Belluaires et porchers/La Babel de Fer

Stock (p. 20-27).


II

LA BABEL DE FER


Au paysagiste ALPHONSE COUTÉLIER

J’eus, un jour, l’occasion de rêver devant une vieille image hollandaise assez peu connue, signée de Jan Luyken, le graveur fameux des massacres et des supplices.

Cette œuvre extraordinaire donne la vision de Babel, la Babel de briques dont les prophètes ont dit qu’elle deviendrait, à la fin, l’habitacle des lions et le bercail des lionceaux. La Tour prodigieuse est au centre d’une plaine sans limites qui paraît avoir la superficie d’un empire, où se tordent de puissants fleuves au bord desquels des cités lointaines sont assises.

L’artiste biblique a dilaté son extase jusqu’à l’infini, en vue d’exprimer, avec son pauvre burin, l’aventure la plus inouïe de l’humanité. C’est toute la descendance du Désobéissant qui s’est assemblée pour l’érection d’un milliaire qui escaladât le ciel, s’il était possible, et qui marquât le nombril du monde, — le point précis où l’immense famille allait se diviser à jamais pour se répandre par les terres et s’enfoncer, en baissant la tête, sous les plafonds des firmaments.

Cette multitude qui est au moment de devenir tous les peuples, — quand le Jehovah sera descendu pour déconcerter sa chimère, — gronde et foisonne au pied du colosse, grimpe à ses flancs, grouille dans les nues qu’enjambent déjà les arceaux et les colonnades. La terre est en travail de son grandissime effort, et les vastes alentours sont peuplés d’hommes ou de bêtes qui s’exténuent pour le poème de ce gigantesque défi. Les gestes les plus étonnants de l’histoire apparaîtront comme rien, désormais, devant cette houle d’orgueil, aux circonvolutions infinies, charriant à la base du Donjon terrible, des armées de dromadaires et des caravanes d’éléphants écrasés sous le poids des matériaux qui doivent servir à immortaliser le blasphème.

Je ne pus me défendre de ce souvenir en visitant, avant-hier, le monument de M. Eiffel, que je ne vois pas le moyen de nommer autrement que Babel de fer. Tout le monde a un peu dit cela, je le sais bien, tant cette idée s’impose avec tyrannie. Mais pense-t-on qu’on en pourrait trouver beaucoup, parmi les badauds concaves qui la répercutent, qui fussent capables d’y voir au delà d’une confuse analogie de bâtisses phénoménales ?

Les choses futures dont l’imminence effroyable affolerait le voyant chargé de les annoncer, nous éclairciront, sans doute, la parenté de ces deux simulacres exorbitants qui se regardent par dessus les mausolées historiques de soixante siècles. En attendant, n’est-il pas permis de conjecturer que la Tour de fer est prédestinée comme un signe d’accomplissement et de dénouement au drame lugubre de la Dispersion des peuples dont la Tour de briques fut le « prodigieux témoin » ?

En supposant une moyenne de trois portées du ventre humain, tous les cent ans, il aurait fallu, pour aller d’une Babel à l’autre, un non moindre effort que celui de deux cents générations fustigées par la Douleur, — à travers les dislocations et les tessons des empires et les plâtras sanglants d’un milliard de ruines, et les buissons aux fleurs de charogne de tous les sentiers de la terre.

Le rendez-vous est enfin donné au pied de cet effrayant édifice de métal, inconscient de son rôle énorme et se préparant, néanmoins, à soutirer symboliquement la foudre de tout le ciel.

Les plus imbéciles, d’ailleurs, ne sont pas sans s’apercevoir que l’époque de ce concile des nations est infiniment singulière. Elles vont venir se bousculer et s’envisager sous les arches démesurées du Léviathan, dont les nues leur cacheront quelquefois la cime visitée par les orages, comme un Sinaï.

Toutes les langues de la Dispersion seront parlées en ce jour et chercheront à se reconnaître. On s’applaudira, on se congratulera d’être ensemble. On se pourléchera, réciproquement, de peuple à peuple, du bout des orteils au sommet du crâne. On entrera les uns dans les autres, fraternellement et même conjugalement.

Puis, sans trop savoir pourquoi, mais parce qu’une certaine heure aura sonné, on se divisera, comme autrefois, mais pour peu de temps. On s’en ira à deux pas, se préparer aux tueries, sous les horizons prochains, où se tiendront tapis les millions de soldats de vingt armées que l’affinité métallique aura tirées vers un seul point, de tous les gisements d’égorgeurs.

Ce sera la Pentecôte, si souvent annoncée, des massacres et des exterminations, l’ablution du feu sur des sociétés excessives et disgrégées qu’il s’agira de réamalgamer dans le creuset d’une surhumaine conflagration, après les avoir écumées dans la chaudière d’une Méditerranée de sang !

Ah ! elle est plus mystérieuse qu’elle ne le pense, cette Tour Eiffel, et les ferrailleurs savants qui la construisent sont incalculablement éloignés de concevoir la densité de prodige que dégage leur surprenante création !

