Beaux-Arts - Les cartons de M. P. Chenavard

Beaux-Arts - Les cartons de M. P. Chenavard
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 362-377).

BEAUX-ARTS.




LES CARTONS DE M. P. CHENAVARD.




La tâche entreprise par M. Paul Chenavard est une des plus difficiles que puisse se proposer l’imagination. Il s’agit en effet de représenter dans une suite de tableaux l’histoire entière de la civilisation. Cette tâche, au premier aspect, effraie tellement la pensée, qu’on est tenté de voir dans un pareil dessein une preuve de présomption et de témérité. Et pourtant il est permis dès à présent d’affirmer que M. Chenavard ne demeurera pas au-dessous de son ambition : le reproche de témérité tombe devant la besogne achevée, car l’auteur de ce hardi projet a déjà mené à bonne fin vingt cartons de onze pieds sur quinze, c’est-à-dire qu’il est parvenu, ou peu s’en faut, aux deux cinquièmes du programme qu’il s’était tracé. L’oeuvre entière comprendra cinquante compositions murales, surmontées d’une frise où seront représentés les principaux personnages mis en action dans ces compositions, plus cinq mosaïques circulaires figurant l’enfer, le purgatoire, le paradis, les champs élysées, et enfin le développement parallèle de l’idée et de l’Action. Quelle que soit la destination donnée à ce travail, trop avancé pour que l’auteur l’abandonne, il est certain qu’il suffira pour établir sa renommée. Ce n’est pas seulement le travail d’un penseur habitué à méditer sur la marche de l’esprit humain, c’est aussi la révélation d’un peintre familiarisé depuis long-temps avec la langue de son art ; à l’exception de la dernière mosaïque circulaire figurant le développement parallèle de l’Action et de l’idée, toutes les compositions que j’ai vues et contemplées à loisir sont conçues selon les données de la peinture, et n’ont rien à démêler avec les rêves purement littéraires transcrits sur la toile. C’est avant tout une série de tableaux reliés entre eux par une pensée commune, mais qui s’expliquent très bien par eux-mêmes et n’ont pas besoin de commentaire. Bien que ces tableaux résument sous une forme tour à tour ingénieuse ou imposante toute la philosophie de l’histoire, l’enseignement de Herder ne s’y laisse jamais apercevoir. Tout en consultant le philosophe allemand sur la biographie de la race humaine, M. Chenavard n’est jamais sorti des conditions de son art, et l’on peut dire qu’il a montré aux yeux ce que,Herder avait montré à l’esprit. Quant à la mosaïque circulaire où se trouve condensée la substance de l’œuvre entière, si elle n’appartient pas aussi évidemment à la peinture, si le sujet, pris en lui-même et formulé dans les termes rigoureux que je viens d’énoncer, relève de la philosophie, il faut avouer pourtant que M. Chenavard a su animer cette formule et que la division philosophique du sujet n’enlève rien à l’attrait de la composition. L’Action et l’idée sont représentées par des hommes dont le nom est gravé dans toutes les mémoires, chacun les reconnaît et les salue avec joie, et l’esprit averti par les yeux n’éprouve pas un moment d’hésitation.

Raconter avec le crayon l’histoire entière de la civilisation depuis la Genèse jusqu’à la révolution française n’était pas seulement une entreprise périlleuse pour l’homme le plus habile. Il fallait, avant de mettre la main à l’œuvre, savoir bien nettement ce que la peinture peut dire et ce qu’il lui est défendu d’exprimer. Heureusement M. Chenavard avait appris en Italie, dans le commerce familier des plus grands esprits servis par la main la plus savante, où commence, où finit le domaine de la peinture. Ses voyages, ses études l’avaient préparé depuis long-temps à l’accomplissement de la tâche qu’il poursuit courageusement depuis quatre ans. Il avait vu en Italie même à quels dangers s’expose le peintre qui consulte la philosophie sans consulter les maîtres de son art. L’école allemande lui avait montré à Rome dans quelles erreurs peut tomber l’esprit le plus ingénieux, lorsqu’il s’abandonne aux rêveries mystiques sans demander au passé quels sont les sujets permis, quels sont les sujets interdits à la peinture. L’idée la plus vraie n’est souvent qu’une énigme impénétrable quand l’homme qui l’a conçue, ne sait pas choisir la forme qui lui convient. Il y a des pensées que la parole seule peut révéler : confiez-les au pinceau le plus habile, chargez Michel-Ange ou Rubens de les enseigner à la foule, et s’ils n’ont pas la sagesse de refuser cette mission, malgré tout leur génie, la foule ne les comprendra pas. Pour que la pensée arrive à l’esprit par les yeux, il faut qu’elle puisse se traduire en action. M. Chenavard l’a parfaitement compris. Il n’y a pas un de ses cartons qui ne captive le regard avant de réveiller un souvenir, de provoquer la méditation. C’est, à coup une preuve de sagacité. Dans son immense voyage à travers le passé, il n’a pas oublié un seul jour les conditions et les limites de la langue qu’il avait choisie. Habitué au commerce des philosophes, il s’est toujours souvenu que le pinceau ne doit jamais lutter avec la parole, et qu’un tableau ne peut servir de glose à une page de philosophie. Plus d’une fois sans doute il a regretté de ne pouvoir exprimer, en s’adressant aux yeux, toutes les idées que ses lectures ou ses réflexions lui avaient suggérées ; mais il n’a pas cédé à la tentation de dire sa pensée dans une langue rebelle. S’il n’eût pas cédé aux conseils de la prudence, son œuvre serait pour la foule comme non avenue. À peine quelques initiés pourraient-ils s’entretenir de ses intentions mystérieuses. Ce serait un immense effort récompensé par le silence et l’oubli. Les cartons achevés maintenant seront compris de la foule aussi bien que des hommes studieux, car M. Chenavard a eu soin de ne chercher l’expression de sa pensée que dans les plus grands événemens de l’histoire. Il ne lui est pas arrivé une seule fois de retracer un fait secondaire. Ceux même qui n’ont pas fouillé les profondeurs de l’histoire, qui ne connaissent le passé que d’une façon sommaire, trouveront dans ces cartons une clarté permanente ; ils devineront sans peine le nom des personnages placés devant eux, et n’auront pas besoin de consulter les érudits. Chaque monument de la biographie humaine est figuré avec tant d’évidence et de simplicité, que les gens du monde qui se croient brouillés avec les études de leur jeunesse s’étonneront avec joie de leur clairvoyance.

