Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre IV B

CHAPITRE IV

L’émail — Son antiquité. — Limoges. — Fayence. — Palissy et Scaliger. — François Ier offre des faïences à la Rochelle — Les sires de Pons. — Antoine de Pons à la cour de Ferrare. — Renée de France et madame de Pons. — Palissy et Antoine de Pons. — Il n’apprit rien des Allemands. — Secrets de la fabrication de l’émail. — Premiers essais. — L’émail est trouvé.

L’émail, smalto en italien, maltha en latin, est, comme on sait, une espèce de vernis coloré par des acides métalliques et rendu opaque par l’introduction d’une certaine quantité d’étain. Il est fixé sur un corps appelé excipient, et qui a varié suivant les époques. On réserve ordinairement le nom d’émaux pour les ouvrages de ce genre où l’excipient est un métal. C’est un art qui de bonne heure fut cultivé en Gaule. Dès le troisième siècle de l’ère chrétienne, on constate sa présence dans notre pays. Saint Colomban donna, l’an 600, à l’église d’Auxerre, la croix d’or du roi lombard Agiluf, ornée de lettres émaillées, en bleu. La crosse de l’évêque de Chartres, Ragenfroid, mort l’an 960, montre des dessins émaillés. Le musée du Mans garde le portrait sur émail du duc d’Anjou, Geoffroi Plantagenet. Dès le douzième siècle, Limoges est célèbre par la fabrication des émaux qu’on nomme opus de Limogia, Labor Limogiæ Opus Lemoviticum. Le musée de Cluny en possède plusieurs de cette époque. Ils étaient recherchés jusqu’en Italie : car une charte de donation, en 1197, à une église d’Apulie nomme duas tabulas æneas superauratas de labore Limogiæ. Les tombeaux des enfants de saint Louis, Jean et Jeanne, à l’abbaye de Royaumont, sont les plus beaux spécimens de l’émaillerie au treizième siècle. Au quatorzième, Montpellier rivalise avec Limoges, mais pour peu de temps. Limoges a tout son éclat au seizième siècle. Raphaël, Jules Romain, Primatice, maître Roux, Léonard de Vinci, Holbein et Jean Cousin dessinent pour ses manufactures ces vases, aiguières, candélabres et portraits qui ont porté si loin et si haut sa réputation. Comme il y a un Léonard de Vinci, il y a un Léonard Limousin ; il fut le premier directeur de la fabrique qu’y établit François Ier. Ses premières œuvres datent de 1532. Après lui viennent Pierre Courtois, Courtin, Courteys, ou Court, dit Vigier, son successeur, Jean et Susanne Courtois, Jehan Limousin, Pierre Raymond, les plus connus. Pierre Courtois travailla à la décoration du château de Madrid, le château de faïence, comme on l’appelait, bâti au bois de Boulogne par François Ier, achevé par Henri II, détruit de fond en comble par la révolution.

L’émail cependant a une plus haute antiquité. Il nous vient d’Orient. Des objets trouvés à Babylone, à Ninive, les mosaïques de Perse et d’Arabie nous les révèlent dès les temps les plus reculés. L’Égypte revêtait la terre d’un vernis monochrome vert ou bleu, c’était l’enfance de l’art. Jusque-là l’excipient unique était la poterie. La Grèce, puis Rome, y ajoutèrent le métal. Mais l’émail s’appliquait en creux. Ce ne fut qu’au quatorzième siècle, en Italie, qu’un orfévre siennois, Ugolino Vieri, renonçant au vieux procédé d’incrustration, étendit ses couleurs sur le métal lui-même. La méthode fut aussitôt et uniquement adoptée.

