Un dernier mot sur Benjamin Constant

Un dernier mot sur Benjamin Constant

UN DERNIER MOT


SUR


BENJAMIN CONSTANT.




Le travail publié dans cette Revue sur la jeunesse de Benjamin Constant et ses relations avec Mme de Charrière a produit son effet, l’effet que permettaient d’en attendre la quantité et la qualité des documens intimes versés pour la première fois dans le public. Il en est résulté un jour de fond qui a éclairé le devant, c’est-à-dire qui a fait mieux voir dans toute la vie ultérieure et dans les mobiles habituels de cet homme plus distingué qu’heureux et plus intéressant que sage. Les personnes qui l’ont particulièrement, connu ont retrouvé dans ces premiers essais de sa nature et dans ces premiers jeux de sa destinée les indices déjà prononcés de ce qu’elles avaient tant de fois observé en lui ; la ressemblance du personnage avec lui-même a paru fidèle, bien qu’à certains égards peu flatteuse. Pour nous, qui n’avions été, dans cette affaire, que le rédacteur ou plutôt l’arrangeur des notices, renseignemens et pièces de toutes sortes, si obligeamment confiés à nos soins par M. E.-H. Gaullieur, nous pouvions, ce semble, en parler ainsi sans nous y croire intéressé, et nous avions même tout fait pour nous effacer entièrement. On a bien voulu pourtant nous mettre en cause : dans une biographie de Benjamin Constant, qui fait partie de la Galerie des Contemporains illustres, par un Homme de rien, le spirituel auteur (M. de Loménie) a cru devoir, en se déclarant le champion de Benjamin Constant, faire de nous un adversaire de l’illustre publiciste, et nous prendre à partie sur les notes et réflexions qui accompagnaient les lettres produites, comme si elles étaient en désaccord criant avec les textes mêmes. S’il s’était contenté de nous trouver un peu sévère, un peu rigoureux ce jour-là, nous nous abstiendrions de réclamer, ne pouvant trouver étonnant qu’on nous rendît à nous-même ce dont nous usions envers un autre ; mais la manière dont M. de Loménie présente l’ensemble de notre opinion, et dont il la combat dans les moindres détails, nous obligeait à dire tôt ou tard quelques mots, sous peine de paraître battu, ce qui est toujours désagréable quand on sent qu’on ne l’est pas. Hier encore, un estimable journal, du très petit nombre de ceux dont les jugemens comptent, le Semeur[1], tout ému de charmantes lettres d’amour écrites en 1814 par Benjamin Constant, et dont M. de Loménie a publié des extraits, semblait en conclure que nous avions perdu notre cause, comme si nous nous étions mêlé de cette délicate matière, et comme si nous avions rien dit qui pût faire injure à ces tendres billets. Et puis, l’opinion de M. de Loménie est une autorité en matière de biographie ; ses notices, si modestement commencées il y a quelques années, ont fait leur chemin ; elles sont lues partout, et elles le méritent. Dans cette voie si périlleuse de la biographie contemporaine, il a su éviter les écueils de plus d’un genre, et atteindre le but qu’il s’était proposé : de la loyauté, de l’indépendance, aucune passion dénigrante, de bonnes informations, la vie publique racontée avec intelligence et avec bon sens, la vie privée touchée avec tact, ce sont là des mérites dont il a eu l’occasion de faire preuve bien des fois en les appliquant à une si grande variété de noms célèbres tant en France qu’à l’étranger ; cela compense ce que sa manière laisse à désirer peut-être au point de vue purement littéraire, et ce qui doit manquer aussi à ses jugemens en qualité originale, car l’étendue même de son cadre lui impose un éclectisme mitigé. Pourtant tout biographe contemporain a, quoi qu’il fasse, ses complaisances ; nous le savons mieux que personne, et nous savons bien aussi que les complaisances de M. de Loménie seraient volontiers les nôtres. Pourquoi nous oblige-t-il cette fois à risquer de les contrarier, quand nous ne faisons que nous défendre ?

