Baudelaire (Dérieux)/Texte entier

Baudelaire

Trois essais
précédés d’un poème-dédicace et ornés
d’un portrait de Baudelaire à 40 ans




Bâle
Nouvelle librairie littéraire
2, Sternengasse, 2

1917


1 fr. net.


DÉDICACE


Asile à qui tenta la stérile aventure ;
Chambre aux divans drapés de magiques tentures
Sachet mystérieux parfumant des coussins
Qui gardent la tiédeur et la rondeur des seins ;
Encens dont la fumée hésite ; cassolettes
D’où montent, nous liant d’étroites bandelettes,
Les parfums abolis des reines de Saba ;
Appels d’en haut parmi des rumeurs de sabbat
Et, parfois, s’éveillant dans l’ombre fraternelle,
La palpitation et le battement d’ailes
De l’âme qui se heurte aux murs de sa prison ;
Souvenir des pays aux grasses floraisons
Où la femme a des yeux et des baisers étranges :
Ô vous, le plus amer et le plus doux des Anges,
Voici l’heure où le jour dans la nuit sourde choit,
Voici l’heure où la nuit rouvre l’escalier froid
Qui descend à la crypte où nul flambeau n’éclaire :
Priez pour nous, veillez sur nous, ô Baudelaire.



Baudelaire à 40 ans
(d’après une photographie)

TROIS ESSAIS


L’INQUIÉTUDE MORALE DE BAUDELAIRE


C’est le privilège des grands artistes d’avoir en quelque sorte deux existences. L’une est périssable est douloureuse : c’est leur vie réelle. L’autre est glorieuse et perpétuelle : c’est leur vie posthume. Baudelaire la connaît maintenant.

Sa carrière mortelle, d’abord heureuse et rayonnante, ne tarde pas à s’assombrir. La misère et la maladie, les tristesses et les rancœurs de toutes sortes l’assaillent, et ses dernières années offrent un des spectacles les plus lamentables qui soient, celui d’un homme de pensée réduit à l’impuissance de penser et gardant peut-être juste assez de lumière pour apercevoir son propre néant. Mais voici cinquante ans que la mort, la mort qu’il avait invoquée, est venue le délier de son corps (d’abord sa parure, puis son entrave), et, depuis lors, sa gloire n’a fait que grandir. Elle rayonne même si bien qu’aujourd’hui, lorsque nous nous retournons, nous croyons apercevoir ce poète parmi les cinq ou six Élus de la Poésie du siècle dernier.

Et non seulement la gloire de Baudelaire s’est établie au cours de ces cinquante ans, mais elle s’est métamorphosée.

Baudelaire vécut enveloppé dans une légende dont il fut d’ailleurs le premier artisan. Luxe bizarre, raffinement maladif, sensualité corrosive, perversité satanique : tels furent, montés par ses propres mains, les joyaux de sa sombre auréole. Il se plaisait en effet à décontenancer le « Bourgeois » au prix des propos les plus exorbitants, louant, par exemple, à l’occasion, la volupté du meurtre ou l’arôme de la cervelle d’enfant. Le chapitre de ses amours semblait bizarre et ténébreux. Mais qui donc se plaisait d’abord à en exagérer la bizarrerie et à en assombrir les ténèbres : lui encore, toujours lui !

…Aujourd’hui le recul du temps a dépouillé ces aventures de leur auréole romantique. Et de cet échafaudage satanique il reste l’histoire, poignante infiniment, d’un prince de la pensée réduit à la servitude des besognes quotidiennes ; d’un homme faible sans doute, et ayant sacrifié parfois aux faux dieux, mais demeuré simple malgré tout, capable de pleurer en songeant à sa mère, capable de s’imposer un dur servage d’homme de plume pour secourir la femme indigne par qui lui était venue la plus grande part de ses malheurs ! Telle fut la réalité, bien différente, on le voit, de la légende. Mais les contemporains immédiats n’écoutèrent ou ne voulurent écouter que cette légende. Le poète s’était plu à la répandre. La publication des Fleurs du mal vint encore l’affermir.

Les Fleurs du mal. Titre saisissant, mais inexact, et par là même déplorable. On ne lut ou ne voulut lire d’abord que les pièces touchées des marbrures de la décomposition ou léchées par les flammes de l’enfer : La charogne, Le voyage à Cythère, Les métamorphoses du vampire, Les femmes damnées, Les Litanies de Satan, etc… Et l’indignation alla jusqu’à l’attaque directe, l’attaque directe jusqu’à la poursuite et la condamnation judiciaire ! Qui aurait dit que, un demi-siècle plus tard, Baudelaire apparaîtrait comme une des consciences les plus inquiètes, comme un des cerveaux les plus tourmentés d’idéalisme du XIXe siècle français, le siècle des Lamartine et des Lamenais, des Vigny, des Laprade, des Chateaubriand ?

Pour la majorité de ses contemporains (car déjà les plus subtils, Gautier ou Sainte-Beuve, ne s’y étaient pas trompés), le nouveau venu ne frappa guère que par son étrangeté. Il ne séduisit même pas, malgré la prodigieuse musique de son verbe, mais, en revanche, il scandalisa… Or tel n’est pas le cas de sa destinée posthume. Sans doute il y eut en lui de l’artificiel, beaucoup d’artificiel, et même des parties pourries ou près de pourrir, mais tout cela s’est déposé, avec les années, comme une lie, comme un dépôt étranger sur les parois d’un flacon, et l’avenir ne recueillera sans doute dans son œuvre qu’un breuvage purifié.

Rouvrez-les, ces livres, et si vous avez l’oreille assez subtile, vous entendrez gémir à chaque page un tourment de l’infini peu différent en soi de celui qui fit les mystiques et créa les saints. Des chrétiens vont même jusqu’à revendiquer pour un des leurs l’auteur des Litanies de Satan, et ils n’ont pas tout à fait tort. Mais, même si on ne les suit pas jusqu’au bout, il est impossible de négliger l’inquiétude morale où le poète se débattit, sa vie durant, déchirant, déchiré, réussissant moins à guérir son mal qu’à l’exaspérer, mais en souffrant jusqu’à la mort. C’est même par là qu’il se distingua toujours des simples croyants, navigateurs heureux goûtant enfin la sécurité du port, mais c’est par là aussi qu’il se rattachait à cette famille des grands inquiets, dont Pascal n’est que le plus génial et le plus déchiré.

Pascal ! mais oui, ayons le courage de le dire, c’est à Pascal lui-même qu’il nous arrive de songer en lisant certaines invocations des Fleurs du mal et surtout certaines effusions de ce journal qu’en a publié après la mort de Baudelaire, sous son titre saisissant : Mon cœur mis à nu.

Les invocations d’abord…

Bénédiction dit la transfiguration de l’homme par la souffrance, sorte de prédestination divine.

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés…


Et les Phares recueillent le sanglot de la terre pour le renvoyer vers le ciel en fumée d’encens :

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de votre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité.


