hôtes.

— Veuillez vous désarmer et prendre place.

Et, du geste, il leur indiqua deux chaises à la table, où le couvert se trouvait mis, et prit place lui-même entre eux deux. Il accomplit jusqu’au bout avec une correction réservée son devoir de maître de maison, et, quand le plus jeune des officiers manifesta le désir de prendre le café au jardin, il s’inclina.

Quand ils furent installés sous un sapin, aux branches surplombantes, ils virent s’avancer par une allée du jardin une toute jeune fille se dirigeant à pas distraits vers la maison. L’un des officiers se pencha vers son hôte et lui dit à voix basse :

— Vous avez encore de la famille ?

— Oui, Monsieur, c’est ma petite-nièce, qui vient de France avec ses parents.

— Faites-nous l’honneur de nous présenter.

Un pli ironique passa sur les lèvres rasées de l’Alsacien, qui appela la jeune fille. Elle leva la tête et se dirigea vers son grand-oncle. En apercevant les officiers allemands qui se levaient d’une pièce, elle fit un brusque mouvement de recul.

— Ces messieurs désirent t’être présentés ; lui dit le vieillard, et il déclina leurs noms et qualités.

La jeune fille s’inclina légèrement en les fixant d’un regard hautain et dur, puis continua son chemin.

Franzosenkopf, murmura l’un des officiers, pendant que le vieillard souriait doucement. Au même instant éclatèrent les notes plaintives et lentes de la retraite allemande, sonnées par le clairon de garde. L’écho les renvoyait d’une montagne à l’autre, et, dans cette vallée encaissée, elle semblait être la plainte séculaire des milliers de Germains envahisseurs écrasés là jadis par nos ancêtres les Gaulois, défendant les défilés des Vosges. Quand les dernières notes se furent éteintes dans le calme de la nuit, une voix railleuse de gamin reprit le refrain qui venait de finir et chanta en articulant les mots avec une netteté extraordinaire :

Zu Bett, zu Bett, ihr Lumpenhund
Es ist die letzte Viertelstund !
Zu Bett, zu Bett, zu Bett !

Verdammte Franzosenkœpfe, grommelèrent les officiers en se levant d’un bond et en jetant violemment leurs cigares.

Allons ! en voilà assez pour aujourd’hui, paix à la mémoire du haut et puissant seigneur messire Brun de Ribaupierre, à ses amis et à ses ennemis. Allons faire un tour dans les vignes, voir leur état sous ce beau soleil d’août et respirer un peu l’air pur du dehors… Et, mon vieux maître repoussant doucement les parchemins poudreux où pendillaient des sceaux à leurs lacs de soie, prit son chapeau et sa canne et sortit avec moi de sa paisible retraite, au plafond voûté comme une cellule de moine au moyen âge, où nous avions passé déjà tant d’heures charmantes au milieu des livres et des documents du temps passé.

Une heure après, nous cheminions gaiement sur la route de Beblenheim à Riquewihr entre des vignes à perte de vue. À gauche, les Vosges avec leurs sombres forêts montraient, comme de grandes taches claires, leurs ruines féodales flambant au soleil. Nous marchions toujours, nous arrêtant parfois pour contempler les belles grappes dorées qui donneront un jour un si bon vin et maintiendront l’antique renom de Hunawihr, Zellenberg, Riquewihr, Ribeauvillé. De quoi causer, sinon de vin en pays vinicole, et c’est en écoutant mainte joyeuse anecdote, déterrée dans la poussière des archives par mon guide, que nous atteignîmes les premières maisons de Riquewihr.

Bien curieuse la petite ville avec ses murs en partie encore crénelés, son petit château des Wurtemberg-Montbéliard, ses hautes portes, ses nombreuses maisons d’un si beau style renaissance et ses rues tortueuses encombrées alors de grandes cuves, de futailles et de hottes toutes prêtes déjà pour les vendanges prochaines. L’archéologie devait chômer ce jour-là, car à peine avions-nous fait quelques pas dans la grande rue qu’une voix joviale nous interpella gaiement :

— Tiens, vous êtes par ici, comment ça va-t-il ? Voyons entrez donc un peu, nous allons goûter mon petit vin de l’an dernier.

Et nous entrions dans une salle fraîche, au plafond à poutrelles noircies par le temps, aux vieux meubles sculptés et tout reluisants. Au vin de l’an passé en succédait un autre plus vieux. Il fallait goûter du Hunawihr, il fallait goûter du Zellenberg, que d’autres encore ! On finissait par descendre à la cave pour passer en revue la « bibliothèque », comme disait notre hôte, qui ajoutait avec un clignement d’yeux malicieux : « Hein ! elle vaut bien celle que vous avez chez vous et quand on à travaillé quelque temps là-dedans on voit le monde sous d’autres couleurs ! »

Et de fait, en revenant au grand soleil après ces dégustations multipliées, le monde paraissait moins morose, on se sentait plein d’indulgence envers autrui. À chaque pas c’était une nouvelle figure de connaissance qui nous arrêtait et presque de force nous entraînait pour goûter son Gâla. « Hé ! vous pouvez en boire allez, il ne vous fera pas de mal, c’est du vrai. » Cela revenait comme un refrain et nous avions beau nous défendre, alléguer la longueur de la route encore à faire, la résistance ne servait pas toujours. Et cette après-midi là nous dégustâmes bien des crûs !