Ce qui a préservé M. Chenavard des nombreux écueils semés sur sa route, c’est la ferme volonté de limiter sa tâche aux points capitaux, de ne pas se laisser aller au désir d’exprimer tous les détails de sa pensée, et surtout la résolution bien arrêtée de ne jamais sortir des conditions primordiales de la peinture. Si j’insiste sur cette dernière considération, c’est qu’elle est de nos jours beaucoup trop négligée, je pourrais dire beaucoup trop méprisée. Il n’est pas rare en effet de rencontrer des esprits qui passent pour éclairés, et qui pourtant prétendent soumettre à des lois communes toutes les formes de la fantaisie. À leurs yeux, tout ce qui relève de l’imagination possède le même domaine : peinture, statuaire, poésie, tout doit tendre au même but et suivre la même route. Quant à l’architecture, ils veulent bien reconnaître qu’elle ne possède pas les mêmes moyens d’expression ; mais en revanche ils prescrivent à la musique de figurer par les sons tout ce que la parole, le marbre et la couleur savent traduire. C’est une hérésie, fondée sur l’ignorance, que je ne veux pas m’arrêter à discuter. Tous ceux qui ont vécu dans l’intimité des grands maîtres, à quelque forme de la fantaisie qu’ils appartiennent, comprennent, sans que je les avertisse, tout le néant de cette théorie. Leurs propres souvenirs leur en disent plus que l’argumentation la plus savante et la plus précise. Je n’essaierai donc pas de leur démontrer la vérité, qu’ils connaissent aussi bien que moi. Quant à la foule, habituée à recevoir comme sensées les maximes proclamées à son de trompe par les charlatans, je me contenterai de lui rappeler que tous les artistes vraiment dignes de ce nom ont évité avec un soin religieux d’empiéter sur le domaine d’un art voisin. Mozart, qui tient dans la musique le même rang que Phidias dans la statuaire, Raphaël dans la peinture, Mozart s’est toujours renfermé dans l’expression des sentimens généraux, tels que l’amour, la joie, la colère ou la jalousie, et n’a jamais essayé de confier à l’orchestre ou à la voix humaine l’analyse et l’expression des sentimens que la parole seule peut traduire. Il s’est rencontré, sous Louis XIV, des sculpteurs qui ont voulu engager la lutte avec la peinture, qui ont confondu la tâche du pinceau avec la tâche de l’ébauchoir, et leur nom est depuis long-temps englouti sous les flots d’un légitime oubli. À peine quelques érudits savent-ils le nom de ces novateurs téméraires, qui prenaient pour une hardiesse l’ignorance des principes qui devaient les guider. Plus tard, il s’est trouvé des peintres qui ont pris la statuaire pour conseil unique, et, malgré leur savoir, malgré leur persévérance, ils n’ont pas réussi à déguiser la fausseté de leur méthode. Leurs travaux, bien qu’empreints d’un sérieux amour de la beauté, d’un respect profond pour l’harmonie linéaire, s’écartaient trop manifestement des conditions de la peinture pour contenter les juges compétens. Ces souvenirs sont trop voisins de nous pour qu’il soit nécessaire de les réveiller : ils sont présens à toutes les mémoires.

Le danger pour M. Chenavard n’était pas dans la statuaire, mais dans la poésie. Résolu à représenter, dans une suite de compositions, tous les momens capitaux de l’histoire humaine, il pouvait se laisser entraîner au désir de lutter avec la parole. Il pouvait croire qu’il était permis, dans une telle occasion, d’élargir les moyens employés par la peinture, et de tenter, avec le seul secours du dessin et de la couleur, l’expression des sentimens et des pensées que l’histoire, la philosophie et la poésie ont en jusqu’ici le privilège de traduire. La tentation était puissante ; heureusement il n’a pas succombé. Sa tâche ainsi comprise est devenue plus facile. Une fois convaincu, en effet, que toute pensée, pour arriver à l’esprit du spectateur, devait passer par les yeux, et qu’il s’agissait, non pas de soutenir une thèse, mais de composer un tableau, il a interrogé l’histoire d’une manière toute spéciale. Il s’est attaché à saisir dans l’ensemble des faits tous les épisodes qui pouvaient frapper le regard, et cette étude lui a porté bonheur. Dans les vingt cartons achevés aujourd’hui, il n’y en a pas un qui, pris en lui-même, abstraction faite de la série à laquelle il appartient, ne présente un sens net et déterminé. Bien que tous ces cartons s’ordonnent et s’enchaînent suivant des lois rigoureuses, bien qu’ils gagnent singulièrement à garder la place que l’auteur leur assigne, il faut bien reconnaître cependant que le mérite de ces cartons ne dépend pas de l’ordre dans lequel ils sont disposés. Chaque pensée choisie par M. Chenavard s’explique clairement ; le regard saisit en peu d’instans le sujet qu’il a voulu traiter : il n’est pas permis d’hésiter. Si, par présomption out par étourderie, il eût suivi les traces des maîtres allemands, nous pourrions nous interroger long-temps avant de deviner son intention. Il s’en est tenu aux pratiques de l’école italienne, et sa pensée est toujours demeurée claire et facile à saisir.