Pline, dans son Histoire naturelle, liv. XXX, ch. XII, nous donne le nom du premier qui songea à exprimer en relief les objets au moyen de l’argile : c’est Dibutade, de Sicyone, potier établi à Corinthe. Mais avant lui Corœbus, d’Athènes, avait inventé la poterie, et Talus le tour à potier, préliminaires indispensables. De plus, un autre Sicyonien, Lysistrate, père de Lysippe, trouva l’art de prendre des empreintes dans un creux composé d’une pâte propre à calquer fidèlement l’effigie et à devenir moule en séchant. À Sycione donc peut revenir l’honneur d’avoir découvert la céramique artistique. Un exilé corinthien, Démarate, qui fut père de Tarquin l’Ancien, importa l’art en Étrurie, au troisième siècle avant Jésus-Christ. Mais déjà sans doute, cette argile était vernie. Les Phéniciens, à qui on attribue le verre, paraissent avoir connu l’émail. Les Hébreux le connaissaient certainement. Ézéchiel en parle. L’Étrurie le possédait au temps de Porsenna. Rome ne tarda pas à en faire usage. Il se transmit en Gaule. Philostrate, de Lemnos, au troisième siècle, indique, dans ses Tableaux, traduits en 1614 par Blaise de Vigenère, que les Gaulois étendent sur l’airain des couleurs que le feu y fait adhérer en les rendant inaltérables. Le secret qu’allait chercher Palissy a des origines bien reculées.

Les Italiens, toutefois, ne connaissaient que l’émail à base de plomb ; Lucca della Robia, le premier en 1532, employa l’émail stannifère. Un spécimen apparaît alors au-dessus des portes de bronze du baptistère de Florence. Mais Lucca tenait tellement à son secret que, selon la légende, il en cacha la recette dans la tête d’une de ses madones « défiant en quelque sorte l’avenir de porter la main sur le chef-d’œuvre auquel il a confié son précieux dépôt. » Toutefois, ses frères et ses neveux, héritiers de son secret et de son génie, transmirent sa découverte à toute l’Italie. Partout s’élevèrent des fourneaux céramiques et des légions d’artistes qui ne les laissèrent pas chômer. Il y en a à Urbino, à Pesaro, à Faenza, d’où, selon les uns, vient le mot faïence, qui dérive mieux, selon les autres, de Faventia, Fayentia, ancienne cité romaine de César, aujourd’hui Fayence, chef-lieu de canton du département du Var. Il y en a à Pise, à Gênes, à Forli, à Naples, à Padoue, à Ferrare, à Imola. Il est bien probable que, attiré en France par la magnificence éclairée de François Ier, quelque transfuge italien sera venu chez nous fabriquer l’émail. Ainsi s’expliquerait la fameuse date de 1542, gravée avec le nom de Rouen sur un pavé émaillé du château d’Écouen. Ainsi pourrait s’expliquer cette coupe tombée providentiellement entre les mains du potier saintongeois.

Les hypothèses ne manquent pas. « Cette coupe de terre tournée et émaillée » ne serait-elle pas un vase romain rencontré dans quelques débris sur ce sol des Santons où, à chaque pas, le pied heurte un souvenir des conquérants du monde ? Brongniart et Riocreux croient qu’elle était allemande. Mais à ce moment Palissy n’avait pas encore fait ses excursions dans les provinces rhénanes. Il est difficile qu’une pièce d’outre-Rhin soit venue jusque dans les prairies de la Charente. Enfin l’opiniâtreté que met l’artisan à vouloir obtenir l’émail blanc fait penser que ce devait être la couleur de la coupe. Or, la fabrique de Nuremberg ne produisait que des teintes sombres. Les majoliques italiennes étaient au contraire blanches. N’aurait-il pas vu ce merveilleux ouvrage chez Antoine de la Rovère, évêque d’Agen, qui avait longtemps habité la Toscane, ou bien chez Jules-César Scaliger, établi dans cette ville depuis 1525 ? Scaliger, qui parle dans ses ouvrages des majoliques italiennes, dit M. Tainturier, ne quitta pas la Toscane, sa patrie, sans emporter avec lui à Agen quelques-unes de ces poteries si fort en honneur à cette époque. Palissy et Scaliger, tous deux protestants, tous deux amateurs de sciences et d’art, habitant la même ville, ont dû nouer quelques relations. — Ce sont ces relations qui ne sont pas du tout établies, non plus que le séjour simultané à Agen. La supposition est tout à fait gratuite. On a voulu y voir encore une des faïences de Venise ou de Valence qui se trouvèrent, en 1452, dans un vaisseau capturé par des corsaires rochelais. Le vaisseau fut conduit au port de la Rochelle à l’époque où François Ier fit un assez long séjour dans cette cité, c’est-à-dire en décembre 1542, et en janvier 1543. « Il y avait, dit Amos Barbot, un grand nombre de terres de Valence et plusieurs coupes de Venise. Le roy commanda qu’on luy en apportast ; ce qu’ayant fait, jusqu’au nombre de grands coffres pleins, il en donna à plusieurs dames de la Rochelle, et, pour la grande beauté qu’il y trouvoit, il retint tout ce qui restoit de la dite vaisselle, qui estoit vingt grands coffres qu’il fit payer, et commanda qu’on les fist charger pour les porter à Rouen ou à Dieppe. » (Arcère, II, 431.)

