Joseph Cadet


De toute la bande organisée qui pilla le gouvernement du Roi aux dernières années du régime français au Canada, Joseph-Michel Cadet est certainement celui qui fit la plus grosse fortune. Le proverbe qui veut que bien mal acquis ne profite pas a son application dans son cas comme dans celui de centaines d’autres millionnaires. On prétend qu’à sa mort Joseph-Michel Cadet était à peu près ruiné.

Cadet était né à Québec en décembre 1719, du mariage de Joseph-François Cadet, un boucher plutôt pauvre, et de Marie-Josephte Davesne. Il perdit son père à peine un an après sa naissance et sa mère se remaria, le 29 novembre 1724, avec Pierre Joseph Bernard. D’après le sieur de C., Cadet dans sa jeunesse, garda les pourceaux, pour un habitant de Charlesbourg. Le fait peut être vrai mais il fréquenta certainement l’école pendant quelques années. Son écriture est fort passable et son orthographe peut-être meilleure que bon nombre de ses contemporains instruits.

Fils de boucher, Cadet aimait ce métier et après son séjour de quelques années à Charlesbourg, il fut employé par son oncle Augustin Cadet qui tenait une importante boucherie, rue Saint-Pierre. Il ouvrit ensuite une boucherie à son propre compte.

Intelligent, tenace à l’ouvrage, toujours prêt à rendre service, d’un caractère aimable, Cadet prospéra vite et devint en peu d’années le plus important boucher de Québec.

L’intendant Hocquart, qui aimait à encourager les jeunes gens qui avaient de l’ambition et des capacités, employa bientôt Cadet à faire les levées de bestiaux nécessaires à l’armée. Satisfait de son travail, Hocquart le recommanda à son successeur l’intendant Bigot. C’est ainsi que Cadet devint l’homme indispensable pour tous les achats de viande et de provisions. Bigot le jugea vite et se rendit compte que sa conscience élastique pourrait lui être d’un grand secours dans ses transactions frauduleuses.

Les deux hommes s’entendirent si bien que moins d’un an après son arrivée à Québec, Bigot décrétait, par son ordonnance du 31 mars 1749, que « Joseph Cadet et Jean Chapeau pourraient seuls à l’exclusion de tous autres vendre au public de Québec la viande de boucherie et ce jusqu’au 1er  décembre prochain ». Le prix de vente étant même fixé par cette ordonnance.[1]

Le 20 décembre 1749, par une autre ordonnance de Bigot, Joseph Cadet devenait le seul boucher du Roi à Québec et ce jusqu’au 1er  décembre 1750.[2]

Enfin, la même année. Cadet devenait le munitionnaire général de la Nouvelle-France, c’est-à-dire qu’il devait fournir à la colonie tous les effets dont le Roi aurait besoin. L’intendant Bigot avait machiné la nomination de son protégé avec une telle habileté qu’au procès de 1763 devant le Châtelet de Paris il eut l’effronterie d’affirmer qu’il n’avait eu aucune initiative dans le choix de Cadet. Le munitionnaire, on le sait, profita de sa charge pour faire une très grosse fortune tout en enrichissant à peu près tous ceux qui l’avaient aidé dans ses vols.

Cadet, on le comprend, avec la belle fortune faite en si peu de temps, ne tenait pas à rester dans la colonie. L’ambition était venue avec les écus, et il se savait assez en moyens pour acheter un château et vivre en grand seigneur jusqu’à sa mort. C’est pourquoi il suivit en France la plupart de ceux qui lui avaient aidé à faire sa fortune.

Mais Cadet fut arrêté et incarcéré à la Bastille dès janvier 1761.

Joseph-Michel Cadet avait toujours été heureux en affaires. Son procès devant le Châtelet de Paris se termina fort heureusement pour lui si on étudie un peu l’état d’esprit des juges à son égard : deux votèrent pour la pendaison, cinq pour les galères, quatre pour le bannissement à perpétuité, quatorze pour l’amende honorable. Après une longue discussion, vingt et un juges revinrent au bannissement pour neuf années.

Cadet, fut, par sa condamnation, banni de la ville, prévôté et vicomté de Paris l’espace de neuf ans, et obligé de payer cinq cents livres d’amende et à six millions de restitution.