Benjamin Constant a été un grand esprit, et il a eu un assez grand rôle ; politiquement et à travers quelques inconséquences singulières, il a rendu des services à une cause qui était, en somme, celle de la France. Par sa parole, par ses écrits, il a contribué à répandre des vérités ou théories constitutionnelles qui avaient alors tout leur prix et qui peuvent avoir encore leur utilité. Je ne suis pas de ceux qui oublient ces services, et qui sont tellement absorbés dans le point de vue psychologique, que tout souvenir patriotique s’y anéantit. Je ne me suis jamais proposé pour sujet d’embrasser par une étude La carrière publique de Benjamin Constant, d’autres (et M. Loève-Veimars par exemple) l’ayant fait avant moi et de manière à m’en dispenser. Que si vous me replacez le spirituel tribun dans les chambres passionnées de la restauration, en face de cette meute d’ennemis acharnés et inintelligens qu’il déconcerte et qu’il irrite par ses ironies, je sais bien lequel j’applaudissais. Mais il vient un moment où l’on a droit de juger à son tour ceux qui vous ont précédé et guidé, surtout si tout le monde les juge, et si eux-mémes, hommes de publicité et de parole, ils ont provoqué ce regard scrutateur par toutes sortes d’éclats, d’indiscrétions moqueuses et de confidences à haute vois. Il est très permis alors de pénétrer dans les coulisses de cette scène où l’acteur tout le premier vous a introduit, et de lire, s’il se peut, avec l’impartialité du moraliste, sous le masque, de tout temps très mal attaché, de celui que la popularité proclama un grand citoyen, et qui fut seulement un esprit supérieur et fin uni à un caractère faible et à une sensibilité maladive. J’ignore s’il est quelqu’un de nos amis qui ait su garder, à travers les épreuves diverses, cette fleur de libéralisme primitif, de libéralisme pour ainsi dire platonique et en dehors de toute action, et cette tendresse extrême de conscience qui ne souffre examen ni doute à l’endroit des anciennes idoles ; s’il en est de tels, je les admire et je les envie. Quant à moi, qui suis loin d’un tel bonheur, je veux profiter du moins des bénéfices de l’expérience en même temps que des amertumes, et je ne me croirai jamais réduit à un point de vue exclusif, comme on m’en accuse, parce que je m’appliquerai de mon mieux à voir réellement les choses et les hommes tels qu’ils sont.

Qu’avons-nous donc fait avec Benjamin Constant ? Une masse de pièces authentiques, de révélations directes, nous était confiée ; nous ne pouvions tout produire, et nous nous en remettions de ce soin à qui de droit. En attendant, nous en avons tiré, à l’usage de notre public, un simple choix, tâchant de le rendre le plus agréable qu’il était possible à la lecture, et aussi de le rapporter à une idée d’étude et d’analyse. Il nous a semblé que, sans faire violence à la lettre et à l’esprit de ces documens, il n’était pas difficile d’y surprendre, d’y noter déjà dons leurs origines et leurs principes la plupart des misères, des contradictions et des défaillances qui n’avaient que trop éclaté plus tard, au su et vu de tous, dans cette fine nature. Nous avons, dans ce but, comme souligné ou articulé plus fortement au passage les endroits qui nous semblaient tenir à quelque veine secrète, faisant exactement ce qu’on pratique en anatomie, lorsqu’on injecte quelque petit vaisseau pour le rendre plus saillant et le soumettre à l’étude. Nous sommes-nous complètement trompé, comme le veut M. de Loménie ? A côté des choses aimables et que nous donnions pour telles, avons-nous pris pour de la sécheresse ce qui était de la passion, pour du persiflage ce qui n’était que de la jeune gaieté, pour des habitudes plus que périlleuses, ce qui n’était que d’heureux instincts ? Avons-nous, en réussissant trop bien à rendre le choix des lettres agréable, fait ressortir encore mieux cet agrément par nos commentaires maussades et jansénistes, c’est tout dire ? Enfin avons-nous fait (ce qui est l’histoire de tant d’éditeurs) comme cet âne de la fable, qui porte des roses au marché et qui n’en mange pas ?

Pour ne pas nous perdre ici en des apologies de détail dont le lecteur n’a que faire, nous poserons tout d’abord un principe, et ce principe est celui-ci :

Il faut avoir l’esprit de son âge, dit-on ; cela est vrai en avançant ; mais surtout et d’abord il faut en avoir la vertu : des mœurs et de la pudeur dans l’enfance, de la chevalerie, de la chaleur de conviction et de la générosité de pensée dans la jeunesse. La vie, en allant, se gâte assez. L’âge mûr, trop souvent, hélas ! n’a plus cette chevalerie et cette première fleur d’honneur, de même que la jeunesse avait foulé elle-même cette première fleur de pudeur. Si l’on commençait par une enfance ou une adolescence souillée, par une jeunesse égoïste ou trop sceptique et ironique, et faisant bon marché de tout, où n’irait-on pas ? et lorsqu’on voudrait ensuite réparer et se reprendre aux nobles idées, aux sentimens vrais, le pourrait-on ? — C’est en ce sens que Buffon disait : « Je n’estimerais pas un jeune homme qui n’aurait point commencé par l’amour. »

Quelqu’un de très spirituel l’a dit encore : on doit faire dans la vie comme pour un voyage ; il faut toujours se mettre en route avec trop de provisions, au moral aussi ; on ne saurait être trop en fonds au départ, on a bien assez d’occasions de perdre et de dépenser. Si l’on n’emporte que juste le nécessaire, on se trouve bientôt aux expédiens.