À cette date (1542), Palissy était déjà à l’œuvre. Les faïences de la Rochelle ne purent donc avoir sur lui qu’une influence : l’encourager et épurer son goût.

Il y a une autre version ; c’est à celle-là que je m’arrête. La coupe venait bien d’Italie, mais elle avait passé par Pons.

Avant d’être un modeste chef-lieu de canton du département de la Charente-Inférieure, cette ville fut le siège d’une puissante sirerie de la province de Saintonge. Les sires de Pons, que les rois de France qualifiaient de cousins, étaient suzerains de deux cent cinquante fiefs. Ils avaient établi là une véritable petite cour. Pons avait son imprimerie, ses poëtes, ses littérateurs. Il y avait des fêtes, des jeux, des tournois. Les vassaux étaient heureux ; ils n’étaient tenus qu’à une redevance annuelle de deux sous ou une anguille, et la Seugne leur fournissait ce poisson en abondance. Le plus fort impôt était quatre chapons blancs : et encore les habitants de la ville, s’ils payaient, riaient au moins, pour leurs chapons. Car le payement de cette taxe en nature donnait lieu à une cérémonie bouffonne, le jeu des coqs qu’on lançait le lundi de Pâques dans toutes les directions et que les huissiers devaient attraper. Hélas ! ces amusements n’étaient que trop souvent troublés par le bruit des armes.

Le sire de Pons était alors Antoine, comte de Marennes, baron d’Oleron, seigneur de Pérignac, Plassac, Royan, Mornac et autres lieux, qui fut plus tard conseiller du roi, chambellan du roi, chevalier des ordres du roi, gouverneur de Montargis, de Saintes et de la Saintonge. Antoine de Pons, le dernier de la branche des sires de Pons à propos de qui l’on disait :

Si roi de France ne puis, sire de Pons voudrais être,

mot qui rappelle la devise des Rohan, Antoine de Pons, né en 1510, avait été, en Italie, chevalier d’honneur de Renée de France, fille de Louis XII, qui, mariée à Hercule II d’Este, duc de Ferrare, avait, en septembre 1528, quitté sa patrie pour celle de son mari. Il y connut Anne de Parthenay-l’Archevêque, fille de la douarière de Soubise, Michelle de Saubonne, première dame d’honneur de la duchesse ; et, épris de cette jeune fille, un des ornements de la petite cour, il l’épousa en 1533. Ferrare, grâce à la duchesse qui y avait recueilli Calvin, était devenue un foyer de protestantisme. Michelle de Saubonne, sa fille Anne de Parthenay, son gendre Antoine de Pons, avaient embrassé l’hérésie. Le pape Paul III se fâcha. Le duc pria madame de Soubise de se retirer. La fille dut suivre la mère et le mari son épouse. La séparation fut douloureuse.

