Le nommé Landriève


Les renseignements contradictoires qui nous sont parvenus sur Jean-Marie Landriève des Bordes nous montrent comme il est difficile parfois de juger un homme disparu de la scène du monde depuis deux siècles. D’après les uns, M. Landriève était un profiteur de la même trempe que Bigot et les pires membres de sa bande. Au dire des autres, M. Landriève était un parfait honnête homme. Pour accorder toutes les opinions, concédons que M. Landriève, pendant son séjour dans la Nouvelle-France, eut des faiblesses petites et grandes et que de retour en France il les racheta par une vie exemplaire, qui fit l’édification de tous ceux qui le connaissaient.

Né à Aubusson, diocèse de Limoges, M. Landriève des Bordes était le fils de Gabriel-Alexis Landriève des Bordes, président au siège de l’élection de la Marche, et de Marguerite-Marie Mercier.

Il arriva dans la Nouvelle-France en 1740 et fut employé aussitôt en qualité d’écrivain dans les magasins du Roi, à Montréal. L’intendant Hocquart le nomma, l’année suivante, pour faire les fonctions de commis au contrôle dans les mêmes magasins.

M. Landriève fut promu écrivain principal en 1751. À partir de cette année, il fut chargé de missions importantes par l’intendant. C’est lui qui visitait les forts pour examiner la comptabilité, les constructions, les écritures, etc., etc.

Par ordre du gouverneur de Vaudreuil, M. Landriève resta ici, après la capitulation de Montréal, comme commissaire ou chargé des affaires du roi de France. Il s’entendit très bien avec les officiers anglais et il semble que ceux-ci avaient beaucoup d’estime pour lui.

Mais pendant que M. Landriève s’occupait de ces délicates fonctions au Canada, le Châtelet de Paris faisait le procès des profiteurs. Le 10 décembre 1763, le Châtelet portait la condamnation suivante contre lui : Nous résumons :

Le tribunal déclara la contumace bien instruite contre le sieur Landriève, et adjugea à son sujet :

« Le dit Landriève de s’être fait payer en argent par le dit Maurin, en 1758, des billets d’achats de vivres, lesquels ont été employés dans les états de consommation du fort Carillon, au préjudice du Roi, quoique les dits vivres n’eussent point été fournis. Véhémentement suspect de s’être fait payer par les dits Cadet et Corpron des billets de vivres à fournir, qui n’ont été suivis d’aucune distribution réelle, et qui néanmoins ont été employés dans les états de consommation du dit fort, suspect pareillement à s’être prêté à employer, dans les états de fourniture, des vivres particuliers convertis en rations, lesquelles rations ont été calculées sur le pied d’une livre et demie de pain, et à un quart de lard, au lieu de deux livres de pain et d’une demi livre de lard, et enfin d’avoir pour prix de cette malversation, reçu du dit Cadet une somme de trente mille livres. »

M. Landriève ne retourna en Europe qu’à l’automne de 1764. Il se rendit à Londres et demanda un sauf-conduit pour rentrer en France.

En janvier 1765, le ministre de la marine lui accordait ce sauf-conduit. M. Landriève se rendit donc à Paris, fit son rapport au ministre puis se constitua prisonnier à la Bastille. Il employa dès lors tous ses instants à sa réhabilitation.

La Gazette de Québec du 14 mai 1767 publiait la note suivante :

« De Paris, le 12 décembre, les différentes personnes qui ont été comprises dans l’affaire du Canada et qui ont rappelé de leur sentence, ont obtenu une décision qui est en partie en leur faveur. M. Landriève qui était condamné par contumace, à exil, et à faire restitution de 100,000 livres a été renvoyé acquitté de toutes peines. »

La lettre suivante du ministre de la marine, le duc de Praslyn en date du 2 février 1769, prouve que l’information de la Gazette de Québec était véridique :

« Je me suis fait remontrer, monsieur, écrit le ministre, du jugement par lequel MM. les commissaires, établis pour connaître des prévarications commises en Canada, vous ont déchargé de toutes les accusations intentées contre vous. J’ai examiné dans le plus grand détail tout ce qui pouvait avoir rapport aux différentes parties d’administration, dont vous avez été chargé dans cette colonie, tant avant la prise du Canada, que pendant que vous avez été chargé seul, en qualité de commissaire du Roi, des affaires de Sa Majesté, auprès du gouvernement britannique, j’ai vu avec plaisir, que votre conduite était entièrement sans reproches. Je désirerais qu’il fut possible de vous mettre dès à présent à même de continuer vos services, et vous pouvez compter que je profiterai de la première occasion qui se présentera pour vous employer convenablement. »

(signé)xxx Le Duc de Praslin[1]

M. Landriève des Bordes décéda à Montbazon Artanes, le 24 mai 1778. Le jeune de Lery, neveu de M. Landriève, écrivait à sa mère, à Québec, le 16 mars 1779 : « J’ai une bien triste nouvelle à vous annoncer : M. de Landriève est mort, il y aura un an au mois de mai : Il a succombé à une douleur rhumatismale qui le faisait souffrir depuis longtemps. Il laisse une assez belle fortune à ma tante (née de Léry) et à ses trois enfants. »

Il n’y a pas de doute que M. Landriève fut grandement compromis dans l’affaire du Canada, plusieurs témoignages l’incriminèrent et M. Moreau, procureur du Roi, mentionne à plusieurs reprises dans ses notes qu’il profita de sa charge pour en retirer des profits personnels. D’autre part, il ne faut pas oublier que M. Landriève n’était pas là pour se défendre en 1763. Les autres accusés avaient donc beau jeu pour lui faire porter la responsabilité d’illégalités et de vols commis par eux.

Pour notre part, à moins qu’un homme puisse avoir deux personnalités, l’une respectable pour les siens et l’autre plus large pour s’enrichir aux dépens du Roi, M. Landriève fut victime des circonstances. Nous avons eu la bonne fortune de lire bon nombre de lettres de M. Landriève aux siens et à ses amis, et toutes sont empreintes des plus beaux sentiments d’honneur et de religion. Nous lui accordons volontiers largement le bénéfice du doute.

  1. Bulletin des Recherches Historiques, 1896.