Or, dans ces extraits de correspondance de Benjamin Constant qui ont été publiés, on a pu apprécier et peser le bagage du jeune homme au début, évaluer la quantité de fonds au moral, qu’il emportait en se mettant en route dans la vie. Cette pacotille nous a semblé des plus légères. L’enfance, chez lui, ce qui est toujours un malheur, fut comme supprimée. On le voit, dès l’âge de douze ans, dans une lettre pleine de grace et à laquelle je n’ai attaché d’ailleurs qu’une importance secondaire, car l’authenticité ne m’en est pas complètement démontrée), on le voit allant dans le monde avec son gouverneur, comme un petit monsieur, l’épée au côté, et déjà très attentif aux louis d’or qui roulent sur les tables de jeu. Mais son adolescence surtout est très compromise ; on aperçoit par de trop clairs aveux comment il l’employa dans ce premier séjour à Paris, avant l’âge de vingt ans ; et les lettres qu’il écrit durant son escapade en Angleterre, que montrent-elles ? que sont-elles ? Elles sont assez gracieuses, vives et spirituelles sans doute, mais d’une exaltation nerveuse et comme fébrile, sans velouté, sans fraîcheur à travers ces vertes campagnes. Jean-Jacques, au même âge et avec tous ses défauts, avait le sentiment passionné de la nature ; il faisait, on s’en souvient, cette charmante promenade, qu’il nous a si bien décrite ; avec Mlles Galley et de Graffenried. Je sais bien qu’à vingt ans on sent ces choses mieux qu’on ne les décrit, et la peinture que retraçait Jean-Jacques, il ne l’aurait pas faite ainsi le soir même de la délicieuse journée. Quoi qu’on puisse dire, il ne se découvre pas même trace de ce genre de sentiment, si conforme à la jeunesse, dans les lettres qu’écrit d’Angleterre Benjamin Constant : en revanche, il cite le Pauvre Diable de Voltaire, et il s’en revient au gîte en se souvenant beaucoup de Pangloss.

Je suis presque honteux d’avoir à revenir ainsi pas à pas sur des choses que je croyais comprises, et de me trouver obligé de remettre le doigt sur chaque trait. Ai-je d’ailleurs fait un crime au jeune Benjamin de ce malheur de sa vie première ? N’ai-je pas remarqué tout le premier qu’il lui avait manqué, aussi bien qu’à Jean-Jacques, les soins et la tendresse d’une mère ? N’ai-je pas cité le passage d’Adolphe où il nous peint le caractère de son père, si contraire à toute confiance et ne perlettant aucune ouverture à l’affection ? Puis, durant ces quelques semaines qu’il passe auprès de Mme de Charrière, n’ai-je fait valoir aussitôt l’influence heureuse de cette première tendresse que rencontre le jeune homme, influence balancée, il est vrai, par l’excès d’analyse et par la nature aride de certaines doctrines ? N’ai-je pas fait apprécier plus tard ce je ne sais quel ennoblissement soudain, au moins de ton et d’intention, qu’il dut sensiblement, dès le premier jour, à l’ascendant de Mme de Staël ? — Mais entre tous mes torts de détail, pour couper court, je choisirai l’un de ceux que M. de Loménie me reproche le plus, et sur lequel il s’égaie vraiment un peu trop. Parlant des romans de Rétif, Benjamin Constant écrivait : « Il (le romancier) met trop d’importance aux petites choses. On croirait, quand il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité d’un mari, que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses, et qui doivent nous occuper éternellement. Pauvres petits insectes ! qu’est-ce que le bonheur ou la dignité ? » Et sur ce dernier mot je me suis permis d’ajouter que c’était là une fatale parole, quand on la prononçait à vingt ans, et qu’on courait risque de ne s’en guérir jamais. Selon M. de Loménie, il n’est pas un Grandisson de vingt ans qui n’ait dit de telles choses. Mais il semble vraiment n’avoir pas bien lu. Qu’un jeune homme dise : Qu’est-ce que le bonheur ? il n’y a rien là-dedans de bien rare ni de bien alarmant. Ce qui l’est davantage, c’est qu’il ajoute : le bonheur ou la DIGNITÉ ! Ceci devient plus sérieux. La jeunesse ne saurait être trop à cheval sur ce chapitre de la dignité ; il est trop aisé, plus tard, d’en rabattre. Un excès de délicatesse est de rigueur, surtout à cet âge. Benjamin Constant n’éprouva que trop les inconvéniens de n’avoir pas de bonne heure pensé ainsi.

Et tout d’abord, par exemple, sans sortir de cette relation même avec M de Charrière, il y avait un mari, très peu gênant et très peu visible, comme la plupart des maris, pourtant il y en avait un, bon homme, obligeant ; on voit, par une lettre de Benjamin, que celui-ci lui avait emprunté quelque argent à son départ pour Brunswick et qu’il devait lui envoyer un billet ; rien de plus simple ; mais, si on lit des lettres de Mme de Charrière à Benjamin Constant publiées depuis, on y trouve ce passage[2] : « … Vous fâcherez-vous, sire, si je vous demande encore le billet que M. de Ch. m’avait chargée, il y a quelques mois, de vous demander ? un billet en peu de mots, pur et simple ? Vous ne sauriez croire ce que je souffre, quand il me semble que vous n’êtes pas en règle avec les gens que je vois. Ils ont beau ne rien dire, je les entends. » Avec un scrupule un peu plus marqué à l’endroit de la dignité, le jeune homme ne se serait pas fait dire deux fois ces choses ont souffrait pour lui une femme délicate ; il se serait mis au plus vite en règle avec le mari. Mais, en général, un certain genre de position fausse n’était pas assez insupportable à Benjamin Constant ; on en retrouverait trace, avec plus ou moins de variantes, en d’autres circonstances de sa vie, et le contre-coup de cette mauvaise habitude se fit bien péniblement sentir à l’extrémité de sa carrière, lorsque, dans ses derniers jours, il subit l’inconvénient, lui, homme d’opposition, de ne passe trouver en règle avec un personnage auguste encore plus obligeant que M. de Charrière, et qui ne lui demandait, pas de billet. — Puisque M. de Loménie a contesté si fort notre premier commentaire sur le qu’est-ce que la dignité ? nous avons dû y ajouter ce supplément.