Écoutons ce qu’en dit Catherine de Parthenay, petite-fille de Michelle de Saubonne, dans ses mémoires manuscrits malheureusement incomplets, qu’elle a laissés sur sa propre famille. « Ces pratiques hayneuses des méchants conseillers du duc, sous couleur de rayson d’Estat, n’empeschèrent pas madame la duchesse de ne se pouvoir rézoudre au despartement de la dame de Soubize et de sa fille, madame de Pons, qu’elle n’envoya en France que les esquipages combles de présents, et le cœur plein d’elle. Lui semblait-il encore, pauvre délaissée, la sienne patrie partir avec ! »

Ces « esquipages combles de présents » contenaient le portrait de Renée de France, peint par Sébastien del Piombino. Mais ne pouvaient-ils pas contenir aussi quelques majoliques italiennes ? Le duc Alphonse Ier, beau-père de la duchesse, avait établi, à Ferrare, une fabrique de faïences émaillées, célèbres même en Italie, au dire de Piccolpasso dans son livre Arte di terra ; et quelques-uns de ces produits durent être offerts comme souvenirs indigènes à madame de Pons, et apportés par elle en Saintonge. Palissy nous apprend qu’il vit souvent Antoine de Pons après son retour d’Italie et s’entretint avec lui de science et d’art. « I’eus, lui dit-il (page 130), bon tesmoignage de l’excellence de vostre esprit, dés le temps que retournastes de Ferrare en vostre chasteau de Ponts. » Antoine ne lui montra-t-il pas les vases façonnés à Ferrare ? On ne peut en douter. Évidemment la coupe émaillée venait de la Péninsule, et probablement de la manufacture d’Alphonse d’Este.

Que ne l’éloignait-il de sa vue ? Que ne la brisait-il en mille morceaux ? De ce jour il n’eut plus de repos ; il entra en dispute avec sa propre pensée (page 311). C’est dans son traité de l’Art de terre qu’il faut lire le récit pathétique de ses tribulations, de ses craintes et de ses espoirs, de ses déchirements, de ses luttes avec la nature, avec ses voisins, avec sa famille. Qui n’a été ému de compassion pour les infortunes de l’artiste, et saisi d’admiration pour son opiniâtreté ? Pour moi, je m’étonne que dans ces recueils destinés aux élèves de nos collèges, et nommés, mal à propos si souvent, Morceaux choisis, nul éditeur n’ait songé à placer près de Ronsard et de Marot, entre Montaigne et Agrippa d’Aubigné, cette page étonnante du potier saintongeois, une des bonnes pages de la littérature française. Je ne lui connais de comparable que ce passage où Théodore Jouffroy a peint la soirée de décembre dans laquelle il découvrit que la foi s’était éteinte en lui, et qu’il était devenu sceptique. C’est la même émotion et la même angoisse.

Nous sommes en 1545 ou 1550 dans la capitale des Santons, ce Mediolanum Santonum dont le passé n’est pas certes sans gloire. La ville est un peu comme elle est maintenant, tortueuse mais elle a encore sa forte ceinture de murailles qui l’enserrent et que la population, depuis, a brisée, comme sur ses coteaux, à l’approche du printemps, le bourgeon de la vigne qui veut sortir fait éclater « son corset vert. » Saint-Pierre élève encore son énorme môle tronqué ; peut-être même a-t-il déjà sa peu gracieuse calotte de plomb. À Sainte-Marie, chantent les bénédictines dans cette magnifique église romane, où ont henni longtemps les chevaux d’un régiment de cavalerie, et sous ces cloîtres qui retentissent maintenant des refrains des troupiers. Saint-Vivien qui n’avait pas encore, dans les monuments religieux de Saintes, importé le style néo-grec, a pour prieur — 1559 — Jean-Baptiste de Bourdeilles, seigneur de Brantôme, et un peu plus tard son jeune frère Pierre de Bourdeilles, l’historien Brantôme, l’auteur des Dames galantes. Saint-Eutrope lance dans les airs cet élégant clocher que Louis XI avait bâti. Près de là, dans le vallon, se cachent les Arènes. Le Capitole est encore là-haut, debout et mutilé, muet témoin des guerres et des combats, tombé un jour, non comme un vieux soldat sous les coups des ennemis, mais sous la pioche de ses enfants démolisseurs. Vingt-cinq ou vingt-six édifices religieux se dressent à chaque point de la cité. Ici Sainte-Colombe, devenue un bazar, et depuis peu rendue au culte ; tout près Saint-Michel, un chais ; les Récollets, une halle aux bouchers ; plus loin, Saint-Maur, un atelier de tonnellerie ; là, les Jacobins, une écurie. Un pont antique joint le faubourg à la cité, et sous ses arches qui ont résisté à tous les orages, trace sa voie à la molle Charente. Un jour, hélas ! on s’avisera qu’il empêche l’eau de couler, et on le jettera bas. L’Arc de triomphe le domine, ruine grandiose ; on l’ira reconstruire ailleurs.