Le dit Joseph Cadet dûment atteint et convaincu d’avoir commis des malversations et des infidélités préjudiciables aux intérêts du Roi, savoir, quant aux marchandises qu’il a fournies aux magasins de Sa Majesté.

« Primo — En ce qu’il a profité sciemment des gains illégitimes que lui a procurés ainsi qu’au dit Péan, Maurin, Pénissault et Corpron, ses associés, la survente des marchandises qu’il a achetées dans la colonie et qu’il a fournies aux magasins du Roi sous des noms empruntés à Québec et à Montréal, dans les forts de Niagara, la Présentation, Miramichi, pendant les années 1757 et 1758.

« Secundo — En ce que les prix d’achat de partie des marchandises qu’il a fournies à Québec en 1758 ayant été considérablement augmentées sur quelques-uns des états présentés pour être appréciés, il a profité sciemment du gain illégitime provenant de l’augmentation faite aux dits prix d’achat et du bénéfice relatif à cette augmentation.

« Tertio — En ce qu’il a également profité du bien illégitime fait sur une partie de marchandises qu’il avait fournies à Miramichi, en société avec le dit Deschenaux ; desquels marchandises les prix avaient été considérablement augmentés, et que le dit Bigot ayant ordonné de refaire les dits états, le dit Deschenaux a, pour pallier ce surhaussement, fait diminuer le prix de moitié et augmenté les quantités en proportion, en sorte que le gain illégitime est resté le même.

« Quant à la fourniture générale des rations et vivres particuliers dans les villes, forts et postes de la colonie, entreprises par le dit Cadet, lequel a eu pour associé à raison de trois cinquième le dit Péan qui, au printemps de 1759, temps auquel il était de retour en France depuis plusieurs mois a fait retirer la police et les papiers de la dite société sans en avoir rien reçu, et dans laquelle entreprise le dit Cadet s’était aussi associé les dits Maurin, Pénissault et Corpron, le dit Cadet dûment est convaincu :

« Primo — D’avoir fait augmenter les états de ration et vivres particuliers fournis dans les forts Saint-Jean, Chambly, Saint-Frédéric et Carillon lorsqu’il fut dans les dits forts avec le dit Pénissault pour y compter et faire dresser les dits états lesquels ainsi augmentés il a fait certifier et viser par aucun des garde-magasin et commandants des dits forts et leur a fait des présents en argent, vivres et eau de vie.

« Secundo — D’avoir, suivant son aveu, lorsqu’il a converti en rations les vivres qu’il avait fourni à l’armée de Carillon considérablement augmenté les états de la dite fourniture en ne calculant la ration qu’à raison d’une livre et demie de pain et d’un quarteron de lard et l’employant néanmoins dans les dits états sur le pied de deux livres de pain et d’une demi-livre de lard aux termes de son marché, ce qui a fait au roi un préjudice d’un quart sur la fourniture de pain et de moitié sur celle du lard.

« Tertio — D’avoir coopéré avec les dits Péan et Maurin à la confection d’une carte de ration et vivres particuliers, à ajouter et repartir dans les états des dits forts d’en haut, sur la fourniture réelle des six derniers mois 1757, et six premiers mois 1758, dans laquelle carte a été comprise une prétendue indemnité accordée par le dit Bigot sur la demande du dit Péan pour une part faite par la société du dit Cadet : le dit Cadet en outre véhémentement suspect d’avoir augmenté la dite carte après que le dit Péan l’eut quitté, laquelle carte mise à exécution par le dit Pénissault lorsqu’il a été compter dans les dits forts, a fait au Roi un préjudice de plus d’un million.

« Quarto — D’avoir fait refaire en 1759 à deux fois différentes les états de vivre qu’il avait perdus lors de la prise du fort Frontenac, en 1758, et, suivant son aveu, de les avoir augmenté d’environ trois cent mille livres et d’avoir engagé sous divers prétextes le garde-magasin et le commandant du dit fort auxquels il a fait des présents en argent à certifier et viser les dits états.