Nous regrettons qu’une contradiction aussi directe, et partie d’un écrivain qui s’appuie à des autorités imposantes, nous oblige à pousser plus avant encore et à développer quelques-uns de nos motifs ; car, quoi que le critique ait pu dire, nous n’avions aucun parti pris à l’avance contre un esprit aussi charmant que celui de Benjamin Constant. Adolphe est un des livres que nous aimons le plus dans leur tristesse ; en mainte occasion nous avons parlé de l’auteur avec intérêt, avec sympathie, et comme étant nous-même de ceux qui entrent le plus dans quelques-unes de ses faiblesses. Il nous a été impossible seulement, à la lecture de ces lettres premières, de ne pas remarquer, ne fût-ce que pour la décharge de l’homme, que, par malheur de l’éducation, et des circonstances, son adolescence dissipée et déjà gâtée avait fait place aussitôt à une jeunesse toute fanée et sans ardeur.

Un certain nombre des lettres écrites par lui de Brunswick à Mme de Charrière contiennent des détails singuliers, des expressions dont l’initiale seule est très étonnante et plus que difficile à reproduire. Ce ne sont pas seulement de ces petits jurons comme il en voltigeait sur le bec du libertin Ver-Vert. On m’assure que le XVIIIe siècle était coutumier de ces sortes de propos dans les correspondances familières, même entre hommes et femmes ; ainsi je trouve un de ces mots un peu gros dans une lettre que l’aimable et tendre chevalier d’Aydie (l’amant de Mlle Aïssé) écrivait à Mme Du Deffand. A la bonne heure ; mais je puis dire qu’une de ces expressions de Benjamin Constant à Mme de Charrière passe tout et ne se pourrait représenter qu’en latin, comme lorsqu’Horace, par exemple, parle d’Hélène : Nam fuit ante Helenam… principal tort sans doute, en ces incidens, est à la femme qui souffre de tels oublis de plume ; pourtant cette affectation de cynisme sert à juger aussi les qualités de jeunesse et le degré de conservation de celui qui se donne licence.

Durant les années de séjour à Brunswick et vers le mois de janvier 1793, Benjamin Constant avait fait la connaissance d’une femme dès-lors mariée, et qu’il devait retrouver plus tard dans la vie. Cette personne était en train de poursuivre son propre divorce, tandis que Benjamin, de son côté, accomplissait le sien. On était alors par toute l’Europe dans une effervescence sociale et morale qui n’a d’analogue qu’en certaines époques romaines : « Les femmes de haut lieu et de grand nom, disait Sénèque, comptent leurs années non par les consulats, mais par les mariages ; elles divorcent pour se marier, elles se marient pour divorcer[3]. » Benjamin, dans ses lettres à Mme de Charrière, dans celles de la fin sur lesquelles nous n’avons fait que courir, parle fréquemment de cette femme et de plusieurs autres encore ; suivant son incurable usage, il ne pouvait s’empêcher de persifler, de plaisanter de l’une ou des unes avec l’autre. Par momens il lui venait bien quelques petits scrupules de tout ce manége compliqué, dans lequel il pouvait sembler jouer un rôle si peu digne et de son esprit et même de son cœur ; un jour donc, il écrivit à Mme de Charrière une lettre dont je n’ai gardé que l’extrait suivant, l’original est aux mains de M. Gaullieur :


Ce 6 fructidor (probablement 1795).

« … Votre dernière lettre m’a donné de grands scrupules relativement à C… Je trouve que je suis avec cette femme sur un pied qui jette sur ma conduite, à mes propres yeux, un air de fausseté, de perfidie et d’ingratitude qui me pèse. Pendant que je me moque d’elle avec vous, je lui écris, de temps en temps, par honnêteté, de tendres ou pompeux galimatias, et, si quelqu’un comparait mes lettres à elle avec mes lettres sur elle, on me regarderait avec raison comme un fou méchant et faux. Il faut, ou ne plus avoir de relation avec elle, ou ne plus me moquer d’elle ni avec vous, ni avec personne. Or, comme il ne me plait pas de rompre, il ne me reste que le dernier parti à prendre. Je vous prie donc, et je crois que j’ai presque un droit de le demander, de brûler ce que je vous ai écrit sur elle. Je suis, grace à mon bavardage sur moi-même, tellement décrié que je n’ai pas besoin de l’être plus ; et si mes lettres, qui nagent dans vos appartemens, échouaient en quelques mains étrangères, cela donnerait le coup de grace à ma mourante réputation… »

Je n’avais pas jugé utile dans le premier travail de faire entrer ce fragment, qui en dit plus que nous ne voulons, qui en dit trop, car certainement Benjamin Constant valait infiniment mieux que la réputation qu’il s’était faite alors ; mais enfin il se l’était faite, comme lui-même il en convient : étais-je donc si en erreur et si loin du compte quand j’insistais sur certains traits avec précaution, avec discrétion ?