Partout dans les Fleurs du mal percent l’oppression du mystère et l’angoisse de la destinée. Tout n’est-il pas interrogation muette, le ciel sur notre tête et la mer à nos pieds, l’espace qui bée autour de nous et le temps, ce rongeur insatiable de notre vie ? (Voyez en particulier : Le gouffre, L’horloge, Le voyage.) Mais, à l’homme ainsi traqué de toutes parts, quel conseil va donner le poète :

conseil va donner…Si tu peux rester, reste ;
Pars s’il le faut. L’un court et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le temps…



Et ce conseil ne résonne-t-il pas sur un écho connu ?… Tout le malheur de l’homme ne vient-il pas de ce qu’il ne peut se tenir tranquille dans une chambre ? Mais il faudrait compter sans le besoin qu’il a de se divertir ! Les conseils baudelairiens résonnent comme un écho direct des Pensées de Pascal.

L’âme qui palpite en lui, c’est bien l’âme moderne, pénétrée de christianisme jusqu’en ses fibres les plus intimes, jusqu’en ses ressorts les plus secrets. Le cœur a beau rester charnel et l’esprit sacrifier lui aussi à des divinités de chair, il n’y a rien là qui ne reflue aux sources mêmes du christianisme, car c’est être chrétien évidemment que de porter en soi la notion de la déchéance et du péché, de se tourner vers Dieu comme vers un consolateur, d’aspirer à sa ressemblance et de considérer les sacrements comme les moyens dont nous disposons pour y réussir. Or si l’on ouvre les Journaux intimes de Baudelaire, c’est ce qu’on trouve à chaque pas.

Abandonné à lui-même, l’amour humain n’est plus à ses yeux qu’un « épouvantable jeu où il faut que l’un des joueurs perde le gouvernement de soi-même ! » Et « celui qui s’attache au plaisir lui fait l’effet d’un homme roulant sur une pente et qui, voulant se raccrocher aux arbustes, les arracherait et les emporterait dans sa chute. » Dès lors « rien n’est intéressant que la religion… » Il faut « prier, prier sans cesse, la prière est un réservoir de forces… L’homme qui fait sa prière du soir est un capitaine qui pose des sentinelles : il peut dormir… »

Il y a là, comme on le voit, une façon très nette de poser le problème religieux. À peine le poète a-t-il la foi que, déjà, il se met en prière. N’est-ce pas que, tout comme Pascal, il songe à cette « dynamique » de Dieu, qui est peut-être l’une des bases de la religion catholique. D’après l’enseignement de l’Église, nul ne s’élève jusqu’à Dieu sans un effort constant et d’abord gratuit, et nul ne conserve sa liaison avec lui s’il ne persévère dans cet effort. Baudelaire ici est tout près des mystiques. « Il existe une dynamique morale de Jésus… Les sacrements sont les moyens de cette dynamique. »

Mais sur un autre point il va s’éloigner d’eux. C’est quand il dit (et non seulement il le dit, mais il le répète comme un secret précieux) : « Avant tout être un grand homme pour soi-même, et un saint… Être un grand homme et un saint pour soi-même : voilà l’unique chose importante. » Et ce : pour soi-même constitue, si l’on y prend garde, un démenti à la conception mystique de la sainteté tel qu’il l’exposait un instant plus tôt : il y manque l’humilité.

Si donc on s’en tient là, cette religion de Baudelaire, toute réelle qu’elle est, serait tout au plus un stoïcisme orgueilleux ou, à la rigueur, un jansénisme impénitent (ce qui, entre parenthèses, nous ramènerait encore à Pascal). Mais il ne faut pas oublier cette autre prière où, cette fois, il a vraiment fait acte d’humilité :

Hygiène. Conduite. Méthode. — Je me jure à moi-même de prendre désormais les règles suivantes pour règles éternelles de ma vie :

Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs ; les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs, et d’octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation ; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront ; me fier à Dieu, c’est-à-dire à la Justice même, pour la réussite de mes projets ; faire, tous les soirs, une nouvelle prière, pour demander à Dieu la vie et la force pour ma mère et pour moi ; faire, de tout ce que je gagnerai, quatre parts, — une pour la vie courante, une pour mes créanciers, une pour mes amis et une pour ma mère ; — obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants quels qu’ils soient.

Résolutions vraiment touchantes que la vie ne devait pas lui permettre, hélas ! de réaliser.

De toutes façons l’œuvre de Baudelaire nous apparaît aujourd’hui comme l’œuvre d’un spiritualiste, blessé par les horreurs de la «  matière » et se vengeant d’elle à sa façon, c’est-à-dire en peignant, avec une rancune jalouse, ses stupres et ses gangrènes, ses hideurs et ses décompositions, sans oublier pourtant de nous montrer, à la fin, le fantôme ailé qui s’échappe du réseau dissous des apparences :

Alors, ô ma Beauté, dites à la vermine
               Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
               De mes amours décomposés !


Cette finale de La charogne est du plus pur idéalisme platonicien.

Mais entre le culte du spiritualisme et l’adhésion à une confession définie la route est longue encore, et je ne sais si Baudelaire a franchi l’étape. Malgré ses sympathies pour la religion catholique (dans laquelle il est né et dans laquelle il est mort), il avait un sens si aigu de la réalité qu’il en fut repoussé peut-être par certains compromis pharisaïques auxquels la religion, pour lui, n’avait pas toujours échappé. Religieux certes, il le fut, mais à la façon des grands indépendants qui placent plus haut que les églises leur propre idéal.

Et enfin Baudelaire est avant tout un artiste, un merveilleux artiste, auquel aucune des branches de l’art ne semble avoir été fermée : littérature, peinture et musique ! Or l’artiste est souvent plus éloigné qu’un autre homme peut-être des confessions trop définies. Et pourquoi ? Parce qu’il voit en chacune d’elles, et même dans la plus large, une limitation, — limitation du cœur, limitation de l’esprit, — tandis que dans chaque ordre son âme d’artiste demande l’illimité ! L’auteur des Fleurs du Mal sentait cela mieux que personne, lui qui a écrit dans son Hymne à la Beauté :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe !
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvre la porte
De l’Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?


lui qui a répété aux derniers vers de son livre ce même désir de

Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’importe !
Au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau !

Mais ce même homme, ce même poète a fait entrer ailleurs dans une définition de la Beauté « quelque chose d’ardent et triste, des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, l’idée d’une puissance grondante et sans emploi… » Et dans ces mots, qui pourraient servir à caractériser les œuvres les plus hautes de l’esprit humain, d’Eschyle à Michel Ange et de Dante à Beethoven, se trouve défini, mieux que nulle part ailleurs en effet, ce qu’on pourrait appeler : la Beauté dans la Grandeur.

« Des besoins spirituels et des grondements de génie captif, » c’est aussi ce que nous cherchons dans l’œuvre de Baudelaire, miroir pathétique de sa vie. Portée par une mélodie, voluptueuse et grave à la fois comme certains registres d’orgue, sa voix nous parle sur le ton de la confidence, mais d’une confidence qui nous pousse sans cesse à sortir de nous-mêmes. C’est dans ce sentiment que nous célébrons, même en pleine guerre, l’anniversaire du poète en qui ses contemporains ne virent d’abord qu’un roué ou qu’un dandy. Sans doute serait-il absurde d’en faire maintenant un saint. Mais nous sommes nombreux à le considérer comme une façon de héros, un héros du drame intérieur dont il a connu l’angoisse et dit la grandeur.