Quand enfin nous pûmes sortir des murs de Riquewihr le soleil descendait sur les Vosges, éclairant d’une lueur de pourpre les trois châteaux de Ribeauvillé et nous fredonnions gaiement la chanson d’Ehr. Stœber :

Helljesteiner, Muschkedeller,
Volxemer un Kitterle,
Richewirer, Berger, Zeller,
Lutter gueti Winele !…
Vivat’s Elsass, unser Laendel,
Diss so gueti Winle het !

— Dieu me pardonne, à mon âge je chante comme un conscrit, dit tout à coup mon guide en souriant. Mais aussi quelles braves gens !

— Oh oui, les braves gens et le beau pays et que tout cela est loin !

Quand arrive le dimanche, et qu’aux multiples occupations de la semaine succèdent quelques heures d’un calme doux et reposant, quand au dehors le mauvais temps fait rage, il fait bon se cloîtrer au coin du feu, allumer sa bonne vieille pipe et décacheter l’un après l’autre les quelques rares journaux, qui n’ont pas varié, qui viennent de là-bas et se contentent tout simplement de vous donner des nouvelles du pays. Ne semble-t-il pas qu’en les ouvrant, il ne s’échappe de leurs plis, encore humides, comme une bouffée d’air du pays natal que l’on respire avec délices ? C’est là un plaisir un peu mélancolique pour l’exilé, mais non sans charme, et dont on ne se lasse pas.

On les parcourt lentement et la lecture présente se colore des réminiscences du passé. Plus que toute autre époque de l’année, le mois de décembre est celui de tous qui est empreint le plus d’un charme ineffable que les années en marchant ne peuvent effacer. C’est le mois de Noël, et il est peu de gens, si malheureux qu’ils fussent, qui n’aient gardé souvenance au moins d’un de ces radieux Noëls de chez nous.

Nous entrons dans une semaine durant laquelle tous les petits enfants d’Alsace ont la fièvre, en songeant à cette soirée bien heureuse du 24 décembre, où leurs désirs, caressés follement pendant de longues semaines, doivent enfin se réaliser. Leur choix est fait, ils ont arpenté cent fois peut-être les allées du Chrischtkindelsmerik, et, dans leurs prières du soir, ils ont candidement confié au Chrischtkindel leurs désirs, sachant bien que leurs vœux seront exaucés, s’ils sont bien sages, et ils s’efforcent bien courageusement de l’être, au moins pendant une semaine.

Pauvre vieux Chrischtkindelsmerik, qu’est-il devenu depuis tant d’années que je ne l’ai pas revu ? A-t-il gardé son cachet si original, comme au temps où ses boutiques, avec leurs fermetures relevées en auvent, s’allongeaient en files irrégulières sur la place Kléber à Strasbourg ?

Quelle joie pour nous autres gamins, quand, vers la mi-décembre, on commençait à élever les boutiques ! Les plus paresseux se levaient de bon matin pour juger, avec un sérieux de connaisseur, des progrès du travail avant d’aller en classe ; on y retournait entre une et deux heures, on y revenait à quatre. On aurait voulu aider les ouvriers pour que ce fût achevé plus vite.

Aussi, quand l’une après l’autre les boutiques ouvraient, quand les sapins des Vosges commençaient à s’entasser contre la statue de Kléber, il n’est pas de puissance au monde qui eût pu retenir à la maison un petit Strasbourgeois. La classe à peine achevée, ils s’abattaient comme une gaie volée de moineaux au Chrischtkindelsmerik et l’étudiaient avec un soin, dont leurs leçons auraient eu souvent bien plus besoin, Les boutiques étaient minutieusement passées en revue et comparées à celles de l’an passé.

Voici d’abord les boutiques de confiseurs, étalant des sucreries de toute espèce, berlingots, sucre d’orge, de pomme, « papillottes », que sais-je ? C’était la première station et l’on succombait à la tentation. Il faut bien dire aussi que cette promenade quotidienne doublait de jouissance avec un suçon quelconque en bouche. Puis venaient, à la file, les nombreuses boutiques, pleines d’accessoires de toute sorte, destinés à garnir les sapins, bonshommes en sucre, noix dorées ou argentées, cornets à surprises, bougies de toutes couleurs, pinces de toutes espèces pour les fixer sur les branches, anges de toutes dimensions habillés de fines feuilles d’or, scintillant au moindre mouvement et tenant entre leurs mains écartées une banderole, portant en lettres d’or le beau verset de Noël : « Gloire soit à Dieu au plus haut des cieux paix sur la terre et bonne volonté parmi les hommes ».