Ce singulier fragment nous apprend bien des choses, et d’abord qu’il ne faudrait pas absolument se fier aux lettres d’amour qu’il écrivait, pour y trouver l’expression toute vraie de sa pensée ; car enfin ce qu’il appelle ici du tendre galimatias pourrait bien, si on le retrouvait sans commentaire, paraître tout simplement de la tendresse exaltée. En général, il ne faut jamais croire aux correspondances que dans une certaine mesure, car on se modèle toujours, à quelques égards, sur la personne à laquelle on écrit. Tout homme d’esprit, d’esprit rompu et mobile, quand il prend la plume pour correspondre, est un peu comme Alcibiade, et revêt plus ou moins les nuances de la personne à laquelle il s’adresse. Qu’est-ce donc si le désir est en jeu et si l’on veut plaire ? Avec Mme de Charrière, sur laquelle il n’avait nul dessein pareil, et qui l’avait recueilli malade, qui l’avait soigné et guéri chez elle, Benjamin se montre sans gêne et dans un complet déshabillé[4] ; avec d’autres, ou princesses ou bergères, il sera tout le contraire du déshabillé, il se jettera (et plus sincèrement qu’il ne le dit) dans les nuages, dans l’encens, dans la quintessence allemande sentimentale. Avec la noble personne dont la beauté ne se sépara point des graces décentes, il saura trouver les délicatesses exquises, tout en s’efforçant d’attendrir chez elle et d’appitoyer la clémence. Avec Mme de Krüdner, il fut en vapeurs mystiques, en confession et presque en oraison permanente. Si jamais on publie ses lettres à cette Julie Talma dont il a tracé un si charmant portrait, je suis certain qu’elles seront charmantes elles-mêmes, et ici elles pourraient avoir, sans mentir en rien, les couleurs de l’attachement continu et du dévouement. Avec ses amis hommes, il sera, dès qu’il le pourra, un honnête homme malheureux et presque attachant : tel il se dessinerait, je suis sûr, dans sa correspondance avec M. de Barante jeune alors, et dont le sérieux aimable l’invitait ; tel nous l’avons entrevu dans sa relation avec Fauriel, et nous n’avons pas omis, à son honneur, de le remarquer. Voilà bien des germes de qualités, dira-t-on ; nous ne nions pas les germes, nous ne nions pas les velléités en lui et la multitude des demi-métamorphoses. Mais qu’est-ce que tout cela prouve avant tout et après tout ? De l’esprit, encore de l’esprit, et toujours de l’esprit.

L’histoire d’un cœur est celle de beaucoup ; une ame d’élite hors de ses voies, si elle est bien étudiée et connue, donne la clé de bien des ames. C’est même là l’unique raison qui puisse faire excuser de la creuser si à fond et d’en rechercher jusqu’au bout les misères. Ces misères ne sont autres que celles de la nature humaine jusque dans ses échantillons les plus distingués. Quand je dis que ce qui dominait chez Benjamin Constant à travers tant de diversités et de formes spécieuses, c’était l’esprit, je n’oublie pas l’espèce de sensibilité dont il fournit un si singulier exemple, et qu’il a personnifiée dans Adolphe. Mais qu’en avait-il fait, et qu’en fait-on toutes les fois qu’on ne la ménage pas mieux que lui ? De très bonne heure, à Brunswick et depuis, on peut remarquer que l’émotion et le malin plaisir de sa sensibilité consistaient à se partager, à se jeter dans des complications trop réelles, dont les embarras, les tiraillemens et les déchiremens même ravivaient pour lui l’ennui de l’existence ; il affectionna en un mot, de tout temps, cette situation entre les trois déesses, comme la définissait très heureusement de Charrière. C’est un poète grec qui a dit : « Il y a trois Graces, il y a trois Heures[5], vierges aimables ; et moi, trois désirs de femmes me frappent de fureur. Est-ce donc qu’Amour a tiré trois flèches, comme pour blesser, non pas un seul cœur en moi, mais trois cœurs ? » Prolonger de telles situations, les créer par amusement, tout en se flattant d’avoir trois cœurs, c’est le sûr moyen de n’en avoir bientôt plus un ; à un tel régime la sensibilité véritable s’épuise, la volonté se ruine et s’use, l’être moral intérieur arrive vite à un complet délabrement. Quand, pour plus de liberté et de politesse, nous parlons de Benjamin Constant sous le nom d’Adolphe, nous n’entendons pas borner cet Adolphe à la situation qu’il a dans le roman, nous le transportons en idée ailleurs avec la nature que nous lui connaissons ; nous ne lui prêtons pas, nous lui attribuons sous ce type ce que lui et ses semblables ont pratiqué bien réellement à travers la vie. Une conséquence de ce capricieux et subtil détournement de la sensibilité dans la jeunesse, c’est de produire, jusque dans un âge assez avancé, des retours simulés, des chaleurs factices, des excitations énervées : on dirait par momens que l’orage de la passion se retrouve et s’amasse tel qu’il n’a jamais été aux années les plus belles, et que le vrai tonnerre, la foudre divine enfin, va éclater. Mais, prenez garde, ce n’est qu’un réseau superficiel qui fait illusion, une forte crise nerveuse sous le nuage, ce ne sont que des soubresauts galvaniques à la suite desquels il ne restera que plus de fatigue et de néant. On accuse la fatalité, on voit à chaque coup le destin marqué dans les phases successives d’une vie qui revient opiniâtrement se briser aux mêmes écueils. Cette fatalité en effet existe, elle est écrite désormais dans nos entrailles, dans la trame même et la substance entière de notre être, dans tout ce qui en ressort d’habitudes violentes sans cesse irritées, qui sont devenues leur propre aiguillon, et qui n’ont plus qu’à se réveiller d’elles-mêmes. La raison, éclairée par l’expérience, avertie par les revers, a beau dire, elle a beau faire l’éloquente et la souveraine à de certains momens solennels, elle n’a plus à ses ordres la volonté. Au moment où elle se croyait remise en possession, la voilà jouée sous main par les plus aveugles mouvemens ; et il ne lui reste alors d’autre ressource, pour se venger des tours qu’on lui joue chez elle et des affronts journaliers qu’elle subit, que de s’en railler et de se railler de tout, avec légèreté et bonne grace, s’il se peut, avec un sourire d’ironie universelle : triste rôle, qui fut celui que l’histoire attribue à ce Gaston d’Orléans, à la fois spectateur, complice et fin railleur de toutes les intrigues qui se brisaient et se renouaient sans cesse autour de lui. La raison en est réduite à ce rôle de Gaston en bien des ames.