Précisément, presque en face de ce monument aujourd’hui remis à neuf, est une maison d’assez pauvre apparence. Une porte s’ouvre. C’est le soir. Un homme sort furtivement. Il est hâve, maigre, décharné. Ses vêtements sont des haillons. Accoutré comme un homme qu’on aurait traîné par tous les bourbiers de la ville, il excite la compassion des uns, les risées du plus grand nombre. Les commères, sur le pas de la porte, si elles voient passer ce grand corps délabré, haussent les épaules et se signent presque à son approche. « Voilà maître Bernard ! il fait mourir de faim sa femme et ses enfants. On dit qu’il fabrique de la fausse monnaie. C’est un homme dangereux ! » Bien dangereux, en effet, et malfaiteur émérite ! D’abord il n’a pas un sou, et il a beaucoup de dettes ; puis il cherche un secret bien criminel ; il veut être utile. Il passe, l’œil oblique, inquiet, évitant la rencontre d’un homme. Cet homme ne peut-il pas être un créancier ? Il fuit sa maison. Il a besoin d’un peu de calme. D’autres trouvent au foyer domestique ce tranquille asile où la voix affectueuse d’une épouse, les baisers sonores des bambins ramènent la sérénité dans leur âme et la joie sur leur visage. Pour lui, ce qu’il rencontre dans sa maison, ce sont des persécutions et des déboires. Sa femme lui reproche de s’obstiner à la recherche d’une chimère et de négliger son gagne-pain. Le chais est vide, l’armoire est vide, la huche est vide. Certes, la maison n’est pas gaie, quand les marmots en haillons grelottent, et qu’on n’a pour eux ni bois flambant dans l’âtre, ni habits en réserve ; quand ils demandent du pain, et qu’on n’a rien à leur donner. Il fuit donc, et les lamentations de son épouse, et les cris affamés de ses enfants, et les doléances méchantes de ses voisins, et les réclamations pressantes de ses créanciers. Mais parfois s’il rencontre une troupe de gamins, — « cet âge est sans pitié » — il est assailli de brocards et d’injures ; on le poursuit de huées : « C’est maître Bernard le fou ! » Oui c’est un fou : car tous les bienfaiteurs de l’humanité n’ont-ils pas été des fous pour leurs contemporains, avant d’être des héros par la postérité ? Et le stoïque potier supportait tout, avanies de ses proches, calomnies de ses voisins, la pauvreté qui « empesche les bons esprits de parvenir. » Il avait foi en Dieu et confiance en soi.

C’est le récit de ses tribulations qu’il nous a fait et que nous allons suivre.

