Bataille d’Isly

Bataille d’Isly.


Nous devons les pages suivantes à une bienveillance précieuse qui touche de très près à M. le maréchal Bugeaud. Ce qui rend ce récit vraiment remarquable à nos yeux, c’est qu’il peint, outre la bataille d’Isly, le général qui l’a gagnée. Nulle part le maréchal Bugeaud ne paraît mieux tel qu’il est ; nulle part son caractère et son génie militaires ne sont mieux exprimés. À côté du récit d’un grand évènement, nous trouvons dans les pages que nous publions le portrait d’un homme, et d’un homme qui a sa physionomie et sa destinée à part dans l’histoire de notre siècle.

Nous croyons savoir que le maréchal Bugeaud songe à écrire l’histoire de la guerre d’Afrique depuis quatre ans. Le récit suivant, emprunté en grande partie aux conversations de l’illustre maréchal, peut donner une idée de l’intérêt qu’aura un pareil ouvrage. Cet intérêt tiendra surtout à l’homme. Ce ne sera pas seulement une collection de bulletins de l’armée d’Afrique ; ce sera, si nous pouvons parler ainsi, une collection de leçons sur le genre de guerre qu’il faut faire en Afrique, leçons vérifiées par le succès. Henri IV disait que les mémoires du maréchal de Montluc étaient le bréviaire du soldat, les mémoires du maréchal Bugeaud seront le bréviaire de l’officier et du général en Afrique.

Le grand enseignement surtout qui sortira, selon nous, des mémoires du maréchal, et qui ressort déjà clairement du récit que nous donnons à nos lecteurs, c’est l’importance de la force morale dans la guerre. La force morale, aux yeux du maréchal Bugeaud, l’emporte singulièrement sur la force matérielle. Nous dirions volontiers qu’il y a parmi les hommes de guerre, comme parmi les philosophes, deux écoles opposées, l’école matérialiste et l’école spiritualiste. L’école matérialiste tient surtout aux gros bataillons, et elle croit que c’est toujours de leur côté que Dieu aime à se ranger. Il faut à cette école un matériel considérable ; elle aime l’artillerie et ne conçoit pas de campagne sans un équipage considérable. Elle a foi en la vertu de l’obéissance mécanique ; les soldats et les officiers sont, à ses yeux, des ressorts plus ou moins puissans, qu’il s’agit de faire jouer habilement. Un homme, quel qu’il soit, ne vaut qu’un autre homme ; les batailles ne sont que des chocs de forces opposées et non des luttes de sentimens. Peu lui importe que le soldat ait telle ou telle idée, telle ou telle disposition morale ; il suffit que le fusil soit bien chargé et bien manié. Telle n’est pas l’école que j’appelle spiritualiste ; elle s’inquiète beaucoup des dispositions de l’officier et du soldat. Elle cherche soigneusement à préparer les ames et les esprits d’une armée, croyant qu’un soldat bien persuadé de la supériorité qu’il a sur l’ennemi vaut deux soldats. Cette école croit donc à l’ascendant de l’esprit sur le corps, et c’est pour cela que nous l’appelons l’école spiritualiste. Peut-être ces dénominations philosophiques feront sourire les militaires qui nous liront, nous les croyons vraies cependant ; nous aimons à voir le maréchal Bugeaud, dans le récit qu’on va lire, faire, la veille même de la bataille d’Isly, aux officiers assemblés autour de lui, un cours de guerre, démontrant à l’avance et expliquant le combat qu’il va livrer. Nous ne voulons pas, au reste, gâter par un froid commentaire le récit de cette belle scène, cette fête offerte par les officiers de la division de l’ouest aux officiers des troupes arrivées avec le maréchal, cette soirée de bivouac et cette éloquence du maréchal Bugeaud qui, sans y penser et sans s’efforcer, atteint naturellement au sublime, lorsqu’il montre d’un mot aux soldats la supériorité d’une armée disciplinée sur une multitude confuse et désordonnée, en comparant l’armée disciplinée au vaisseau qui fend les flots de la mer, emblème à la fois simple et admirable de la force intelligente aux prises avec la force brutale.