Ce ne fut là que l’un des côtés de la raison supérieure de Benjamin Constant, mais ce côté est hors de doute ; sa conversation s’y tournait le plus volontiers. Dès qu’il avait à expliquer quelque circonstance embarrassante et un peu humiliante de son passé, les cent-jours, cette folie la plus irréparable des siennes et qui faussa toute sa fin de carrière, les motifs qui, la veille encore, le poussaient, la burlesque tergiversation qui avait suivi, ou même lorsqu’il touchait quelques souvenirs plus anciens de sa vie romanesque et des scènes orageuses qui avaient fait bruit, sa raison toute honteuse prenait les devans, et il s’en tirait à force d’esprit, de verve à ses dépens, de moquerie fine : le genre humain à son tour n’y perdait rien. Que de folles anecdotes alors ! quelle grêle de gaietés malicieuses, acérées ! que d’amusement ! Nous ne savons en vérité pourquoi M. de Loménie a l’air de douter de l’authenticité de certains mots que nous avons cités. Ces propos piquans et familiers de Benjamin Constant sont aussi inséparables de l’esprit et du caractère de l’homme, que le peuvent être, par exemple, les mots de M. Royer-Collard dans un sens si différent. Quand un personnage public passe sa vie dans le monde et dans les salons, ce qu’il y dit soir et matin est tout aussi authentique que le discours écrit qu’il apporte une fois par mois à la tribune. Et surtout, si la différence entre ce qu’il dit comme causeur et ce qu’il professe comme orateur est frappante, on ne saurait s’empêcher de le remarquer.

La différence entre ces deux rôles chez Benjamin Constant passait même le contraste, et allait d’ordinaire jusqu’à la contradiction. L’orateur était solennel de geste, de chevelure ; il avait l’accent généreux, et revendiquait les droits du genre humain. Lui qui, comme homme, s’en prenait si volontiers à une fatalité désastreuse, il était l’avocat le plus intrépide et le moins hésitant de toute liberté publique ; une fois à la Minerve ou à la tribune, il croyait et il disait qu’en laissant beaucoup faire aux hommes, aux individus dans la société, il en résulterait le plus grand bien, la plus grande justice, et la meilleure conduite de l’ensemble. Au moment où il parlait de la sorte, il était sincère, ou il se le persuadait ; son esprit, constamment nourri, à travers tout, d’études sérieuses, avait puisé ses premiers instincts politiques dans l’exemple des États-Unis d’Amérique et dans les institutions, de l’Angleterre. Il avait compris de bonne heure que la société moderne ne serait pas satisfaite en son mouvement de révolution avant d’avoir appliqué en toute matière le principe de liberté ; il se rattacha à cette idée, et, à part les inconséquences personnelles, il en demeura le fidèle organe. C’est là son honneur. Quand son esprit rentrait dans cette large sphère de discussion et qu’il échappait à ses misères intestines, il retrouvait vigueur, netteté, et une sérénité incontestable ; son talent facile se déployait. Mais l’homme public en lui ne put jamais, à l’image de certains politiques célèbres de la Grande-Bretagne, se dégager, s’affermir, et prendre assez le dessus pour recouvrir les faiblesses et les disparates de l’autre. A un certain degré, cette mêlée, cette lutte de diverses natures en une seule, aurait pu paraître intéressante, et elle a certainement paru telle à quelques personnes qui l’ont connu ; je sais une femme distinguée qui a écrit : « On sent dans Benjamin Constant un besoin d’être aimé, dirigé, soigné, qui charme à côté de si grandes facilités… » Pourtant, à moins d’être femme peut-être, et avec la meilleure volonté du monde, il n’y a pas moyen de n’être point ici frappé de ce choc d’élémens inconciliables et d’un désaccord qui crie. J’ai pensé qu’on en saisirait la cause profonde dans le tableau de cette singulière jeunesse et de ces premières années qui se dévoilaient soudainement à nous : de là mon analyse[6].