Un auteur moderne a écrit : « On croit qu’Auguste Hirschwogel, né en 1488, mort en 1560, fut le maître de Palissy, revenu en Allemagne[1]... » D’abord Palissy n’alla qu’une fois en Allemagne. Où est la preuve de ce second voyage ? Ensuite, est-il croyable qu’un homme intelligent comme Palissy, aussi perspicace, aussi pénétrant, n’ait pas du premier coup deviné le secret du maître, compris ses procédés, et qu’il lui ait fallu quinze ou seize ans pour arriver à la découverte de l’émail qu’il avait vu fabriquer ? Il règne un tel accent de vérité dans la narration de ses épreuves et de ses essais, qu’on n’en peut suspecter la sincérité. Puis, était-il donc si facile de pénétrer les secrets des émailleurs, porcelainiers et vitriers ? On sait avec quel soin les della Robia cachaient leurs procédés. La première manufacture de porcelaine qui s'établit en Saxe, au seizième siècle, celle d’Albrechtsburg, était une véritable forteresse. Une herse, des pontslevis la défendaient et en interdisaient l’accès à tout étranger. Chaque mois on écrivait sur la porte de chaque atelier ces mots terribles : « Secret jusqu’au tombeau ! » En effet, les ouvriers coupables d’indiscrétion étaient condamnés à une prison perpétuelle dans le château fort de Kœnigstein. À Venise, les peines les plus graves étaient prononcées contre toute révélation. « Si quelque ouvrier ou artiste transporte son art en pays étranger, disait l’article 26 des Statuts de l’inquisition d’État, il lui sera envoyé l’ordre de revenir. S’il n’obéit pas, on mettra en prison les personnes qui lui appartiennent de plus près, afin de le déterminer à l’obéissance... S’il s’obstine à demeurer chez l’étranger, on chargera quelques émissaires de le tuer. » Une loi du 8 novembre 1291 relègue dans l’île de Murano toute l’industrie verrière pour mieux emprisonner ceux qui s’y livraient, et, le 8 juin 1295, on défendait aux ouvriers de sortir de la ville sous peine d’amende, de bannissement et de mort. Les effets suivaient ces menaces. M. Cochin cite[2] une pièce des papiers des inquisiteurs d’État, à la date du 3 août 1754, ainsi conçue :

« Pris la résolution d’enlever du monde, di togliere dal mundo, Pietro de Vetor, fugitif, qui est à Vienne, et Antonio Visiosi, qui est à Florence. En conséquence ordre est donné à Missier, de trouver deux hommes propres à ce dessein, atte a tale effetto, et on lui a remis deux doses de poison.

7 du même mois. Étant trouvés par Missier les deux hommes dont il s’agit, à celui qui doit aller à Florence furent donnés, pour son voyage, son séjour et son retour, 80 sequins ; à celui qui doit aller à Vienne, 50.

On a promis à l’un et à l’autre 100 sequins, une fois la chose faite, all’opera fatta, et à chacun fut donnée la chose propre à enlever du monde, togliere dal mundo, lesdits hommes. »

Les risques à courir étaient considérables. On comprend très-bien que l’ambassadeur français à Venise, chargé de débaucher des artisans pour une manufacture de glaces, écrivit à Colbert qu’il s’exposait à se faire jeter à la mer.

Enfin, en supposant que Palissy eût pu facilement apprendre en Allemagne ou en Italie, sans tant de frais, de temps et de peines, le secret qu’il mit quinze ans à découvrir, encore fallait-il faire ce voyage. Or, maître Bernard ne le pouvait. « Chargé de femme et d’enfants, » il devait pourvoir à la subsistance de chaque jour. Que fût-il advenu s’il eût planté là son « mesnage pour aller apprendre le dit art en quelque boutique » (page 310) ? La nécessité l’attachait au logis. Il dut donc tout faire, tout créer par lui-même, sans « aucuns seruiteurs qui pussent faire quelque chose pour l’amener au chemin de l’art susdit. » Examinons en effet la marche qu’il suit, les moyens qu’il emploie ; et nous y remarquerons les tentatives exactement définies d’un inventeur qui cherche et qui « taste en ténèbres. »

Palissy ne connaît aucune des matières dont se compose les émaux ; il n’a même jamais vu de terres argileuses. Il prend donc toutes les substances qu’il imagine, les mêle et les broie. Il achète des pots de terre, met sur chacun d’eux dûment numéroté une matière différente qu’il note avec soin. Il a besoin d’un four et le construit à sa guise. Mais il n’a jamais vu cuire la terre, et ne sait quel degré de chaleur le four doit avoir ; une fois le feu trop fort brûle ses drogues ; une autre fois trop faible, il ne peut les fondre. C’est aux matières qu’il attribue ces insuccès ; il en cherche d’autres. Peut-être étaient-elles bonnes ! Plusieurs années se passent ainsi ; le pauvre artisan gémit, soupire, s’afflige, mais ne se décourage pas.