SA PLASTIQUE ET SES RAPPORTS
AVEC THÉOPHILE GAUTIER




Témoignage d’un poète en faveur d’un de ses prédécesseurs les plus glorieux, l’importante étude que M. Ernest Raynaud a consacrée dans le Mercure de France du 1er août 1917 au géant des Fleurs du mal est précieuse à enregistrer, comme une preuve de cette consécration souveraine dont Baudelaire est aujourd’hui l’objet et que le cinquantenaire de sa mort invite à proclamer encore plus haut. « Le mérite incontesté de Baudelaire à nos yeux, c’est d’avoir restitué la poésie à sa véritable destinée… La poésie redevient, comme au temps des Grecs, une manifestation divine, un ravissement de l’âme » : ainsi l’écrit excellemment le poète de la Couronne des jours et ainsi le pensons-nous après lui.

Par là même Baudelaire, dès son apparition, se séparait de ses contemporains et s’élevait, au moins à ce point de vue, au-dessus des meilleurs d’entre eux. M. Ernest Raynaud n’a pas oublié de le noter. Et il observe, en particulier, qu’ « il y a un abîme entre la théorie de Gautier de l’art pour l’art et celle de Baudelaire… Gautier restreignait par trop le rôle du poète. Il restait prisonnier des apparences… Baudelaire est un visionnaire. » Autre différence : « La perfection de Gautier est celle d’un ciseleur. Celle que rêve Baudelaire est plus haute. Pour lui le vers est une formule d’incantation… »

Cette opinion-là, nous la partageons aussi et nous tenions à le marquer au commencement de cette étude où nous voulons étudier pourtant les rapports de Baudelaire et de Gautier. Oui, il y a entre ces deux poètes un abîme profond, si profond qu’on ne voit pas à première vue ce qu’il y a de commun entre ce chrétien déchiré et ce païen satisfait, entre ce « ciseleur » et ce « visionnaire », pour reprendre les termes de M. Ernest Raynaud. Mais cet abîme, il est entre les âmes, beaucoup plus qu’entre les talents plastiques, et si, sur ce point, Baudelaire s’est créé un instrument tout personnel, il n’est pas incompréhensible du tout qu’il ait nourri, à l’endroit de Gautier, une admiration sincère.

Mais qu’admirait-il en Gautier ? Le poète impeccable, me dira-t-on. Je n’en peux disconvenir. Ce mérite n’est-il pas encore celui par lequel l’auteur d’Émaux et Camées a pu se survivre ? Pourtant il y avait dans les Premières Poésies de Gautier une veine de poésie moins impeccable sans doute, mais plus directe, plus émue et, pour tout dire, beaucoup plus voisine de cette poésie, suggestive, que Baudelaire devait restaurer. Et c’est par là, à notre sens, que Gautier a laissé vraiment sur Baudelaire une empreinte, toute extérieure, toute d’apparence encore une fois, mais dont le lecteur minutieux ne peut cependant dénier la passagère réalité.

Ainsi l’opinion résumée par M. Ernest Raynaud dans les lignes que nous citions plus haut, à savoir la différence essentielle qu’on doit faire entre le talent de Gautier et le génie de Baudelaire, cette opinion reste une vérité d’ordre général et s’impose avec la force de l’évidence si l’on ne veut retenir de Gautier qu’Émaux et Camées, mais elle souffre quelques atténuations, au moins formelles, si l’on veut bien rouvrir les Premières Poésies du bon Théo, — et c’est ce que nous nous proposons ici.

Dans la première version de la Dédicace des Fleurs du Mal, Baudelaire disait expressément son désir de rendre hommage à « l’auteur d’Albertus, d’España et de la Comédie de la Mort ». Sur cette précieuse confidence, nous ouvrirons donc les Premières Poésies de Gautier et si Albertus, malgré de beaux passages, nous semble vraiment aujourd’hui un bric-à-brac assez poussiéreux, par contre la Comédie de la Mort, mérite encore, et plus qu’on ne le croirait, notre attention.

Dans la mort Gautier célèbre, par exemple, l’espoir et le refuge de la vie :


C’est la seule qui donne aux grands inconsolables
            Leur consolation…
Elle prête des lits à ceux qui, sur le monde,
Comme le Juif errant font jour et nuit leur ronde
            Et n’ont jamais dormi…
À tous les parias elle ouvre son auberge…


Ô surprise ! ce n’est pas autrement que Baudelaire la célébrera à son tour. Est-il besoin de rappeler :


C’est la mort qui console, hélas, et qui fait vivre ;
C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir
Qui nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir…
C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre…
C’est un ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus…

(La Mort des Pauvres.)


Comme on le voit, les images de Baudelaire sont les images même de Gautier : consolation, repos, auberge, lit… Cette dernière image, la plus touchante, appartient même doublement à Gautier, car on la retrouve encore dans un autre de ses poèmes, Ténèbres :


Le Néant a des lits et des ombrages frais.
La Mort fait mieux dormir que son frère Morphée
Et les pavots devraient jalouser les cyprès…


Mais reprenons la Comédie de la mort : nous allons voir éclore, pour ainsi dire, quelques-uns des thèmes dont Baudelaire devait tirer ses plus pathétiques accents. C’est, par exemple, l’idée que peut-être la mort ne donne ni l’inconscience ni l’oubli, que ni le rêve ni le désir ne s’arrêtent avec le dernier battement de notre cœur, mais que, lucides et impuissants, les morts, secrets témoins du drame de la vie, poussent encore vers lui l’appel de leur désespoir.

Peut-être, aux passions qui nous brûlaient émue,
La cendre de nos cœurs vibre encore et remue
            Par delà le tombeau
Et qu’un ressouvenir de ce monde dans l’autre.
D’une vie autrefois enlacée à la nôtre
            Traîne quelque lambeau…
Peut-être n’a-t-on pas sommeil et quand la pluie
Filtre jusques à vous, l’on a froid, l’on s’ennuie
            Dans sa fosse, tout seul…


Et nous avons déjà l’esquisse du Remords Posthume de la Servante au grand cœur, du Revenant

La Servante au grand cœur offre un exemple particulier de l’influence d’un poète sur un autre poète : a la persistance presque inconsciente de certains mots. Gautier avait dit le tourment du cadavre, impuissant témoin des infidélités de sa maîtresse et qui souffre

De ne pouvoir venir quelque nuit de décembre
            … se tapir dans sa chambre…


Baudelaire se demandera, lui, ce qu’il trouverait à répondre à la tendre femme qui couva son enfance


Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Il la trouvait tapie en un coin de sa chambre…


Rencontre fortuite ? Imitation directe ? Je vois là bien plutôt la puissance mnémonique de vers lus et relus. Des lambeaux sont demeurés adhérents dans la mémoire. Un seul mot, émergeant du subconscient, en entraîne avec lui plusieurs autres, auxquels il fut lié déjà par le rythme et la rime. Décembre, tapir, chambre reviennent ici et dans l’ordre initial, comme des échos de Gautier fidèlement renvoyés par son lecteur Baudelaire.