« Quinto — D’avoir profité sciemment des gains illégitimes que la société a fait sur les rations fournies aux Acadiens et aux Sauvages en moindre quantité et en vivres d’une qualité inférieure à celle qu’il était tenu de fournir aux termes de son marché, lesquelles néanmoins ont été employées comme complètes dans les états de consommation et payées au prix du marché.

« Secto — Comme aussi d’avoir profité des gains illicites que la société a fait sur les billets de ration et bons de vivres à fournir aux troupes, miliciens et sauvages, lesquels billets auraient dû donner lieu à une distribution réelle mais que ayant été payés moitié de leur valeur à ceux qui les avaient tirés ont été ensuite employés en totalité au préjudice du Roi dans les états de consommation quoique la fourniture des dits billets fut purement fictive.

Cadet avait toujours été d’une activité dévorante. Il ne perdit pas cette qualité après sa sortie de la Bastille. Il voulut se livrer à la spéculation. Il acheta des seigneuries, des terres, des châteaux en ruine qu’il répara à grands frais pour les revendre avec bon profit. Mais l’incompétence d’un associé en qui il avait mis trop de confiance finit par lui faire perdre à peu près toute la fortune acquise au Canada.

À sa mort arrivée en 1781, Cadet qui avait brassé des millions était presque insolvable.[3]

Au temps où vivait Cadet, la suprême ambition du parvenu était de faire précéder son nom de la particule et de le faire suivre d’un nom de terre ronflant. Plusieurs des amis et commensaux de Cadet dans la colonie avaient des noms qui excitaient son ambition. Aussi Varin s’intitulait sieur de la Marre ; Martel prenait le titre de sieur de Saint-Antoine et de Magesse, Péan signait souvent Péan de la Livaudière, Lemoine était sieur Despins, etc., etc.

Établi en France, Cadet vit mieux encore. Il coudoya des barons, des comtes, des marquis, des ducs. Ces rencontres lui donnèrent l’ambition de porter, lui aussi, un beau titre. Il tenta de se faire anoblir. Possesseur de plusieurs biens seigneuriaux, de trois ou quatre châteaux, il voulait laisser aux siens un nom un peu plus ronflant que le nom roturier de Cadet. Les ministres de Louis XV refusèrent de se rendre à la demande ambitieuse de l’ancien boucher canadien. En France, le ridicule tue et ils en avaient déjà assez fait en faveur de Cadet qui, condamné à 6,000,000 de livres de restitution, n’avait rien payé ou à peu près et, bien plus, était devenu l’équivalent d’un conseiller du roi pour les affaires du Canada. En pays démocratique, semblable indulgence envers un condamné aurait tué un gouvernement même très fort.

Six millions de livres même pour un millionnaire — et Cadet l’était plusieurs fois — ne se trouvent pas du jour au lendemain. Mais l’ancien munitionnaire ne se laissa pas abattre par cette lourde condamnation. Pendant ses deux années et quelques mois de réclusion à la Bastille, il avait obtenu la permission de recevoir son défenseur, qui était un des meilleurs avocats de Paris, son ancien commis, pour préparer sa défense devant le Châtelet. Cadet savait d’avance qu’il serait condamné à restituer, les preuves contre lui étaient si nombreuses et si compromettantes. À la guerre, le meilleur moyen de se défendre est souvent d’attaquer. Dans un procès, cette tactique est souvent heureuse. Les règlements de comptes entre le gouvernement du Roi et le munitionnaire n’avaient été réglés qu’en partie. Cadet avait conservé toutes ses factures, ses pièces de comptabilités, etc., etc. Avec son avocat et son commis, il trouva le moyen de remettre au Châtelet, après sa condamnation, une réclamation de plusieurs millions de livres, on a même évalué cette somme à 12,000,000 ou 13,000,000 de livres. Les comptes soumis par Cadet furent trouvés si corrects qu’il fut exempté de restituer la plus forte partie de sa condamnation sinon la totalité. Le gouvernement du Roi alla encore plus. Cadet avait été banni de Paris pour neuf années. À sa sortie de la Bastille, il obtint le privilège de rentrer dans la capitale. Mieux encore, on retint ses services pour voir clair un peu dans les comptes de l’ancienne colonie du Canada. Il devint presque le protégé du gouvernement du Roi qui lui permit de passer dans la Nouvelle-France pour disposer de ses propriétés et se faire payer par les débiteurs qu’il y avait laissés. N’y a-t-il pas dans la condamnation de Cadet et ce qui s’en suivit le sujet d’un opéra comique à succès ?