La division de cette série était naturellement indiquée par la division même de l’histoire. Pour donner à cette division plus d’évidence encore, M. Chenavard a voulu séparer le monde oriental et grec du monde romain par la statue d’Alexandre, et le moyen-âge des temps modernes par la statue de Charlemagne. Que ce dessein s’accomplisse ou ne s’accomplisse pas, les compositions que nous avons à examiner, et que le public sans doute sera bientôt appelé à juger, garderont leur grandeur et leur nouveauté. M. Chenavard n’a pas perdu de vue un seul instant la destination primitive de son œuvre, et je crois que cette préoccupation constante, loin d’enchaîner son imagination, a peut-être donné à son essor plus de hardiesse. L’espérance d’inscrire sa pensée sur les murailles du Panthéon l’a soutenu depuis quatre ans dans cette difficile entreprise, et l’importance du monument qu’il devait décorer ne lui a pas permis de déserter un seul jour les régions idéales. C’est le privilège de la peinture monumentale ; aussi tous ceux qui ressentent pour les destinées de l’art une affection sincère doivent-ils recommander la peinture monumentale comme le moyen le plus puissant et le plus sûr de le rajeunir et de l’élever.

M. Chenavard, avec une hardiesse que je me plais à louer, a voulu, traiter à sa manière la catastrophe racontée par la Genèse, le déluge. Quelle que soit à cet égard l’opinion des géologues et des zoologistes, il a très bien fait d’accepter la tradition mosaïque. C’était en effet la façon la plus sûre de parler aux yeux de la foule. Les opinions de George Cuvier sur les révolutions du globe, excellentes en elles-mêmes ou du moins très plausibles sous le rapport scientifique, acceptées par l’Europe comme le dernier mot de la science, je veux dire de la science, faite aujourd’hui, n’ont rien à démêler avec le déluge tel qu’il nous est raconté par la Genèse. Il ne s’agit pas de savoir si Moïse est d’accord avec Cuvier, il s’agit de traduire sous une forme claire et pathétique une des plus grandes calamités qui nous aient été transmises par la Bible. Or il me semble que M. Chenavard a trouvé moyen de nous représenter cette effroyable calamité sous un aspect qui, sans être complètement nouveau, ne permet pas cependant de confondre son œuvre avec les tableaux consacrés au même sujet. Ce que M. Chenavard a surtout cherché dans la représentation du déluge, c’est l’immensité, et je dois convenir qu’il a touché le but. Je n’accepte pas comme écrits avec une précision suffisante tous les épisodes qu’il lui a plu d’imaginer, mais je reconnais volontiers que l’ensemble de cette composition s’accorde parfaitement avec la donnée biblique. Je souhaiterais dans le dessin de plusieurs figures plus de grace et de délicatesse ; toutefois, quelles que soient mes réserves à cet égard, je n’hésite pas à louer la manière éminemment épique dont il a traité la donnée de Moïse. Il règne dans toute la scène une désolation, un désespoir qui émeuvent tous les coeurs. Ceux qui gardent le souvenir de Nicolas Poussin peuvent lui demander pourquoi il n’a pas tracé avec plus d’énergie et de pureté les contours de ses personnages. Quant à moi, malgré ma vive admiration pour le maître le plus savant de l’école française, je ne ferme pas les yeux au mérite qui recommande l’œuvre de M. Chenavard. C’est une autre manière de comprendre le sujet, que le goût peut avouer. Sans doute j’aimerais mieux que l’auteur eût ajouté à la grandeur de la composition une finesse, une harmonie de lignes qu’il paraît avoir dédaignées. Cependant, tout en reconnaissant qu’il n’a pas fait à cet égard tout ce que son savoir lui permettait, lui commandait de faire, je rends pleine justice aux facultés qu’il a librement déployées dans cette vaste machine.

Il y a, dans le Déluge de M. Chenavard, quelque chose qui ne relève d’aucune école, qui ne peut se comparer ni aux habitudes précises des maîtres italiens ni aux indications grandioses, mais souvent confuses, de Martin. Chez lui, en effet, la grandeur n’exclut pas la clarté, comme chez le peintre anglais. Il donne l’idée de l’infini, et ne réduit jamais ses personnages à n’être plus que des points colorés. Il n’a pas la pureté des maîtres italiens, mais il a peut-être plus de hardiesse.