Un jour, il s’avise qu’il ne sait pas conduire le feu, et que des hommes du métier sauront mieux que lui diriger la cuisson de ses substances. C’est d’ailleurs une dépense de combustible de moins, et l’argent se fait rare à la maison. Il achète de nouveaux vases, en couvre trois ou quatre cents d’émail ; et prie les potiers de la Chapelle-des-Pots de les enfourner avec leurs vaisseaux. Les potiers de la Chapelle, un peu par complaisance, beaucoup par curiosité, acceptent très-volontiers. Mais la fournée cuite, ils assaillent de brocards leur outrecuidant camarade. Rien n’est bon.

Palissy, qui ne voit pas que le feu des potiers n’est pas assez violent, ou qu’ils n’ont pas enfourné ses épreuves en temps convenable, achète de nouveaux vases, prépare de nouvelles drogues, adresse aux potiers de la Chapelle de nouvelles pièces. On cuit une seconde fois, puis une troisième, puis une quatrième. Les frais sont grands ; la perte de temps est immense ; la confusion qui résulte de ses échecs répétés l’accable, et la tristesse, conséquence de tant de déboires, l’envahit.

Il cesse !...

Il cesse parce qu’il n’y a plus de pain à la maison et qu’il en faut à des bouches affamées. La femme se plaint ; mère, elle pleure ; les enfants crient. Palissy reprend son métier d’arpenteur. C’est alors que les commissaires, députés par le roi pour ériger les gabelles au pays de Saintonge, arrivent à Saintes, et qu’il est envoyé sur la côte pour dresser le plan des marais salants.

La commission achevée, il revient chez lui avec un peu d’argent ; il y retrouve la coupe émaillée, son désespoir et sa joie, cause de ses souffrances et but de ses efforts. Le voilà de nouveau à la recherche de l’émail.

Les expériences antérieures n’avaient point été perdues. Palissy soupçonna que les fours des potiers n’étaient point assez chauds. Il résolut d’en essayer d’autres. Il existait alors à une lieue et demie de Saintes, sur la route de Saint-Jean-d’Angely, une verrerie qui a donné son nom au village nommé aujourd’hui la Vieille-Verrerie. L’artisan, voyant qu’il n’avait pu réussir, ni à ses propres fourneaux, ni à ceux des potiers, eut recours à ceux des verriers. Il rompt trois douzaines de pots. Trois cents tessons sont couverts de diverses substances à émail qu’il étend au moyen d’un pinceau. Plus de cent compositions différentes étaient étendues sur ses lopins d’argile. Il les porte lui-même à la verrerie et surveille la cuisson. Nuit d’angoisses, d’espoir et de crainte ! Le lendemain, quand on tira ses épreuves du feu, il vit, avec une joie indescriptible, qu’une partie de ses drogues avait fondu. Enfin, une lueur paraissait dans ses longues ténèbres : c’était l’aube précédant le jour ; c’était le phare, dans la nuit, annonçant le port, ou bien cette branche de lierre garnie de feuilles vertes, flottant sur l’Océan, qui signala enfin à Christophe Colomb l’approche du nouveau monde !

Maître Bernard avait obtenu un résultat, faible, il est vrai, mais encourageant. Son rêve n’était donc plus une illusion ! Il poursuit ses essais avec une ardeur plus vive et un espoir plus assuré. Pendant deux ans il ne fait qu’aller, et venir de Saintes à la verrerie, y transportant des vases, et en revenant chaque fois un peu moins content ! deux ans de travaux sans relâche ! deux ans ajoutés à tant d’autres ! C’était plus qu’il n’en fallait pour éteindre la plus robuste foi en soi-même. Aussi après deux nouvelles années, il s’arrête effrayé, découragé, n’en pouvant plus. Dieu semble pourtant le regarder d’un œil plus doux. Il va tenter un dernier coup et puis renoncer à des tentatives dont l’inutilité lui sera désormais démontrée.