Mais toutes ces splendeurs sucrées, toutes les montagnes de pains d’épice de Gertwiller ou de Dijon, disparaissaient quand, subitement, on arrivait devant les entassements de fusils, sabres, tambours, trompettes, shakos et képis. Un frémissement vous secouait des pieds à la tête devant le flamboiement de l’acier et du cuivre. Que de rêves belliqueux traversaient nos cervelles d’enfant et comme involontairement on se surprenait à entonner une marche entraînante ! Le vieux sang guerrier de nos pères, qui avaient parcouru tous les champs de bataille d’Europe, battait dans nos veines à les rompre. Puis, quel enthousiasme, quand on arrivait devant la boutique, où sur des planchettes s’allongeaient d’innombrables soldats en carton, massés devant des forts de toute espèce, garnis de canons en bois ou en cuivre. Et cet entassement de boîtes en carton bleu pâle où nous devinions des masses d’autres ! Comme nous eussions voulu tout emporter, étaler le tout sur la grande table, après le repas du soir, et livrer d’homériques batailles ! Mais le marchand surveillait, avec un soin jaloux, ses régiments immobiles, en souriant parfois à nos exclamations enthousiastes. C’était quelque vieux soldat d’Afrique, sans doute, dont tout cela représentait le fruit d’une année de labeur patient. Nous ne pouvions nous en arracher et nous ne partions qu’à regret, quand au loin la cathédrale sonnait six coups, dont le son arrivait assourdi par la neige et qu’il était temps de rentrer. Mais la vision restait brillante au fond de nos yeux, et, nous rêvions jusque tard dans la nuit, d’innombrables bataillons de pantalons rouges, enveloppés d’un nuage de poudre, de canons qui tonnaient et de joyeuses sonneries de clairons.

Pourquoi ce soir, plus que les autres, ai-je ressenti plus que d’habitude l’amertume désolée de cette affection que nous éprouvons parfois si violemment, nous autres qui sommes nés au pays d’Alsace, le Heimweh ? Peut-être est-ce la faute à la cloche de Saint-Sulpice, entendue en rentrant et dont le son ressemble si étrangement à la Zehnerglock, notre vieille cloche de dix heures de Strasbourg ! Dans ce coin isolé du Luxembourg, loin du fracas de Paris, on pouvait vraiment se croire là-bas et se sentir bercé par cette mélodieuse chanson d’airain.

Je me retrouvais en pensée dans ce Strasbourg, revu pour la première fois, il y a quelques mois, après bien des années d’absence. Pour rien au monde je n’eusse manqué d’écouter cette prière mélancolique que lance chaque soir, depuis tant d’années, par-dessus la ville assoupie, l’antique cloche. J’étais allé avec des amis au Franzosenloch, le trou aux Français, comme les Allemands appellent la Taverne Gruber où l’on va pour avoir des nouvelles de France et pour être bien entre soi afin de causer librement. J’y avais retrouvé de vieilles connaissances, et en causant du passé le temps s’était écoulé vite.

Il était près de dix heures, et les habitués, bons bourgeois d’un certain âge déjà, commençaient à secouer soigneusement leurs pipes sur l’ongle du pouce. Depuis une heure déjà, le clairon allemand du poste de la place Kléber avait sonné sa plaintive retraite, triste et morne comme le hurlement d’un chien de garde. Tout à l’heure la cloche de la cathédrale va la sonner pour eux aussi. Il en est ainsi depuis bien des générations et les jeunes qui, dans leur coin, accueillent d’un sourire narquois la levée des vieux, finiront par les imiter à leur tour dans quelques années.

Comme eux, ils s’achemineront vers leur domicile tandis que l’antique cloche de dix heures bercera leur rêverie de son lent carillon. Oh ! cette sonnerie d’un charme si doux et si étrange qui, pendant un quart d’heure, vibre ainsi tous les soirs, depuis tant d’années par-dessus la ville silencieuse ! Que de fois, au loin, n’ai-je pas songé à cette voix grave, berceuse de nos rêves d’enfants, voix mélancolique comme une voix du passé évanoui, un moment ressuscité, envolée mélodieuse vers le ciel et vers la terre, triste comme un chant d’ancêtres, morts depuis longtemps, longtemps, et dont nul ne se souvient plus !

Sous la lueur opaline de la lune au zénith, la cathédrale semblait toute secouée d’étranges tressaillements, comme si les milliers de morts, qui dorment leur grand sommeil sous ses froides dalles, allaient s’éveiller pour un moment et se mêler à la vie des vivants ! Mais la cloche va s’éteignant, elle vibre doucement, comme le faible bruissement d’une envolée d’âmes, puis tout se tait. Une autre cloche sonne le quart ; celles des églises de la ville répondent, l’une après l’autre, et leur son se perd lentement au loin dans la nuit silencieuse et je reste longtemps encore à ma fenêtre à contempler le vieil édifice se voilant peu à peu de ténèbres épaisses, morne maintenant, et devant mes yeux défilent, comme en un rêve, le souvenir des années vécues et à jamais évanouies !