Ce qui me frappe dans cette composition, c’est l’aisance avec laquelle l’auteur aborde les plus grandes difficultés de son art. Les mouvemens, les attitudes qui passent à bon droit pour des problèmes périlleux n’ont rien qui l’effraie. En regardant son Déluge, il est facile de deviner qu’il a vécu long-temps dans l’intimité de Michel-Ange. S’il n’a pas dérobé à ce maître prodigieux le talent d’exprimer toutes les pensées sous une forme que la science est obligée d’admettre sans restriction, il a du moins appris de lui l’art de ne jamais hésiter devant un mouvement dont la vie ordinaire ne fournit pas le modèle. N’eût-il retiré que ce profit de ses voyages en Italie, il devrait encore s’en féliciter. Ce qui domine en effet dans son Déluge, ce n’est pas l’abondance de l’imagination, mais une adresse singulière à présenter les figures humaines sous les aspects les plus variés. D’autres auraient peut-être imaginé des épisodes inattendus, interprété la traduction biblique d’une manière plus neuve ; personne, je crois, ne traiterait le sujet avec plus d’ampleur et de liberté. Le Déluge résume toutes les qualités et tous les défauts de M. Chenavard. L’auteur possède un si riche trésor de souvenirs, que l’invention n’est pour lui le plus souvent qu’un triage ingénieux : il ne connaît guère l’imprévu, sa mémoire lui interdit la témérité ; mais il apporte dans le triage tant de sagesse et de clairvoyance, il combine si habilement ce qu’il a vu avec ce qu’il a pensé, que la réflexion prend chez lui la forme de l’invention. Les plus hardis, les plus habiles, ayant à traiter le même sujet, seraient peut-être fort embarrassés d’imaginer quelque chose d’absolument nouveau ; M. Chenavard, qui ne prétend pas au mérite de l’imprévu, se contente, lorsqu’il s’agit de thèmes déjà maniés et remaniés par les esprits éminens, d’ajouter sa pensée personnelle aux pensées dont l’expression vit dans son souvenir. Il est permis sans doute de blâmer cette conduite, et pour ma part je ne l’accepte pas comme à l’abri de tout reproche. Toutefois je reconnais que M. Chenavard, en côtoyant tour à tour l’invention et la réflexion, en s’abstenant d’innover toutes les fois qu’il avait sous la main des précédens excellens, tout en restreignant la part de l’imagination, a cependant trouvé moyen de lutter avec les esprits les plus ingénieux et les plus féconds. Tous les pas qu’il fait sont tellement assurés, il associe sa fantaisie à la fantaisie des maîtres qui ont parcouru la même route avec tant de goût et de bon sens, que personne ne songe à le gourmander sur la fidélité de ses souvenirs. Il ne faudrait pas d’ailleurs attacher trop d’importance aux réserves que je viens de présenter. La mémoire, sans qui l’imagination ne serait pas, n’ôte rien à l’indépendance de la pensée. Il se souvient à propos, mais il n’obéit jamais servilement à ses souvenirs. Il compare, il juge, il choisit, et quand sa raison lui conseille de tenter une voie nouvelle, il ne recule pas devant les périls de sa tâche. La mémoire chez lui n’exclut pas l’invention, c’est une vérité facile à établir. Pour la démontrer, il nous suffira d’étudier quelques-uns de ses cartons.

Le Jugement des rois d’Égypte après leur mort et la Mort de Zoroastre se recommandent par une gravité digne du sujet. Toutes les parties de ces deux compositions sont reliées entre elles avec une rare habileté. Le regard embrasse facilement tous les détails de la scène que l’auteur a voulu représenter. M. Chenavard, avant de mettre la main à l’œuvre, a long-temps médité sur les difficultés de cette double tâche ; aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il les ait résolues hardiment. La pensée, dans ces deux tableaux, s’explique avec une clarté qui ne laisse rien à désirer. Il y a dans le Jugement des rois d’Égypte une pompe et une austérité qui s’emparent de l’attention et frappent le spectateur d’un saint respect. L’esprit se trouve transporté comme par enchantement dans la patrie des Pharaons et contemple avec recueillement cette cérémonie touchante. M. Chenavard a traité cette donnée avec une sobriété qui rappelle les écoles les plus savantes de l’Italie. Le dessin des figures et des draperies, simple et sévère, s’accorde parfaitement avec la nature des sentimens qu’il se proposait d’éveiller dans notre arase. C’est un sujet très bien compris et très bien rendu. Quant à la Mort de Zoroastre, bien qu’elle offre à l’imagination un champ moins vaste et moins fécond que le Jugement des rois d’Égypte, M. Chenavard en a tiré un excellent parti. Avec un petit nombre de personnages, il a su composer un tableau plein d’énergie et d’intérêt. Il s’agissait de représenter l’autorité sacerdotale succombant sous les coups de la caste guerrière, et de marquer par le costume, par le style de l’architecture, le temps et le lieu. Or, je crois que l’auteur n’a méconnu aucune des conditions qui lui étaient imposées. Zoroastre se débat sous les coups de ses meurtriers, et son visage, empreint d’une mâle fierté, se tourne vers le ciel comme pour invoquer le secours de la Divinité. Le visage des assaillans respire une joie féroce. L’architecture du temple est traitée avec un soin particulier et rappelle plus nettement encore que le costume des personnages le lieu de la scène. Les chapiteaux sont ornés avec une élégance et une profusion dont les monumens persans nous offrent de nombreux exemples. Je sais bon gré à M. Chenavard de l’importance qu’il a donnée à l’architecture. Ce n’est pas un caprice d’archéologue, mais une preuve de bon sens. Il était impossible en effet de caractériser clairement le lieu de la scène sans le secours de l’architecture, et les documens que nous possédons sur l’art oriental lui permettaient de construire un temple dans le style persan. Il a donc très bien fait d’en profiter.