Quand on traite le portrait d’un pur homme de lettres, d’un romancier comme Charles Nodier par exemple, qui n’était pas sans de certaines ressemblances de sensibilité avec Benjamin Contant, je conçois de l’indulgence. Que si l’on a affaire à un homme politique, à l’un de ceux qui ont professé hautement, la science sociale, et qui, de leur vivant, ont joui tant bien que mal des honneurs et du renom de grand citoyen, oh ! alors on se sent porté à plus de rigueur d’examen. Aux hommes vraiment politiques, à ceux qui auraient gardé quelque chose du grand art de conduire et de gouverner les autres, il serait par trop simple et peut-être injuste de demander l’exacte moralité du particulier : ils ont la leur aussi, réglée sur la grandeur et l’utilité de l’ensemble ; mais à tous ceux qui prétendent encore à ce titre d’hommes politiques, ne fussent-ils toute leur vie que des hommes d’opposition, on a droit de demander du sérieux, et c’est là le côté faible, qui saute aux yeux d’abord, dans la considération du rôle de Benjamin Constant : une trop grande moitié y parodiait l’autre.

Au reste, il ne s’agit point, dans tout ceci, de blâmer ou de louer ; je suis moins disposé et moins autorisé que personne à ce genre de morale qui condamne, je crois très suffisant pour mon compte de me tenir à celle qui observe et qui montre. Pline le jeune a écrit une très belle lettre[7] sur l’indulgence qui n’est qu’une partie de la justice, et il cite un mot habituel de Thraséas, ce personnage à la fois le plus austère, dit-il, et le plus humain : Qui vitia odit, homines odit, voulant faire entendre que pas un de nous n’est hors de cause, et que la sévérité qu’on témoigne contre les défauts passe trop aisément à la haine même des hommes. Loin de moi de haïr Benjamin Constant ! je craindrais bien plutôt, en relisant ses défauts dans Adolphe, de les aimer. Et, pour prouver que je n’ai aucun parti pris après non plus qu’avant, je veux citer de lui une lettre encore, mais toute différente de celles qu’on connaît, une lettre fort simple en apparence, et qui a cela de remarquable à mon sens, qu’entre toutes les autres que j’ai vues, elle est la seule où il témoigne avoir un peu de calme et de contentement dans la tête et dans le cœur. Après les orages terribles qui avaient rempli les premières années de son mariage, et dont il a noté les accidens les plus singuliers dans son projet de mémoires, il quitte Lausanne et part pour l’Allemagne. Ce moment est indiqué dans le curieux carnet autrefois cité par M. Loève-Veimars, et dont il existe plus d’une copie ; voici les termes : « Départ pour l’Allemagne, 15 mai 1811. — Un tout autre atmosphère. — Plus de luttes. — Charlotte contente. Plus d’opinion contre nous. — Je me remets à mon ouvrage. Je joue et je perds mon argent à la roulette. — Établissement à Gottingue, 8 novembre. Dispositions politiques des étudians. — Études sérieuses. — Vie sociale assez douce. » Or, c’est dans ce court intervalle de retraite, de douceur inespérée et de sagesse (sauf un reste de roulette), qu’il écrivait à Fauriel la lettre suivante où se confirment les mêmes impressions :


Au Hardenberg, près Gottingue, ce 10 septembre 1811.

« Il faut pourtant que je vous écrive, cher Fauriel, après un silence de six mois. Je me le suis souvent reproché, mais j’ai tant couru, le monde, surtout depuis le printemps, que je ne savais où je pourrais recevoir votre réponse, et c’est bien dans l’espoir d’obtenir de vos nouvelles, et par le besoin de cœur que j’en ai, que je vous écris. J’ai donc attendu d’être fixé pour quelque temps. Je le suis maintenant, je crois, pour tout l’hiver, dans la famille de ma femme, et dans un antique château, dominé par les ruines de deux châteaux plus antiques encore, au milieu d’un assez beau pays, chez des gens qui ont beaucoup plus d’affection de famille qu’il n’est de mode chez nous d’en avoir, avec une femme à laquelle je suis chaque jour plus attaché, parce qu’elle est chaque jour meilleure pour moi, et près de la plus belle bibliothèque de l’Europe. Tout cela compose une situation beaucoup plus douce qu’il ne semble qu’on ait le droit de l’avoir dans le temps où nous vivons. J’en profite pour me reposer de tant d’agitations passées et pour travailler autant que je le puis. J’espère finir cet hiver l’ouvrage qui m’a occupé tant d’années. J’ai ici tout ce qu’il faut pour cela. Il n’y a pas un livre un peu utile qui ne soit à ma disposition, et les bibliothécaires sont les gens les plus prévenans du monde.