On sait encore le parti que les Fleurs du Mal ont tiré de certaines images macabres, celle par exemple de la Mort coquette et multiforme qui se costume et se farde ainsi qu’ « une actrice fantasque » ; or, elle est dans la Comédie de la Mort au début de la deuxième partie : La Mort dans la Vie.

Après les strophes de ce poème, les terce rime de Ténèbres ont profondément marqué l’imagination de Baudelaire. Ténèbres est, d’ailleurs, un des beaux poèmes de Gautier. L’ouverture, large et sombre, est une sorte de largo funèbre :


Mon cœur, ne battez plus puisque vous êtes mort.


Résigné peut-être, mais lourd d’amertume, le poète évoque le convoi sans honneur du malchanceux, image de l’artiste hier maltraité par la vie et demain voué par la mort aux rigueurs de l’oubli. L’histoire en offre maints exemples. Maternelle pour ceux-ci, elle n’est pour ceux-là qu’une marâtre. Dès lors, à quoi bon se défendre ? Le monde n’est-il pas coalisé contre vous ? Tout mets cache un poison, toute pierre une embûche, toute fleur un reptile. Et le poète juge sa vie d’un œil clairvoyant. Platitude et banalité en font un tableau « encore plus sinistre et plus noir ». Si d’autres, élus du sort, obtiennent la faveur « de faire jusqu’au ciel monter un monument », lui n’aspire qu’à l’oubli et c’est dans un appel au néant qu’il va s’abîmer, enveloppant l’univers dans les vagues d’un nouveau déluge contre lequel le Christ lui-même ne prévaudra pas.

L’idée même de ce morceau : la malédiction dont le poète est l’objet, a passé dans un des premiers poèmes des Fleurs du Mal. Seulement, aux yeux de Baudelaire, il s’agit d’une réprobation domestique, familiale :


Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié…
Sa femme va criant sur les places publiques…


Mais, pour être moins universelle, moins « cosmique », cette réprobation n’en est que plus profonde. Trompé, bafoué dans ses affections et ses amours, le chantre inspiré n’en reste pas moins seul. Mais alors, différent encore en cela du héros de Gautier,

Vers le ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le poète serein lève des bras pieux ;


et, au lieu de la malédiction de tout à l’heure, nous avons ce cantique d’action de grâces :

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés…

Malgré ces quelques divergences, Bénédiction doit beaucoup à Ténèbres. Et je crois qu’il faut rapporter dans une certaine mesure au lamento de Gautier l’idée primitive de l’hymne baudelairien.

À son tour, Baudelaire devait être imité par Mallarmé, avec autant de liberté, il est vrai, qu’il en avait pris lui-même vis-à-vis de Gautier. Le Guignon de Mallarmé n’est autre que le sombre cavalier-misère qui saute en croupe derrière le malchanceux, ce « mendieur d’azur ». D’autres se tordent en proie à de terribles souffrances. Mais ce ne sont pas là les plus infortunés. Ils ont un malheur à leur taille. Les vraies victimes, ce sont celles qui traînent sous le joug d’une infortune mesquine et persistante leurs grands cœurs saignants,

Égaux de Prométhée à qui manque un vautour.

Ceux-là ne s’abîment point dans les flots d’un déluge. Ils ne s’élèvent pas non plus jusqu’aux cimes de l’action de grâce, mais, un beau soir,

Ces héros, excédés de malaises badins.
Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Sans doute, le thème en lui-même appartient au romantisme. Toutefois Mallarmé l’a pour ainsi dire « déromantisé ». Et ainsi les trois poèmes : Ténèbres, Bénédiction, le Guignon restent comme trois états successifs d’une même planche et chacun de ces états correspond à une étape de l’évolution poétique au xixe siècle. Mais ce qui importe ici, c’est seulement de marquer l’influence de Ténèbres sur la poésie baudelairienne et il faut citer encore des exemples.

Le prélude : « Taisez-vous, ô mon cœur », annonce le Goût du néant. Et voici le premier rayon du Coucher de soleil romantique :

L’étoile fuit, ils lui courent après
Et, le matin venu, la lueur poursuivie,
Quand ils la croient tenir, s’éteint dans un marais…

Enfin on sent très bien ce que certaines strophes ont pu révéler à Baudelaire des évocations mi-réelles, mi-fabuleuses qu’il portait en lui, et comment, mieux que nulles autres, elles ont pu

en favoriser pour lui l’éclosion :

L’eau s’avance et nous gagne et, pas à pas, la vague,
Montant les escaliers qui montent à nos tours,
Mêle aux chants du festin son chant confus et vague[1].

Vers plastiques et avant tout plastiques, sans doute, mais où la plastique repose sur un accompagnement musical, c’est-à-dire un choix de rythmes et de sonorités particulièrement accordés avec elles et faits pour en prolonger l’effet. On sent cela mieux encore en d’autres poèmes de Gautier. Dans la louange du Sommeil :

Enfant mystérieux, hermaphrodite étrange
Où la vie au trépas s’unit et se mélange
Et qui n’a de tous deux que ce qu’ils ont de beau…

Dans le Triomphe de Pétrarque :

Sous leurs robes d’azur aux lignes ondoyantes
Le ciel et l’horizon dans un baiser charmant
Fondaient avec amour leurs lèvres souriantes…

Et enfin, dans quelques pièces, de beaucoup les plus rares, où la dominante n’est plus plastique, mais mélodique. Ainsi la Romance :

Les pigeons sur le toit roucoulent,
Roucoulent amoureusement
Avec un son triste et charmant ;
Les eaux sous les grands saules coulent…

Ou encore la pièce qui ramène plusieurs fois en refrain ce vers, leitmotiv futur du Voyage des Fleurs du Mal :

Je veux voir des sites nouveaux.

Et surtout ce Lamento, charmant avant-coureur du Madrigal triste, du Jet d’eau, du Fantôme :

Un air maladivement tendre,
À la fois charmant et fatal
Qui vous fait mal
Et qu’on voudrait toujours entendre.
Un air comme en soupire aux cieux
L’ange amoureux.
Les belles-de-nuit demi closes
Jettent leur parfum faible et doux
Autour de vous,
Et le fantôme aux molles poses
Murmure en vous tendant les bras :
Tu reviendras.

Telles sont à peu près les pièces que l’on pourrait choisir comme témoins de l’influence de Gautier sur Baudelaire. Mais qu’on se garde d’oublier, même un instant, l’espèce de multiplication sensible, de transposition mélodique que Baudelaire a données à tous les thèmes qu’il abordait et en particulier aux quelques thèmes qu’il semblait hériter de Gautier.

Quand on rapproche les vers des deux poètes, on s’aperçoit que ceux du second débordent à chaque instant ceux du premier, comme ces feuilles d’acanthe dont les volutes repliées sur une corbeille donnèrent, dit-on, au sculpteur antique l’idée du chapiteau corinthien.