Ce que j’aime dans le Jugement des rois d’Égypte et dans la Mort de Zoroastre, ce n’est pas seulement la simplicité, la vérité de la composition, c’est aussi l’heureuse alliance de la fantaisie et de l’érudition. Parmi les peintres d’aujourd’hui, il y en a bien peu qui soient savans sans ostentation, qui sachent déguiser leur savoir ou du moins le montrer avec modestie. L’érudition de fraîche date ne consent pas volontiers à s’effacer ; aussi ne m’étonné je pas de la fierté avec laquelle tant de peintres étalent ce qu’ils ont appris la veille. M. Chenavard, nourri depuis long-temps de fortes études, se trouvait naturellement amené à dissimuler son savoir. Il est familiarisé depuis tant d’années avec les personnages et les monumens qu’il représente, il a vécu avec le passé dans une telle intimité, qu’il n’éprouve pas le besoin de montrer ce qu’il sait. Il connaît la Perse et l’Égypte comme les Parisiens connaissent le Louvre et les Tuileries. Le style des temples de Memphis, gravé depuis long-temps dans sa mémoire, ne lui semble pas un moyen de produire l’étonnement. Aussi, quand il offre à nos yeux les Pharaons jugés après leur mort, il use de son érudition avec sobriété, avec modestie, et les chapiteaux, bien que rendus avec fidélité, ne détournent pas l’attention des personnages. C’est un mérite sur lequel j’insiste volontiers, car il ne se rencontre pas souvent. Peintres et poètes s’empressent à l’envi d’étaler aux yeux de la foule tous les souvenirs entassés à la hâte dans leur mémoire. Qu’arrive-t-il ? C’est que le poème et le tableau disparaissent sous le placage archéologique ; les meubles et les costumes prennent tant d’importance, que les personnages occupent à peine l’attention. Nous voyons au théâtre des consuls, des sénateurs, des tribuns, s’amuser à nommer toutes les parties de leur chaussure, toutes les agrafes de leur toge, comme s’ils craignaient de les oublier. Dans nos galeries, nous voyons des monumens et des meubles transcrits avec une littéralité puérile servir de base à des tableaux inanimés. M. Chenavard, témoin de ces nombreuses bévues, n’a pas eu besoin d’une grande prudence pour éviter l’écueil que je signale. Il s’occupe d’abord des personnages, et, sûr que sa mémoire le servira fidèlement dès qu’il l’interrogera, il concentre toute l’énergie de sa pensée sur le mouvement des figures, sur l’expression des physionomies. La partie humaine de son œuvre une fois achevée, il donne son attention au costume, à l’architecture, et jamais dans ses compositions les choses ne présentent la même importance que les personnes. Les deux tableaux dont je viens de parler démontrent surabondamment que son érudition n’est pas de fraîche date. Ses souvenirs nombreux et variés, empruntés aux livres, aux gravures, aux galeries, sont entrés profondément dans la substance même de sa pensée. Aussi, quand il les appelle à son secours, il les trouve empressés, obéissans, et n’a que l’embarras du choix. C’est, à mon avis, la seule manière d’employer l’érudition, dans la peinture comme dans la poésie. Rien n’est plus dangereux qu’un souvenir trop récent, lorsqu’il s’agit d’inventer. L’esprit exagère trop facilement l’importance des notions acquises la veille. Pour que les idées prennent en nous la place et le rang qui leur appartiennent, il faut qu’elles aient été élaborées par la réflexion. C’est à ce prix seulement que nous pouvons les mettre en œuvre. M. Chenavard n’ignore pas cette condition impérieuse, et tous les cartons sortis de ses mains sont là pour attester qu’il ne l’a pas perdue de vue un seul instant. Il dispose librement et sagement de son érudition, parce qu’il possède depuis long-temps l’instrument qu’il manie ; il use modestement de son savoir archéologique, parce que le passé est toujours présent à sa mémoire ; et comme, par un heureux privilège, il unit à une mémoire excellente et soigneusement enrichie la faculté d’ordonner ses pensées et de les présenter sous une forme vivante, il trouve moyen de contenter à la fois les connaisseurs et la foule.

L’antiquité grecque et romaine n’a pas été pour M. Chenavard un thème moins heureux et moins fécond que l’Orient. La guerre de Troie, la mort de Socrate, le siècle d’Auguste lui ont inspiré des compositions qui réuniront les suffrages des juges les plus sévères. Il a trouvé pour la Guerre de Troie un style qui convient parfaitement au sujet. On voit qu’il a vécu long-temps dans le commerce d’Homère. Les héros de l’Iliade lui sont familiers. Il les dispose et les groupe à son gré, et se trouve à l’aise dans le monde héroïque comme un homme qui aurait conversé avec Achille et Agamemnon. Chacun reconnaîtra dans cette composition une science profonde unie à l’imagination la plus ingénieuse. Quant à la Mort de Socrate, il a eu le bon sens et le bon goût de ne pas lutter avec Louis David. Il a compris qu’il serait imprudent de choisir la même donnée. Au lieu donc de nous représenter Socrate discourant au milieu de ses disciples, il l’offre à nos yeux attendant la mort, ayant déjà bu la ciguë. Les disciples contemplent en silence le visage de leur maître, qui respire la plus auguste sérénité. L’esclave qui a porté la ciguë attend que Socrate rende le dernier soupir. Ainsi conçue, la mort de Socrate a peut-être moins de grandeur que la mort de Socrate telle que l’a conçue Louis David, mais, à coup sûr, elle n’offre pas moins d’intérêt. Le Siècle d’Auguste est une des plus charmantes compositions que je connaisse. L’auteur a groupé autour d’Octave les poètes les plus élégans qui ont nourri notre jeunesse. Il y a dans la manière dont les personnages sont ordonnés une grace, une harmonie qui rappellent les meilleurs temps de la peinture. Horace et Virgile, placés au premier plan, expriment heureusement, par leur physionomie, le caractère de leurs œuvres. M. Chenavard a parfaitement saisi le type de ces deux esprits éminens. Ce qui me charme surtout dans le Siècle d’Auguste, c’est la sérénité empreinte dans toute la composition. Le spectateur, en face de ce tableau, comprend qu’il a devant les yeux une réunion d’hommes privilégiés qui ont donné des leçons au monde entier. Expression des têtes, ajustement majestueux des draperies, tout concourt à I’ effet de ce tableau. Aussi je me plais à louer le Siècle d’Auguste comme une pensée très nettement conçue et rendue avec une rare précision.