« Cette université, je veux dire Göttingue, a, sous le rapport matériel, plutôt gagné que perdu à toutes les révolutions qui ont agité ce coin de l’Europe. Le gouvernement actuel a consacré des sommes très considérables à compléter la bibliothèque dans toutes ses parties. On travaille à séparer le plus qu’on peut les sciences et les lettres de tout ce qui tient à la politique et à toute espèce d’idée d’organisation sociale : je ne dis rien sur ce système ; mais on agit ensuite comme si ce but était déjà atteint, et on protége les lettres, comme si elles étaient déjà dans ce bienheureux état d’indépendance de toutes les agitations humaines. Ainsi, les établissemens sont superbes comme dépôts d’instruction. C’est là pour mes vieilles recherches sur mes vieilles religions tout ce qui m’intéresse, et je jouis de l’effet sans m’inquiéter de la cause.

« J’ai trouvé Villers dans son nouvel état de professeur. Il arrive de Paris, où les inquiétudes qu’il a eues l’ont fait aller, et d’où il est revenu assez satisfait. Quand je passerai quelque temps de suite à Göttingue, ce que je compte faire à la fin de l’automne, j’espère le voir beaucoup. Il est doublement aimable au fond de l’Allemagne, où il est rare de rencontrer ce que nous sommes accoutumés à trouver à Paris en fait de gaieté et d’esprit, et Villers, qui est distingué sous ce rapport à Paris même, l’est encore bien plus parmi les érudits de Göttingue.

« Je ne vous parlerai pas d’affaires publiques, parce que je ne lis et ne vois aucun journal. Il n’y a pas ici ni même à Göttingue le plus petit bout d’une feuille française, à l’exception du Moniteur qu’on fait venir en ballots tous les six mois, ce qui ne rend pas les nouvelles qu’il contient très fraîches. J’en vis d’autant plus avec mes Égyptiens et mes Scandinaves, qui, quelquefois, me paraissent des contemporains, quand je trouve chez eux des opinions absurdes ou du moins grossir. Sous ce rapport, il y a toujours moyen de se retrouver dans soit pays.

« Si le démon de la procrastination ne vous saisit pas, vous devriez bien me donner de vos nouvelles le plus vite que vous pourrez. Vous devriez m’en donner aussi de Mme de Condorcet, au souvenir de laquelle je vous prie de me rappeler. Ma femme vous salue, et vous recommande son Shakspeare anglais. Moi, je vous recommande tous mes livres allemands. Je ne sais quand j’en ferai usage, car je me crois ici pour tout cet hiver ; et qui sait aujourd’hui ce qu’il sera et où il sera dans six mois, sans compter la comète, qui, dit-on, va réduire notre petit globe en cendres ? En attendant qu’elle nous réunisse, cher Fauriel, songez que nous sommes séparés, que je vous aime, et que vous me ferez un vif plaisir de m’écrire. Voici mon adresse :


A M. B. Constant de Rebecque ; chez M. le comte de Hardenberg, grand-veneur de la Couronne, etc.

Au Hardenberq,

Près Göttingue.

Westphalie.

« Adieu. »


Nous aurions bien, si nous le voulions, à ajouter quelques petites choses encore ; il serait facile, à l’aide du carnet dont on a parlé, de contrôler, sans trop de désavantage, quelques-unes des pièces les plus triomphantes dont s’est armé M. de Loménie, ou du moins les inductions morales dont elles lui ont fourni le thème ; mais qui oserait le poursuivre de ce côté gracieux ? qui oserait discuter de près ou de loin ce qui touche aux roses immortelles ? C’est assez de nous être mis avec lui sur la défensive ; l’estime même qu’on fait de son opinion nous y obligeait. En finissant d’ailleurs, il n’est pas tellement éloigné, ce semble, des conclusions qui ressortent de nos propres récits. Était-ce donc la peine, en débutant, de venir intenter un procès en forme contre un travail par lequel, M. Gaullieur certainement, et moi peut-être après lui (puisqu’on veut m’y mêler), nous pouvions croire avoir bien mérité de l’histoire littéraire contemporaine et des futurs biographes de Benjamin Constant en particulier ?


SAINTE-BEUVE.

  1. 8 octobre 1845.
  2. Dans le volume intitulé : Calliste, ou Lettres de Lausanne, chez Jules Labitte, Paris, 1845, page 321.
  3. De Beneficiis,III, 16.
  4. Cette femme aimable lui disait un jour avec un sourire triste, en le voyant devenir muscadin : “Benjamin, vous faites votre toilette, vous ne m’aimez plus ! »
  5. Heures ou saisons. — L’épigramme est de Méléagre.
  6. Ce genre d’explication rentre tout-à-fait dans l’opinion de Fauriel telle que je l’ai trouvée exprimée dans ses papiers ; celui-ci comparait Benjamin Constant à La Rochefoucauld en un sens : il attribuait le manque de principes qu’on lui voyait, et ce mépris des hommes qui s’affichait jusqu’à travers son républicanisme d’alors, au premier monde dans lequel il avait vécu.
  7. Liv. VIII, 22.