Berthe aux grands pieds/Prologue

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 3-5).

PROLOGUE

Reines au corps mignon, dames du temps jadis
Dont l’âme est envolée en de bleus paradis,
Capricieuse et vague ainsi qu’une fumée,
Mais dont toute légende est un peu parfumée,
Spectres inoubliés, vous qui venez le soir,
Invisibles, pourtant présentes, vous asseoir
Près des rêveurs et des poètes sans maîtresses,
Et répandre sur eux l’or de vos longues tresses,

Et les aimer dans l’ombre, et leur chanter tout bas
Les si vieilles chansons qu’ils n’inventeraient pas,
Il nous plaît d’évoquer, fragile, en un poème,
Berthe aux grands pieds, fleur de Hongrie ou de Bohême,
Qui sut rester chaste et fidèle avec douceur,
Qui fut presque une sainte, et qui fut votre sœur ;
Il nous plaît pour charmer une heure passagère
D’avoir là, sous nos yeux, sa présence légère,
De plaindre sans amour, sans couronne et sans pain,
Celle qui fut promise au lit du roi Pépin,
De suivre pas à pas ses fortunes diverses,
De respirer, printemps noyé sous les averses,
Le parfum de son âme éclose un soir de mai,
Qui s’ouvre enfin, comme un beau lis longtemps fermé ;
Il nous plaît de montrer dans l’ombre qui s’éclaire,
Portraicturés en noir sur fond crépusculaire,
Les chevaliers portant le casque et le haubert,
Pépin, la serve Alix et son cousin Tybert,
Et la vieille aux yeux secs qui trama l’imposture,
Et Dieu même qui, pour sauver sa créature,
Au cœur des trois sergents soudoyés pour sa mort
Fit sourdre, à temps, la providence d’un remord,

Et la forêt du Mans sans ciel et sans limite,
Et le bon paysan après le bon ermite,
Et là-bas, seuls et vieux sous leur nom tout en fleur,
Le roi Flores avec la reine Blanchefleur.