Le christianisme, qui divise en deux parts égales l’ensemble de cette série, est représenté dans toute sa grandeur. Depuis le Christ à la crèche jusqu’au sermon sur la montagne, M. Chenavard n’a rien négligé ; il a fait pour l’Évangile ce qu’il avait fait pour l’Iliade, en ayant soin toutefois de traiter la donnée chrétienne dans de plus vastes proportions que la donnée païenne. L’adoration des bergers, la fuite en Égypte, le dernier sacrifice accompli sur le Calvaire, lui ont fourni l’occasion de montrer pleinement comment il comprend les traditions et les mystères de la foi chrétienne. Cependant, je dois le dire, je préfère aux compositions que je viens d’énumérer le tableau des Catacombes. La toile, divisée en deux parties à peu près égales, laisse voir dans la moitié supérieure les païens persécuteurs de la foi chrétienne, et dans la moitié inférieure les chrétiens persécutés, qui, au milieu des agapes, se préparent au martyre. Il est impossible de ne pas admirer la grandeur de ce double poème. Le triomphe et l’orgueil des païens, dont les doctrines seront bientôt effacées de la mémoire des hommes, contrastent d’une manière frappante avec la ferveur des néophytes qui se cachent dans les entrailles de la terre pour célébrer les mystères de la religion nouvelle. M. Chenavard a très bien saisi et très bien rendu le double caractère qui convient à ces deux ordres de personnages, et je ne doute pas que son tableau des Catacombes n’obtienne de nombreux applaudissemens. Il n’a pas traité avec moins de hardiesse un sujet qui eût sans doute découragé plus d’un peintre habile : la Rencontre d’Attila et de saint Léon. Sans se préoccuper de la fresque du Vatican, il a interrogé l’histoire, et l’histoire lui a fourni les élémens d’une composition qui ne rappelle en rien l’Attila de Raphaël. C’était la seule manière d’aborder un tel sujet. La fresque du Vatican, élégante, animée, réveille dans tous les esprits qui connaissent l’antiquité le souvenir des cavaliers de Phidias,- le souvenir des Panathénées. M. Chenavard, pour éviter le danger d’une telle comparaison, a pris le récit des historiens, et s’est efforcé de le reproduire fidèlement. Je dois dire que sa hardiesse lui a porté bonheur, car il y a dans son Attila quelque chose de barbare et de sauvage qui frappe le spectateur d’étonnement, et puis la toile est remplie d’une multitude qui se presse derrière le conquérant, et qui exprime bien le caractère de cette invasion prodigieuse. Quant au pape qui s’avance au-devant d’Attila, il porte sur son visage la ferveur de sa croyance. Il n’essaie pas de lutter par la force avec le fléau de Dieu. C’est à la prière seule, à la prière ardente et sincère qu’il demande le salut de Rome. Aussi je n’hésite pas à recommander l’Attila de M. Chenavard comme un modèle d’énergie et de sagesse. La foi aux prises avec la force est dignement représentée dans ce tableau.

La poésie du moyen-âge lui a suggéré l’idée d’un séjour enchanté, où se trouvent réunies les ombres d’Alighieri, de Pétrarque et de Boccace. Dante et Béatrice, Pétrarque et Laure, occupent le premier plan, et chacun de ces deux grands poètes est rendu avec une fidélité qui révèle chez l’auteur la connaissance complète des idées et des sentimens qu’ils ont revêtus d’une forme immortelle. Quant à Boccace, il occupe, à la droite du spectateur, le fond du tableau. Placé au milieu des personnages du Décaméron, il représente d’une manière ingénieuse l’amour voluptueux à côté de l’amour sincère et profond. En agissant ainsi, M. Chenavard s’est soumis à la tradition, car personne assurément ne voudra mettre Fiammetta sur la même ligne que Laure de Noves et Béatrice Portinari. Quel que soit le charme du Décaméron, où les histoires tragiques tiennent presque autant de place que les récits joyeux, il n’est pas permis cependant de mettre Boccace, pour l’expression de l’amour, entre Dante et Pétrarque. M. Chenavard a donc très bien fait d’assigner à Boccace le fond du tableau. La réunion de ces trois poètes, qui ont fondé la langue italienne, offre un ensemble gracieux qui s’accorde à merveille avec l’idée que ces trois noms réveillent. Quand je parle de grace, c’est des lignes seulement que j’entends parler, car les visages d’Alighieri et de Pétrarque respirent le recueillement et l’austérité.

Luther déchirant les bulles du pape dans l’église de Wittenberg n’a peut-être pas toute la grandeur que nous aurions le droit de souhaiter. Bien que la tête de Luther exprime très bien le courage dont il est animé, bien que son regard semble prévoir et défier le danger de la lutte où il s’engage, je crois que l’auteur n’a pas compris toutes les conditions du sujet, ou du moins, s’il les a comprises, il ne s’est iras cru obligé d’en tenir compte. Il n’y a pas assez d’auditeurs groupés autour de la chaire de Luther. Un tel acte devait s’accomplir en présence de la foule, et je pense que M. Chenavard eût agi sagement en amassant la foule au pied de la chaire. Il ne faut pas en effet que la guerre contre la papauté se déclare à huis clos : pour qu’elle garde son vrai caractère, il faut que le peintre nous montre, comme l’historien, Luther s’adressant à la multitude et non pas à quelques initiés. Au reste, la faute que je signale n’est pas difficile à corriger. Le personnage de Luther étant bien conçu, il ne reste plus qu’à remplir l’église d’une foule attentive. Je pense que M. Chenavard, éclairé par la réflexion, comprendra la justesse de cette remarque, et modifiera le caractère de sa composition.