Il se rend à la verrerie ; il a avec lui un homme chargé de plus de trois cents sortes d’épreuves. Au bout de quatre heures de fourneau, une des épreuves fond, blanche, polie, admirable. Quelle joie pour l’ouvrier ! En voyant ce tesson sortir du four couvert du vernis cherché, il ne se sent pas d’allégresse. Il nous le dit lui-même : « Ie pensois estre deuenu nouvelle créature. »

Dès lors le voile impénétrable que la nature mettait devant lui était soulevé ; il avait entrevu le but de ses désirs. Il fallait maintenant régler, d’après des principes fixes, les procédés de la fabrication de l’émail, déterminer exactement les éléments qui devaient entrer dans une opération régulière. Jusque-là l’expérimentation avait été un peu conduite au hasard. L’épreuve tentée sur un têt n’avorterait-elle pas sur un vase ? Ce débris de pot pouvait n’attester qu’une fusion fortuite. Palissy veut essayer sa trouvaille en grand. Mais pour des vases entiers et nombreux, il ne peut plus user des fours complaisants des potiers ou des verriers. Il se construira lui-même un fourneau.

Le voilà maçon, briquetier, gâcheur, goujat. Que dis-je ? bête de somme. Pas d’argent, pas de manœuvre. Il va querir la brique sur son dos ; il tire lui-même son eau du puits ; il détrempe son mortier ; il maçonne tout seul. Le four achevé, et avec quelles fatigues pour un homme peu habitué à ces sortes d’ouvrages ! il a besoin de vases. S’il lui manque quelques livres pour payer un aide, il n’en a pas davantage pour acheter ses pots. Il les fabriquera lui-même. Auparavant, il apprendra ce que c’est que l’argile et qu’un tour de potier. Ce qu’il lui fallut endurer de labeurs est vraiment effrayant.

Au bout de huit mois son four est prêt, ses pots sont prêts ; mais les matières à émail ne le sont pas. Au lieu de se reposer, il se remet au travail. Nuit et jour pendant plus d’un mois, il est autour de son mortier ; nuit et jour il pile les substances qui lui avaient donné l’émail blanc au four des verriers ; nuit et jour, pendant un mois, il broie ; il espère, il doute, sans repos, sans sommeil. Enfin, il enfourne les vaisseaux ; le feu est mis au four par les deux gueules, comme il l’avait vu faire aux verriers. Le moment est solennel. Là dans ce four est tout son avenir. Là est le fruit de neuf mois de fatigues surhumaines. Six jours et six nuits, seul, sans soutien, sans conseil, il se tient devant son fourneau, jetant du bois par les deux gueules. L’émail ne fondait pas. Désespéré, il s’imagine qu’il n’a pas mis dans son émail assez de substances fusibles, il écrase, il met en poudre de nouveaux ingrédients, courant de son four à son mortier ; l’émail ne fondait pas. Il n’y a plus à hésiter ; il prend le dernier écu, achète des pots, les enduit de l’émail qu’il vient de composer, et jette le tout au four. L’œil fixé sur la fournaise, il guette la fusion avec terreur. Encore quelques instants, la gloire est à lui, la richesse est à lui ; l’émail sera trouvé. Mais, horrible déception, affreux supplice ! il s’aperçoit que le bois va lui manquer. C’était à rendre fou ! Éperdu de douleur et de désespoir, haletant, couvert de sueur, il jette à son four ce qui lui tombe sous la main. Au feu les étais de ses treilles ! au feu les arbres de son jardin ! au feu sa table, ses chaises, tous ses meubles ! au feu le plancher de sa chambre ! La ruine est complète ! Les voisins vont criant par la ville qu’il met le feu à sa maison, et qu’il est devenu insensé. Heureusement l’émail a fondu : le secret est trouvé ; Palissy est sauvé ; l’artisan est devenu artiste ; le fou est passé génie.


  1. M. Demmin, dans ses Recherches sur la priorité de la Renaissance Allemande. — Paris, chez Renouard, 1862, page 60.
  2. Correspondant du 29 novembre 1865, page 629.