Le passage de Cadet au Canada fut un sujet d’inquiétude pour les autorités anglaises de la colonie. La domination britannique sur le pays était encore loin d’être établie solidement. On craignait que Cadet fût envoyé ici par le gouvernement du roi de France pour préparer les esprits à une nouvelle guerre de conquête.[4]

Dans le cas du munitionnaire Cadet comme dans les cas des autres presque tous ceux qu’il a nommés, le sieur de C. a poussé l’exagération jusqu’aux limites du ridicule. Dans son Mémoire du Canada (édition de Saint-Petersbourg) il écrit :

« Le munitionnaire jouit en Canada de biens immenses. Il a acquis de superbes terres à Beauport, à Charlesbourg, à Saint-Augustin, sur l’île d’Orléans et à la Pointe-Lévis, et a aussi de beaux moulins à farine. Depuis sa nomination, il n’y a pas eu de terres et d’emplacements dans les villes exposés en vente que cet homme n’en ait fait l’acquisition. Il est propriétaire en maisons dans Québec pour cinq cent mille livres en y ajoutant les hangars et la belle maison qu’il acquit de M. Estèbe en 1758 pour cent mille livres. Il en a encore dans la ville des Trois-Rivières même beaucoup d’emplacements de même que dans la ville de Montréal. Il a enfin une infinité de biens dans les trois gouvernements…

« Cet homme ne savait où placer son argent. Il était d’une libéralité qui visait à la prodigalité. Il nous mettait dans le cas de ne pouvoir plus voyager. Il payait partout si largement que les hôtes ne recevaient plus personnes que pour des sommes. Ils prétendaient sans doute que nous fussions tous des cadets. Ils se trompaient bien car sur les derniers temps nous avons été dans la dure nécessité d’en venir aux emprunts et même à la vente de partie de nos équipages pour suffire à nos dépenses. »[5]

On ne dissimule pas des maisons, des terres, des biens seigneuriaux comme on cache des écus et des billets de banque. Si Cadet avait eu autant de propriétés dans les villes de Québec, des Trois-Rivières, de Montréal et ailleurs, nous en aurions des traces. Sous le régime français, tout comme aujourd’hui, les achats de maisons et d’emplacements se faisaient par actes notariés. La plupart des greffes de nos anciens notaires existent encore. Nous avons pris la peine de les compulser, particulièrement ceux des notaires que le munitionnaire Cadet employait. Il y a bien par ci par là quelques achats de propriétés mais non par centaines et même par douzaines ainsi que veut nous le faire croire le malin mémorialiste.

Malgré les fautes commises par Cadet on ne peut s’empêcher d’avoir une certaine sympathie pour cet homme presque sans instruction et parti de rien qui, cependant, devint l’homme le plus riche de la Nouvelle-France. Il avait le génie de l’organisation, du détail, de la finance. En 1759, les flottes anglaises contrôlaient absolument la navigation entre les ports de France et le Saint-Laurent. Les vaisseaux du Roi n’arrivaient dans la colonie que rarement et ceux qui parvenaient à faire la traversée ne le devaient qu’à l’habileté de leurs commandants. Cependant, au printemps de 1759, Cadet réussit à organiser et à faire arriver dans la colonie les vingt et un navires qui composaient ce qu’on a appelé la flotte de Canon.[6]

Si les ministres de Louis XV avaient déployé autant de perspicacité, d’activité et de savoir-faire que Cadet en montra dans ses différentes entreprises, qui sait si le sort de la guerre n’aurait pas tourné du côté de la France.

  1. Ordonnances des Intendants, vol. III, p. 123.
  2. Ordonnances des Intendants, vol. III, p. 137.
  3. La carrière aventureuse de Joseph Michel Cadet a été racontée par un écrivain français M. Alfred Barbier.
  4. Revue Canadienne, 1906.
  5. Rapport de l’archiviste de la province de Québec, 1924-1925, p. 198.
  6. P.-G. Roy, Les Petites choses de notre histoire.