J’arrive au Siècle de Louis XIV, car les compositions intermédiaires ne sont pas achevées : le siècle de Colbert et de Racine, de Molière et de Pascal, de Labruyère et de Bossuet, n’a pas été compris par l’auteur moins finement que le siècle d’Auguste. Louis XIV, assis devant une table avec Colbert et Louvois, discute avec eux des plans d’administration et de guerre. Racine et Boileau s’entretiennent de leurs projets et marchent d’un pas lent au milieu des statues et des fleurs, tandis que Mme de Montespan, du haut d’une terrasse, effeuille des roses sur la tête de son royal amant. Il y a dans cette composition une élégance, une coquetterie, qui conviennent parfaitement au sujet. L’étude des affaires poursuivie au milieu des plaisirs est très nettement caractérisée. Demander à M. Chenavard pourquoi il a réuni Louis XIV, Colbert et Louvois dans le parc de Versailles serait une chicane puérile. Le droit qu’il s’est arrogé n’a rien qui Messe le goût. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si Louis XIV traitait les affaires de la France avec ses ministres entre ses maîtresses et les poètes de sa cour ; puisqu’il est avéré qu’il menait de front les affaires et les plaisirs, le peintre pouvait et devait réunir dans le même cadre les secrétaires d’état, les maîtresses et les poètes. Tel qu’il est, ce tableau ne peut manquer d’attirer l’attention et d’enchanter le regard, car il offre une combinaison ingénieuse de personnages très divers et très fidèlement rendus, groupés habilement et servant à l’expression d’une idée unique. Le siècle de Louis XIV revit là tout entier : politique, poésie, volupté, M. Chenavard n’a rien oublié. Il a compris et traité toutes les parties de son sujet. Les jardins dessinés par Lenôtre, le palais construit par Mansard, encadrent heureusement les personnages, et le spectateur devine, au premier aspect, le nom des acteurs placés devant lui. C’est un éloge qui semble banal et qui pourtant, n’est mérité que par un petit nombre de tableaux ; chaque jour, nous le voyons prodigué, mais il est bien rare qu’il soit légitime.

J’ai omis, dans cette rapide nomenclature, plus d’une composition qui mériterait une analyse spéciale, et entre autres le Passage du Rubicon. J’en ai dit assez pour montrer toute l’importance du travail entrepris par M. Chenavard. Bien que toutes ces compositions soient tracées au fusin et privées du prestige de la couleur, elles n’offrent pourtant pas un intérêt moins puissant que des tableaux achevés. Il y a dans cette galerie tant de clarté, tant d’harmonie, tous les épisodes de l’histoire humaine sont si nettement retracés et s’enchaînent si naturellement, l’esprit éprouve tant de plaisir à suivre le développement de la civilisation, qu’il ne songe pas à regretter l’absence de la couleur. Sans doute le pinceau prêterait à l’œuvre de M. Chenavard un charme nouveau, sans doute la couleur parlerait aux yeux plus vivement que le fusin : cependant je crois que ces cartons, sans subir aucune métamorphose, seraient un digne sujet d’étude. Il serait facile de les séparer par des bandes colorées, de telle sorte que le regard embrassât sans effort le champ de chaque composition, et l’on obtiendrait ainsi quelque chose d’analogue aux peintures monochromes d’André del Sarto. Je n’ai pas à m’occuper de la destination qui sera donnée à ce travail ; il me suffit d’en avoir signalé toute la grandeur. Quatre années de méditation et de persévérance ne seront pas perdues. Que M. Chenavard expose ses cartons dans une salle convenablement disposée, l’avis des hommes studieux sera certainement ratifié par la foule. Chacun reconnaîtra les qualités éminentes qui les recommandent, et l’auteur prendra rang parmi les esprits les plus sérieux de notre temps. Les entreprises d’une telle valeur sont trop rares pour que la critique ne s’empresse pas de les signaler à l’attention publique.

Sans doute il serait facile de relever dans cette vaste série quelques négligences d’exécution, préoccupé de l’expression de sa pensée, l’auteur n’a pas toujours traité avec une attention scrupuleuse la partie matérielle de son œuvre. Pour effacer ces taches légères, il lui suffirait de consulter la nature, et son œil corrigerait sans peine les erreurs de sa mémoire. Aussi je ne veux pas m’arrêter à compter ces erreurs. Ce qui me charme, ce qui m’intéresse, ce que je loue avec plaisir, c’est la sagacité dont l’auteur a fait preuve dans l’accomplissement de cette tâche immense. Je sais qu’il n’aurait pas grand’chose à faire pour réduire à néant, les reproches que j’énonce, et je ne veux pas insister. Quand la foule aura vu les cartons de M. Chenavard, elle le remerciera d’avoir résumé si nettement toute l’histoire humaine, et ne s’inquiétera guère de savoir si toutes les figures ont le nombre de têtes prescrit par les lois du dessin. Elle suivra d’un œil attentif le développement de la raison, les évolutions de l’intelligence, la lutte des passions, le triomphe des idées qui ont représenté d’âge en âge les portions de vérité que la race humaine avait découvertes, et l’intérêt d’un tel spectacle est assez grand, sans doute, pour qu’on pardonne à l’auteur quelques négligences de crayon. Ces négligences d’ailleurs ne sont pas nombreuses, et le dessin de ces cartons est généralement pur.