Un peu sèches chez Gautier, les images poussent chez Baudelaire une abondante floraison. Gautier disait de la mort :

À tous les parias elle ouvre son auberge ;

Baudelaire élargit l’image en la baignant de mystère :

C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre…

De même la vision :

Elle prête des lits à ceux qui sur le monde
Comme le Juif errant font jour et nuit leur ronde,

donne chez Baudelaire :

C’est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus…

Quelle différence encore entre cette note réaliste confiée à un rythme assez sec :

Peut-être n’a-t-on pas sommeil, et quand la pluie
Filtre jusques à vous l’on a froid, l’on s’ennuie
Dans sa fosse tout seul ;

et cette strophe si pleine, si pondérable, où les mots semblent se détacher comme des gouttes suintant d’une voûte funéraire :

Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et pour manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse…

(Remords posthume.)

Il y a là tout le suintement du caveau, toute l’humide noirceur souterraine…

Ce qui est vrai de l’assemblage des mots ne l’est pas moins du choix des rythmes.

On a dit que Baudelaire n’avait guère inventé de coupes. Mais chez lui du moins le mouvement du vers et le mouvement de la phrase sont presque toujours en intime concordance, — ce qu’on ne trouve pas dans les livres romantiques. Et c’est là une très heureuse exigence. Peut-on rendre plus sensible l’idée d’une avancée ondulante qu’avec ces douze syllabes :

Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.

(Femmes damnées.)

Et la strophe suivante, comme elle se tend, comme elle s’étire vers le vers final, avec les bras tendus vers Bacchus :

Il en est, aux lueurs des résines croulantes,
Oui dans le creux muet des vieux antres païens
T’appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,
Bacchus, endormeur des remords anciens !

(Id.)

Ainsi de Gautier à Baudelaire il y a moins filtration de quelques thèmes que reprise, élaboration, développement par le second de quelques échos du premier. Gautier est plastique, Baudelaire l’est aussi, mais sa plastique s’appuie sur une mélodie toute nouvelle. Même quand elle s’en tient là, l’image baigne dans un climat, dans une atmosphère, qui sont le secret apanage de l’auteur des Fleurs du Mal.

Car il avait, le rare poète, un sens tellement affiné de la vie intime du vers que, sans briser les moules reçus de ses devanciers, il a renouvelé pourtant ce délicat instrument.

Le vers de Baudelaire se distingue aussitôt. Il est charnu, musclé, sanguin. Il a sa propre vie, parfois indépendante du sens qu’il contient. Les mots y sont liés entre eux par des liens si nombreux et si forts qu’on n’en peut détacher un seul sans blesser tous les autres. Et, dans les beaux passages, l’image n’est jamais une parure, mais l’ordre intime et nécessaire, quelque chose comme l’exhalaison du souffle vital. Car ce vers est un organisme, fruit d’une lente gestation et venu au jour par les voies mystérieuses où filtre aussi la pensée…

La pensée ! Qui de nous n’a observé parfois son travail obscur ? Parfois l’image, son interprète, nous apparaît en plein rayonnement. On croit la saisir. Et voici qu’elle disparaît, comme un éclair absorbé par la nuit. L’ombre revient plus épaisse. Mais l’image est-elle définitivement évanouie ? Non. Invisible, elle poursuit en nous son travail. Elle pousse, elle grandit et, par là, elle s’achemine de nouveau vers le jour.

Je la comparerais encore à ces semences entassées au fond des caves. On les a déposées là, porte close. Un jour un filament végétal déborde au soupirail. Et nous découvrons tout à coup la germination lente qui s’est faite dans le souterrain.

Germinations obscures du subconscient ou plutôt brillants météores rayant l’atmosphère de la conscience : telles sont les images. Le rôle du poète, c’est de fixer dans un rythme certain ces points d’apparition des idées qui s’élaborent en nous. Nous ne lui demandons pas de nous associer à cette élaboration obscure, de nous révéler ce processus caché. Mais il doit nous offrir les jalons lumineux qui nous permettront de refaire, chacun à notre guise, toute une course dans la nuit.

Cette conception diffère un peu de celle des âges classiques. Alors le poète avait la même tâche, car il n’y a au fond qu’une tâche poétique, mais à l’œuvre d’évocation plastique et musicale se mêlait une plus large part d’analyse et d’éloquence. Ces deux éléments se sont détachés peu à peu, — par soustraction, — des éléments exclusivement poétiques, image et rythme :

Tout ce qui met dans l’âme une attente immortelle,


et c’est à ce détachement progressif que Baudelaire aura contribué plus qu’aucun autre à son époque. Car c’est bien depuis lui que nous cherchons avant tout dans un livre de poète, ce que M. André Gide a appelé : « un choix certain de l’expression, dicté non plus seulement par la logique, et qui échappe à la logique », tout ce qui permet au poète-musicien de fixer pour nous « l’émotion essentiellement indéfinissable ».

Baudelaire marque le point poétique où la plastique se conjugue avec la musique pour créer, à égale distance de la peinture et de la musique, un langage nouveau, le langage essentiel de la poésie.

Mais pour cela quels sont les moyens dont il use, et les ressources de la métrique traditionnelle lui ont-elles suffi ? C’est une question technique toujours pendante et du plus vif intérêt.

Les partisans convaincus du vers-libre choisissent volontiers l’exemple de Baudelaire pour nous dire les méfaits de la métrique traditionnelle. Ils rappellent volontiers que Baudelaire ne concevait guère en vers et qu’il éprouvait, à trouver la rime, autant de peine, ou presque, que Boileau lui-même. Gêné par la métrique, l’auteur des Fleurs du Mal n’aurait laissé dans son livre qu’un écho diminué de son merveilleux génie.

Que Baudelaire pensât ou ne pensât pas en vers, c’est une question fort délicate. Il est probable que, comme beaucoup de poètes, et des plus grands, il portait longtemps en lui ses mélodies avant de choisir les rythmes auxquels il en confierait l’expression définitive. On a cité souvent ce mot de Racine : « Ma pièce est finie. Il ne manque plus que les vers. » Peut-être Baudelaire en aurait-il pu dire autant. Pour lui toutefois la réalisation plastique était bien plus laborieuse que pour le grand tragique. Mais au fond les résultats seuls demeurent. Et toute la question revient à savoir si Baudelaire a atteint ceux qu’il se proposait.

Par bonheur il est peu de poètes chez lesquels il soit plus facile de suivre les étapes du travail poétique, car nombre de ses poèmes nous sont offerts en deux versions, l’une en prose, l’autre en vers, l’une dans les Petits poèmes, l’autre dans les Fleurs du Mal. Ce sont deux « états » de la même image. Il est intéressant de les confronter.

Les occasions ne manquent pas. On pourrait prendre : la Chambre double et la Mort des Amants, À une heure du matin et l’Examen de minuit, les Veuves et les Petites Vieilles, les deux Crépuscules du soir. Mais voici peut-être l’exemple le plus caractéristique : l’Éloge du Vin, tiré de l’Étude : Du vin et du haschich comparés comme moyens d’expression, et l’Âme du vin des Fleurs du Mal. À chaque alinéa de la prose correspond une strophe du poème :

Homme, mon bien-aimé, je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de mes verrous de liège, un chant de fraternité, un chant plein de joie, de lumière et d’espérance…


Un soir, l’âme de vin chantait dans les bouteilles :
Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles.
Un chant plein de lumière et de fraternité.