M. Eiffel qui ne se croit, sans doute, rien de plus qu’un excellent ouvrier et qui n’est vraisemblablement pas autre chose, a construit beaucoup de ponts de métal qu’on dit être des chefs-d’œuvre en leur genre, et maintenant, il construit Babel comme si c’était un autre pont, — vertical cette fois, — de la terre au ciel, et il lui confère son nom, sans savoir le moins du monde qu’il assume, peut-être, une évolution de l’humanité.

Il faudrait pour cela être un artiste, une façon de poète débordé par ses propres conceptions, et M. Eiffel ne paraît pas être mieux qu’un mécanicien.

J’ai tenu à faire l’ascension de ce tabernacle du vertige avant qu’il fût achevé, et, je l’avoue, ma stupeur a dépassé mon attente. J’ignorais jusqu’alors et j’aurais eu quelque peine à croire que l’épanouissement, l’expansion totale de la force brute asservie et disciplinée par la mathématique la plus impeccable, pût atteindre l’âme au même endroit et avec la même énergie que l’Art lui-même.

Or, j’ai précisément éprouvé cela, non sans épouvante et sans déconcertement, lorsque, gravissant l’interminable escalier, j’ai vu se développer, sous mes yeux, les entrailles sonores du monstre, la charpente infinie, l’armature fantastique, hallucinée, de ce paquebot de cyclopes sans destination connue, dont les agrès, inexplicablement immobiles, semblent avoir pour tout emploi de déchiqueter la tempête.

Ce qui peut donner l’impression du rêve, c’est le calme automatique de ce tout-puissant labeur. Ici, les deux cent mille travailleurs de Nemrod, avec leurs éléphants et leurs chameaux innombrables, seraient inutiles. Quelques centaines d’ouvriers silencieux y suffisent. La mécanique, cette épouvantante grandeur des temps modernes, fait passer en eux la sereine fortitude des Encelades et des Briarées. Presque sans effort, sans apparente fatigue, ils poussent vers le ciel et fixent à jamais les terrifiantes pièces de fer qui semblent monter d’elles-mêmes vers eux, du fond de l’abîme, sans un grincement…

La tranquillité de cette besogne d’escaladeur d’empyrée finit par angoisser le témoin, comme l’obsession d’un prestige de l’Esprit déchu.

Et voilà, justement, le gouffre éternel qui sépare la Tour Eiffel de cette vieille Cathédrale délaissée qu’on aperçoit dans le lointain pâle, pacifique, mais non pas muette, et que des artistes au cœur ineffable mirent plus de cent ans à bâtir en chantant d’amoureux cantiques.

La hauteur actuelle de la Tour est de deux cent trente mètres environ, c’est-à-dire qu’il reste encore le chiffre énorme de soixante-dix mètres d’ascension parfaitement verticale avant d’arriver au sommet.

Les ingénieurs affirment que ce travail formidable sera terminé vers le mois d’avril. Nul ne le désire plus que moi. La Babel moderne est dans l’axe de ma fenêtre et je m’intéresse infiniment à son érection pour les causes profondes exprimées plus haut. Elle me paraît être, décidément, l’une des plus importantes manifestations humaines depuis un amas de siècles.

Mais j’aime Paris qui est le lieu des intelligences et je sens Paris menacé par ce lampadaire véritablement tragique, sorti de son ventre, et qu’on apercevra la nuit, de vingt lieues, par dessus l’épaule des montagnes, comme un fanal de naufrage et de désespoir.

J’en appelle, néanmoins, l’achèvement de tous mes vœux, parce qu’il faut, une bonne fois, que les prophéties s’accomplissent et parce que j’ai le pressentiment que cette quincaillerie superbe est attendue par les destins.

Ah ! ce noble Paris, comme il ne sera plus rien du tout, aperçu de cette hauteur ! Il s’humilie déjà bien assez du point où les ferrailleurs sont parvenus. Il lui faudra donc rentrer sous terre, quand on aura boulonné sur son front de gloire quelques dizaines d’arbalétriers de plus.

Et puis, cette tour, on ne la sent pas fraternelle comme les autres monuments de Paris. Elle ressemble à une étrangère d’Orient et on devine bien qu’elle n’aura jamais pitié de nos pauvres.

Je songeais à ceux-ci plus mélancoliquement qu’il ne m’était encore arrivé de le faire, sur les autres points culminants, où la fantaisie d’observer le fourmillement de la Ville m’avait quelquefois porté. Je me demandais ce qu’ils allaient devenir dans la tempête sans nom que je sens arriver de partout, en frémissant jusqu’au fond des moelles.

Sans doute qu’ils seront, comme toujours, écrasés, pressurés, pétris, dévorés, vomis, réavalés et revomis, jusqu’à septante fois, — avec l’aggravation fabuleuse des travestissements imprévus d’une Providence qui semble vouloir souffler sur la terre des épouvantes inaccoutumées.

Ils regarderont alors, de toutes parts, cette stérile Babel de fer, qui semblera narguer leur agonie, et, peut-être, quelque misérable ruisselant de pleurs interrogera le Seigneur Dieu pour savoir comment il se fait que l’image crucifiée de son adorable Enfant, — par qui les désespérés se consolent, — ne soit pas plantée, dans le plus chrétien de tous les pays du monde, au pinacle de l’édifice le plus altier que les hommes aient jamais construit.

14 janvier 1889.