Ces cartons réalisent pleinement les espérances conçues par les amis de la peinture. Tous ceux, en effet, qui suivent avec sollicitude le développement des arts se rappellent un dessin et une esquisse de M. Chenavard. Le Vote de la Mort de Louis XVI, exposé à la galerie Gaugain, nous avait montré déjà tout le savoir de M. Chenavard. Nous avions admiré, dans cette vaste composition, la fidélité des portraits, la vérité de la pantomime et la grandeur de l’impression. Les connaisseurs ne trouvaient guère à blâmer, dans ce dessin d’ailleurs si imposant et si vrai, que l’absence d’harmonie linéaire, et l’auteur pouvait invoquer pour sa défense le désir de reproduire sans l’altérer la séance de la convention. À ceux qui lui reprochaient d’avoir séparé les juges assis sur les bancs de l’assemblée par des trous trop nombreux, il pouvait répondre qu’il avait suivi littéralement le témoignage de l’histoire, et sa défense était d’autant plus facile que jamais le vote de la mort de Louis XVI n’avait été représenté sous une forme aussi émouvante. Tous les personnages trahissent par leurs mouvemens, par leur physionomie, le sentiment qui les domine ; le regard le plus rapide suffit pour nous révéler toute la gravité de la scène à laquelle nous assistons ; le désordre même qui règne dans l’assemblée ajoute encore à l’effet de la composition. Il est permis sans doute de regretter l’absence d’harmonie linéaire, si l’on ne considère que les principes fondamentaux de la peinture ; il est permis de se demander pourquoi l’auteur n’a pas songé à concilier les exigences de l’art avec les exigences de l’histoire. Cependant, tout en admettant l’importance et la légitimité de cette question, j’incline à penser que M. Chenavard a pu, sans violer le bon sens, n’en pas tenir compte. Que voulait-il en effet ? Nous montrer l’aspect de la convention au moment même où se décidait le sort du roi. Or, pour nous montrer l’aspect de la convention, il ne pouvait guère se dispenser de suivre fidèlement le témoignage de l’histoire. Et si l’histoire nous affirme que parmi les juges de Louis XVI plusieurs, avant de le condamner ou de l’absoudre, ont quitté leur banc afin de se concerter avec leurs amis, avec leurs conseillers, pourquoi M. Chenavard n’aurait-il pas accepté dans toute sa franchise la tradition appuyée de preuves authentiques ? Pour ma part, je n’oserais le blâmer. Je reconnais volontiers que cette composition, exécutée dans de vastes proportions, aurait dû subir quelques métamorphoses, sinon dans l’ensemble, au moins dans les détails ; mais je pense que le dessin à la mine de plomb exposé à la galerie Gaugain méritait une attention sérieuse et que, parmi les artistes contemporains, bien peu seraient capables de nous représenter la convention sous un aspect plus vrai, plus saisissant. Ainsi, tout en avouant que les trous dont j’ai parlé blessent l’œil habitué aux compositions de l’école italienne, je suis forcé de louer le dessin de M. Chenavard comme l’image fidèle d’une scène dont tous les détails nous ont été transmis par l’histoire.

Quant à l’esquisse de Mirabeau répondant au marquis de Dreux-Brézé, grand maître des cérémonies, je n’ai pas besoin d’en expliquer les mérites, car tous ceux qui l’ont vue s’accordent à louer la sagesse et la grandeur que l’auteur a su mettre dans l’expression de sa pensée. Cette esquisse ne se recommande ni par l’éclat de la couleur, ni par la délicatesse du dessin ; mais il y a dans le mouvement des figures principales tant d’énergie et de surprise, dans la physionomie de l’assemblée tant d’attention et d’émotion, que le spectateur ne songe guère à se demander si la couleur est assez vive, si le dessin est assez pur. Chacun se plaît à vanter la fierté de Mirabeau, l’étonnement de Dreux-Brézé. En somme, cette esquisse, malgré ses imperfections, assigne à l’auteur un rang élevé.

Ainsi tous ceux qui possèdent une mémoire fidèle apprendront sans surprise que M. Chenavard a représenté sous une forme vivante et pittoresque les principaux épisodes de la biographie humaine. Ce qu’il avait fait nous montrait assez clairement ce qu’il pouvait faire. L’immensité du sujet offert à son imagination, loin de l’effrayer, comme nous avions lieu de le craindre, a doublé son courage et ses forces. Nous retrouvons en effet dans ses cartons toutes les qualités que nous avions admirées dans le Jugement de Louis XVI et dans Mirabeau répondant au marquis de Dreux-Brézé. C’est la même vérité, la même énergie exprimées par un crayon plus savant et plus habile. Quant à la pensée qui circule dans cette vaste série, je n’hésite pas à dire qu’elle prouve chez M. Chenavard une connaissance profonde de l’histoire et la notion précise des conditions qui régissent la peinture. Il sait tous les momens importuns, toutes les journées mémorables de la biographie humaine, et ne sait pas moins nettement à quelles conditions est soumise la représentation de ces journées. Il pense comme s’il avait à raconter le développement de la raison, et lorsqu’il s’agit de retracer sur la toile le récit des historiens, il se renferme prudemment dans les données de la peinture. Que les esprits chagrins pour qui le blâme est une joie reprochent à M. Chenavard de n’avoir pas apporté dans l’expression de sa pensée toute la délicatesse, toute l’exactitude qui recommandent les compositions murales de l’Italie : je ne veux pas m’associer à cette injustice. Je n’oublie pas que ces cartons tracés au fusin ne sont pas faits pour être examinés à la loupe. Ils devaient décorer les murs du Panthéon, et, quelle que soit la destination qu’ils recevront, j’ai la ferme confiance que les juges les plus sévères y trouveront l’expression d’une pensée forte et vraie alliée à l’imagination la plus ingénieuse. Familiarisés avec les difficultés de l’art, ils ne chicaneront pas l’auteur sur les fautes qu’il a pu commettre et lui tiendront compte de la sagacité, de la variété, de la souplesse qu’il a montrées dans l’accomplissement de cette difficile entreprise. Le succès réservé à ces cartons n’est donc pas douteux, et j’espère que les applaudissemens légitimes recueillis par M. Chenavard décideront l’administration à les placer dans une des salles du Louvre, en attendant qu’ils reçoivent une destination définitive.


GUSTAVE PLANCHE.