Je ne suis point ingrat. Je sais que je te dois la vie. Je sais ce qu’il t’en a coûté de labeur et de soleil sur les épaules. Tu m’as donné la vie. Je t’en récompenserai. Je paierai largement ma dette…


Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme,
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant.


Car j’éprouve une joie extraordinaire quand je tombe au fond d’un gosier altéré par le travail. La poitrine d’un honnête homme est un séjour qui me plaît bien mieux que ces caves mélancoliques et insensibles…


Car j’éprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.


Entends-tu s’agiter en moi et résonner les puissants refrains des temps anciens ?… Je suis l’espoir des dimanches. Les coudes sur la table de famille et les manches retroussées, tu me glorifieras fièrement et tu seras content…


Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches
Tu me glorifieras et tu seras content.


J’allumerai les yeux de ta vieille femme. Et ton cher petit tout pâlot… je lui rendrai les belles couleurs de son berceau et je serai, pour ce nouvel athlète de la vie, l’huile qui raffermissait les muscles des anciens lutteurs.


J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;
À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.


Je tomberai au fond de ta poitrine comme une ambroisie végétale. Je serai le grain qui fertilise le sillon douloureusement creusé. Notre intime union créera la poésie. À nous deux nous ferons un Dieu et nous voltigerons vers l’infini comme les oiseaux, les papillons, les fils de la Vierge, les parfums et toutes les choses ailées…


En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur !


Qu’est-ce qui ressort de ce parallèle ? D’abord que tous les mots essentiels se trouvent déjà dans la prose et, qui plus est, en général, les mots-rimes. Ceux-ci n’ont donc pas été imposés par des nécessités seulement métriques. Ce ne sont pas des « chevilles », mais, au contraire, des mots plus rares, plus sonores, plus lumineux et qui ont mérité ainsi de figurer aux meilleures places comme des échos fraternels, comme des gouttes de lumière appareillées.

Soumis à une discipline plus stricte, le « poème en vers » s’est épuré encore. Je vois très bien ce qu’il y a gagné. Je ne vois guère ce qu’il y a perdu. Le vers est ici la limite idéale de la prose.

Cependant la forme choisie par Baudelaire est une forme tout à fait régulière, l’une des plus régulières qui soient : stances de quatre vers à rimes entrecroisées. Quand il faudra nous verrons s’éveiller des rythmes plus subtils.

L’Invitation au Voyage, des Poèmes en prose, est déjà un poème complet. Poème plus abondant et plus riche peut être que son émule des Fleurs du mal. Pourtant, à travers cette admirable prose, on sent s’éveiller déjà les sonorités du vers et quand il monte, quand il s’épanouit enfin, c’est comme le bouquet lumineux, la fusée lyrique qui achève le transport de l’esprit et le plaisir du cœur :

Sur des panneaux luisants et sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes… Les meubles sont vastes, les miroirs, les métaux, les étoffes… Un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra qui est comme l’âme de l’appartement…


        Des meubles luisants,
        Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
        Les plus rares fleurs
        Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre.
Les riches plafonds,
        Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
        Tout y parlerait
        À l’âme en secret
Sa douce langue natale.


Les trésors du monde y affluent comme dans la maison d’un homme laborieux… C’est encore toi, ces canaux tranquilles.

Un vrai pays de Cocagne où tout est beau, riche, tranquille, honnête : où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre. Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre…


        Vois sur ces canaux
        Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
        C’est pour assouvir
        Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde…
Là tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.


On dirait que l’ange a délié les dernières entraves qui le retenaient à la terre, on dirait que les dernières chrysalides sont écloses pour s’envoler, papillons…

Ailleurs les rapports sont plus lointains. Mais souvent, dans la prose analytique, on sent s’éveiller déjà, par ses sonorités essentielles, « l’hymne » futur :

…Une certaine Bénédicta qui remplissait l’atmosphère d’idéal et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait croire à l’immortalité…

À la très chère, à la très belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
À l’Ange, à l’idole immortelle
Salut en immortalité !

Et comme, en tous les cas, la phrase s’élance plus sonore et frappe le sol d’un pied plus léger en passant de la prose au vers. C’est là qu’on découvre les étapes qu’il faut franchir pour arriver à cette perfection « celée », dont parlait Moréas.

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage comme un homme altéré dans l’eau d’une source et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air…

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !



Comment soutenir sérieusement que Baudelaire s’est diminué en acceptant la servitude de la métrique traditionnelle ? Pour les vrais poètes cette servitude est aussi le chemin de la libération. Si Baudelaire, lui, peina pour y atteindre, s’il éprouva les angoisses du vers, c’est comme Flaubert souffrit « les affres de la prose », et il n’y a là que l’exemple d’un artiste, scrupuleux jusqu’à l’angoisse, exigeant jusqu’à la torture.

Une note de ses papiers intimes consignait que « le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise ». Symétrie et surprise. La bonne rime, la vraie rime, la seule tolérable, doit obéir au doigt du poète comme la note d’un instrument bien accordé, forte ou faible, sonore ou étouffée, attendue et pourtant imprévue, surprenante mais non pas étonnante, écho parfait des plus intimes harmonies.

Pour se bien pénétrer de cette notion, il suffirait de faire l’épreuve inverse : dresser un tableau de mauvaises rimes (et que le choix serait aisé, — rien qu’en s’en tenant aux pseudo-romantiques contemporains) ! On verrait que ces rimes enfreignent toujours, par excès ou par manque, les quelques lois d’harmonie très simple que nous venons d’exposer.

Si la rime, en elle-même, semble aujourd’hui à quelques bons poètes une parure un peu grossière et un ornement superflu ; si la rime riche est tout à fait intolérable, c’est surtout à cause des excès où l’on s’est porté, chez nous, entre 1850 et 1890, du Romantisme au Symbolisme, en passant par le Parnasse, l’apogée !

Mais qu’après un temps de recueillement, on s’interroge en toute indépendance, et l’on verra si, malgré ses « torts » reconnus par Verlaine lui-même, la rime ne reste pas l’élément non pas essentiel du vers (loin de là !) mais le mieux approprié pour relever les harmoniques un peu sourdes de la langue française.

Ainsi pensait Baudelaire. Et l’on sait que ce large esprit eut tant de clairvoyance des choses de son art qu’on écrirait toute une étude rien qu’en commentant ses notes intimes.

Il note quelque part, en effet :

Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l’indique aucune théorie classique ; que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l’art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; qu’elle peut monter à pic vers le ciel sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l’enfer avec la vélocité de toute pesanteur ; qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole ou le zigzag figurant toute une série d’angles superposés…

Combien d’exemples ne nous viennent pas en mémoire pour illustrer cette prose subtile !

— Lignes droites, horizontales, ascendantes ou descendantes :

Elle se développe avec indifférence…
Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s’être lavés au fond des mers profondes…
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges…
J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe…

— Lignes courbes :

Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large
Chargé de toile et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent…
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets…
Valse mélancolique et langoureux vertige…

— Lignes zigzagantes :

Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate…

Ce ne sont là que quelques-uns des effets propres à Baudelaire. Il faudrait y ajouter quelques autres effets, moins linéaux que colorés, moins plastiques que musicaux, et les uns comme les autres tout à fait personnels. Par exemple :

— Le tremblement des reflets :

Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau…
Des cocotiers absents les fantômes épars…

— Le grignotement des secondes :

Trois mille six cents fois par heure, la seconde
Chuchote : Souviens-toi. Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois…

— Le chuchotement qui s’étouffe :

C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent.
La sombre nuit les prend à la gorge ; ils finissent
Leur destinée et vont vers le gouffre commun…

Et ainsi, d’exemples en exemples, on verrait se dégager toujours mieux l’originalité du « poète-musicien » qui grandit chaque jour. On verrait, toujours mieux, que si, « amant de la Muse plastique », Baudelaire a pu, sans s’abuser, saluer un jour Gautier pour son Maître, il n’en a pas moins marqué d’avance un revirement contre l’école qui allait sortir naturellement des livres et de l’enseignement du premier des Parnassiens.

Et pourquoi ?

Parce que, dans les Fleurs du Mal, l’image, élaborée et nourrie par quelque chose de plus intime à l’homme que n’est la raison elle-même, a reçu en outre un accompagnement musical qui lui manquait souvent chez les poètes antérieurs et presque toujours chez Gautier. C’est cet accompagnement musical, mêlé au sens rationnel jusqu’à se confondre avec lui et même à se suffire à lui-même, qui prolonge la voix du poète et lui donne cette ampleur mélodique coupée de rappels lancinants, grondements d’orgue interrompus par le son du tocsin, « le tocsin des souvenirs. »[2]

L’ANIMALIER



Les critiques nous ont appris à interroger les poètes sur le sentiment qu’ils ont eu de l’homme et de la nature, de la vie et de la mort, et ce sont là, en effet, les questions qui se posent à chacun de nous et auxquelles nous nous devons à nous-mêmes de répondre, soit par notre vie — c’est le cas de tous, soit par notre œuvre — c’est le privilège de quelques-uns.

Au prix de ces grandes questions, toutes les autres semblent anecdotiques et presque négligeables. Pourtant, quand il s’agit de vrais poètes, de poètes déjà consacrés par le temps, il est permis de fouiller certains recoins de leur œuvre et de se demander, par exemple, ce qu’ils ont pensé, non seulement des passions humaines, mais de la nature elle-même, et plus particulièrement encore du végétal et de l’animal, de la plante et de la bête, et quelle place ils leur ont accordée.

Le poète dont on célèbre cette année le cinquantenaire, le peintre admirable des fleurs maladives écloses dans le cerveau moderne, Baudelaire s’est-il intéressé à ceux que Jules Renard a nommés depuis « nos frères farouches », et les a-t-il accueillis largement dans son œuvre, ou, au contraire, a-t-il limité son intérêt pour eux à son fameux culte des chats, « orgueil de la maison », amis

Des amoureux fervents et des savants austères ;

en un mot ce poète, l’ami des peintres et parfois leur émule, ce poète fut-il ce qu’on appelle dans la langue plastique, un « animalier », c’est la question que son œuvre nous suggère aujourd’hui et que nous nous plairons à isoler ici.

Presque au seuil des Fleurs du Mal, nous voyons se dresser la silhouette d’un oiseau de mer, un de ces albatros

Qui suivent, indolents compagnons du voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

Le grand oiseau vogue, libre et fier dans l’espace. Capturé par les hommes d’équipage ce n’est plus qu’un objet de dérision et de jeux. De même le poète :

Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Ainsi, dès ce premier poème, nous voilà renseignés sur « la manière » de l’artiste. D’autres nous auraient peint le grand oiseau, décrit peut-être sa silhouette, entraîné dans les méandres de son vol. Baudelaire, lui, se contente de fixer une scène passagère — les railleries des marins devant l’oiseau captif — pressé qu’il est de dégager la portée humaine, le sens allégorique de cette apparition.

Le plus souvent les animaux n’apparaîtront dans ses vers que de cette façon-là, — comme de simples images passagères, et toujours interprétées symboliquement, en fonction de l’homme, dans les traits de ressemblance ou de dissemblance qu’ils offrent avec lui. Manière au fond déjà classique qui s’est épanouie dans les Fables de La Fontaine, avec la morale en sus.

On ne s’étonnera donc pas que les animaux qui se sont le plus souvent présentés devant les yeux du poète des Fleurs du Mal soient les animaux sombres et ténébreux, hargneux et farouches, habitants des déserts ou des fourrés, hôtes de mauvais aloi auxquels l’imagination populaire a prêté une vertu maléfique que les plus raffinés d’entre nous n’ont pas toujours oubliée.

Dans le Coucher de soleil romantique, le rêveur lancé à la poursuite d’un « dieu qui se retire », froisse soudain, « au bord du marécage »,

Des crapaux imprévus et de froids limaçons.

L’Irrémédiable lui apparaît, entre autres, sous les traits d’un damné,

Un damné descendant sans lampe,
Au bord d’un gouffre dont l’odeur
Trahit l’humide profondeur,
D’éternels escaliers sans rampe.

Où veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent visibles qu’eux.

Par les plaines boueuses des mauvaises saisons, l’âme

Ouvrira largement ses ailes de corbeaux ;

les lutteurs, l’un à l’autre noués, rouleront ensemble

Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces ;

et sur l’humanité maudite descendra la fameuse litanie :

Race de Caïn, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal !…

Race d’Abel, tu crois et broutes
Comme les punaises des bois.

Car, dans son cœur saccagé « par la griffe et la dent féroce de la femme », le poète garde seulement le culte apitoyé des pauvres et des meurtris, de tous ceux qu’il reconnaît pour ses frères, parce que, avec lui,

Ils tètent la Douleur comme une bonne louve.

Quand on arrive enfin à la Sépulture d’un poète maudit, on y trouve, accumulé, un « bestiaire » affreux :

L’araignée y fera ses toiles
Et la vipère ses petits ;

Vous entendrez toute l’année
Sur votre tête condamnée
Les cris lamentables des loups.

Cependant le Mort joyeux va se coucher

Dans une terre grasse et pleine d’escargots…
Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde,

abandonnant sans regret sa carcasse

Aux vers, noirs compagnons sans oreille et sans yeux.

Ce ver du sépulcre ! Hugo, lui, ne craindra pas de lui consacrer des strophes intarissables. Baudelaire au contraire sera bref. Mais avec quelle âpreté les Fleurs du Mal diront ses ravages silencieux ! Le trait final du Remords posthume est plus éloquent que les plus longs poèmes :

Le tombeau, confident de mon rêve infini,
Te dira : Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ?
— Et le ver rongera ta peau comme un remords.

Non, malgré sa prodigieuse lucidité, malgré son sens plastique aigu, Baudelaire n’est pas un descriptif. Il est plus et mieux. Une invention limitée, un pittoresque qui se résume, mais, à l’instant choisi par lui, un trait qui perce comme un dard. C’est bien ainsi qu’il traite l’univers, les bêtes comme les hommes. Il emplit ses poèmes de bêtes souillées et maudites, mais sans entreprendre, comme Hugo, de les laver de leurs souillures, de les libérer des malédictions que les hommes font peser sur elles. Au contraire, on dirait qu’il choisit les plus déshéritées pour illustrer à souhait ses propres malédictions. Au fond, il les absout, peut-être. Mais encore est-il trop sceptique pour se faire volontiers l’avocat d’un être… fût-ce l’avocat du Diable à l’occasion !

Il n’est pas surprenant qu’aux déshérités du monde animal Baudelaire ait ajouté les animaux fabuleux, qu’ils nous viennent de la mythologie, de la légende médiévale et de tous les antres de l’enchantement.

Plonge tes yeux dans les yeux fixes
Des Satyresses et des Nixes,


murmure l’Avertisseur. La Danse macabre passe. Le squelette mène le branle et le poète observe :

À travers le treillis recourbé de ses côtes,
Je vois, errant encor, l’impitoyable aspic.

Mais, de tous les animaux fabuleux, celui qui a le plus hanté Baudelaire, c’est à coup sûr le Vampire.

Image du désir acharné qui n’accorde la volupté qu’au prix de l’épuisement, ou image de la femme perverse et obsédante, qui boit le sang et la moelle de son amant, le Vampire passe et repasse dans maints poèmes :

Infâme à qui je suis lié…
Comme à la bouteille l’ivrogne,
Comme aux vermines la charogne…

On sait que les Métamorphoses du Vampire figuraient parmi les pièces condamnées.

À défaut de l’image du vampire, la femme perverse et câline amène en général l’image, plus banale, du tigre ou de la panthère. Ainsi dans les Bijoux :

Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté.
D’un œil vague et rêveur elle essayait des poses ;

dans le Léthé :

Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigre dompté

et dans un sonnet des Poésies posthumes :

Tes yeux noirs flamboyants de panthère amoureuse…

Pourtant il est une image plus particulière à Baudelaire et qui, à ses yeux, ne peint pas seulement la perversité de la femme, mais aussi sa musicale souplesse, c’est l’image du serpent. Oui, je crois bien que le poète a tiré de cette image, vieille elle aussi, une telle richesse de sens et, pour ainsi dire, tant d’« harmoniques », qu’elle lui appartient presque en propriété. Flexibilité, balancement, grâce et perversité : ici tout l’a séduit, ici tout l’a hanté, car son imagination entraînée vers l’Orient voyait avant tout dans le serpent l’animal que les jongleurs de l’Inde exercent à danser au son des instruments pour les exhiber devant les temples. C’est ce qui explique les vers :

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on dirait qu’elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence…

Et, par le serpent, nous arrivons au chat, au chat qui est, en effet, l’hôte favori de Baudelaire.

Dans ses Notes intimes, on lit quelque part :

« Le chat est beau ; il révèle des idées de luxe, de propreté, de volupté », et ce sont bien là les trois aspects sous lesquels l’animal nous apparaît dans les Fleurs du Mal, en y ajoutant cette nuance de magnétisme dont le poète était hanté.

Mais le chat n’est pas son unique favori dans le monde animal : deux autres au moins ont encore conquis ses faveurs : le cygne, et, le croirait-on ? le chien.

Du cygne il a tracé un portrait tout empreint des nuances de l’amour :

Un cygne qui s’était évadé de sa cage.
Et, de ses pieds rugueux frottant le pavé sec…
Sur son cou convulsif, tendait sa tête avide.
Comme s’il adressait des reproches à Dieu !

Et ce Cygne, ce Cygne qui devait un peu plus tard toucher également Mallarmé de sa grâce éburnéenne, rejoint l’Albatros comme une des plus émouvantes créations de la poésie baudelairienne.

Quant au chien, s’il est banni des Fleurs du Mal, en revanche, on le trouve abrité dans les Petits poèmes en prose comme en un sûr asile. Sans doute, dans le Chien et le Flacon, l’animal apparaît comme « le mangeur de choses immondes » des Orientaux. Mais, comme pour réparer ce fâcheux prélude et ce long oubli, le dernier poème lui est consacré tout entier et, là, Baudelaire révèle pour lui une profonde dilection.

Non pas qu’il enveloppe toute la race canine dans la même tendresse. Non. Trop raffiné dans ses goûts, trop exigeant dans ses amitiés, le poète distingue. Et il commence par rejeter :

Le chien bellâtre, ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique ; et surtout ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer au domino.

Ceux qu’il chante, ce sont :

Les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur. »

Et il nous en montre quelques-uns : « chien crotté, chien pauvre, chien sans domicile, chien flâneur, chien saltimbanque », apitoyé lui même sur le sort de ces bonnes bêtes dont le dévouement vit à nos pieds et, comme le héros d’un autre poète, « souffre et meurt sans parler. »

Baudelaire a donc emprunté bien des traits au monde animal, mais en dépit de quelques belles esquisses, ce n’est qu’un animalier de fantaisie.

On le voit bien si on le compare à Leconte de Lisle qui, lui, a composé, avec des scrupules de naturaliste, de véritables portraits d’animaux : aigle, condor, éléphant. Mais Baudelaire n’est pas moins éloigné de Hugo, et l’on ne trouve chez lui, comme nous l’avons vu, ni dithyrambes du ver, ni malédiction de la chouette, ni plaidoyer pour le crapaud.

Le plus souvent l’animal reste pour lui un élément plastique du poème et il marque sa place dans ses compositions comme le faisaient les Téniers, les Lucas de Leyde, les Albert Dürer, à titre décoratif ou, mieux encore, symbolique. Ainsi l’ont séduit : le serpent pour l’ondulement de sa ligne, le vampire pour sa maléfique vertu, le cygne et l’albatros pour la mélancolie de leur destinée, et tous les autres : hibou, araignée, vipère, ver, escargot, crapaud, loup, corbeau et panthère, comme les figurants de ses paysages lugubres et de ses images de malédiction.

Deux enfin ont eu son amitié, le chat et le chien, et je vois en chacun d’eux une image diverse de ses rêves : chez le chat « le luxe et la volupté », chez le chien le dévouement aveugle et l’amour des pauvres, deux ordres de sentiments à première vue bien lointains, sinon contradictoires, mais que sa grande âme de poète sut nourrir à la fois.

Sans doute les contemporains immédiats ne virent en Baudelaire que ses deux traits les plus superficiels : dandysme et satanisme. Mais peu à peu la postérité plus perspicace apprend à reconnaître en lui les traits vraiment durables : le tourment de l’impossible et le goût de l’infini. Elle recueille, dans la vasque un peu contournée parfois qu’il a ciselée, les pleurs de cette source de pitié qu’il portait en lui, mystérieusement. Une étude comme celle-ci ne sera pas aussi superficielle qu’il eût semblé tout d’abord si elle a souligné, ne fût-ce qu’indirectement, deux autres traits de sa belle figure, — culte du beau, amour des pauvres — auxquels on revient toujours quand on parle de son génie.


  1. Ceci n’est pas le seul cas où un poète français ait usé d’une triple allitération en m pour marquer la montée des vagues comme à trois échelons successifs. À cet exemple de Gautier, joignons, à titre de curiosité, celui de Corneille :

      Les Maures et la mer montent jusques au port (Le Cid)

    et celui de Victor Hugo :

      Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir (Les Pauvres Gens).
  2. Baudelaire : Œuvres posthumes. p. 81 (Mercure de France).