Et ce n’est pas seulement au milieu de ses officiers que M. le maréchal Bugeaud professe hardiment ce spiritualisme de la guerre, ce n’est pas seulement à cette armée qui l’aime et qui l’admire, qu’il prédit la victoire et en démontre l’infaillible certitude. Il écrit en Europe avec la même assurance, et personne n’a oublié ce rapport rédigé la veille de la bataille et qui finissait ainsi : « J’ai environ 8,500 hommes d’infanterie, 1,400 chevaux réguliers, 400 irréguliers et 16 bouches à feu, dont 4 de campagne. C’est avec cette petite force numérique que nous allons attaquer cette multitude qui, selon tous les dires, compte 30,000 chevaux, 10,000 hommes d’infanterie, et 11 bouches à feu ; mais mon armée est pleine de confiance et d’ardeur elle compte sur la victoire tout comme son général. Si nous l’obtenons, ce sera un nouvel exemple que le succès n’est pas toujours du côté des gros bataillons, et l’on ne sera plus autorisé à dire que la guerre n’est qu’un jeu du hasard. » Ce n’est pas là seulement le langage d’un général sûr de la victoire ; c’est aussi, si nous ne nous trompons, le langage d’un chef d’école ardent à proclamer ses principes, empressé à convertir, et qui veut faire de sa victoire non-seulement un trophée pour son pays, mais un argument pour sa doctrine.


Abd-el-Kader avait vu détruire pièce à pièce cette nationalité arabe qu’il avait édifiée par tant de travaux et d’habileté. Après le combat de l’Oued-Malah, le 11 octobre 1843, où il avait perdu les restes de son infanterie et son premier lieutenant Sidi-Embareck, il se retira sur la frontière de l’empire de Maroc ; il y reçut une généreuse hospitalité, sinon de l’empereur, du moins des populations qui le vénèrent comme un grand homme, comme un saint, et surtout parce qu’il a fait la guerre dix ans aux chrétiens. Se maintenant près du territoire algérien, il y entretenait des relations très actives, au moyen desquelles il parvint à faire émigrer plusieurs fractions des tribus de la frontière, qui, réunies, pouvaient lui fournir un millier de cavaliers. Il parvint aussi à recomposer une petite troupe régulière, infanterie et cavalerie, avec les émigrans et quelques-uns de ses anciens soldats dispersés, qui venaient le rejoindre.

Dans ce même temps, il envoya une ambassade à Fez, pour implorer des secours de son chef spirituel, l’empereur Mouley-Ahd-el-Rahman. Si cette ambassade n’eut pas un succès déclaré, elle obtint du moins une grande tolérance pour les manœuvres de l’émir contre notre frontière. Il trouvait chez les Marocains des ressources pour porter de temps à autre chez nous une guerre de surprises, et dès qu’il se voyait un peu compromis, il rentrait dans son asile, qui était inviolable jusqu’au moment où la guerre entre la Maroc et nous serait déclarée.

Les secours donnés à Abd-el-Kader, la liberté qui lui était laissée de nous attaquer, étaient de véritables actes d’hostilité envers la France. Des représentations, énergiques et répétées furent faites par notre diplomatie à Tanger.

Précédemment le général Bedeau, commandant à Tlemcen, ayant voulu visiter notre, frontière dans l’hiver de 1843, avait été attaqué par quelques cavaliers du kaïd d’Ouchda, et par un certain nombre de cavaliers des tribus. Sans riposter, il n’opposa à ces fanatiques qu’aune attitude calme et ferme qui les arrêta. A la suite de cette échauffourée, il adressa des remontrances très vives au kaïd d’Ouchda. Celui-ci affirma que les coups de fusil tirés l’avaient été contre sa volonté et celle de l’empereur ; il promit que cela ne se renouvellerait plus- Depuis, Abd-el-Kader vint deux fois attaquer les environs de Tlemcen, aidé de 3 à 4,000 Marocains qui l’accompagnaient en volontaires. La manière dont ils furent accueillis sur notre territoire, les dégoûta de ces entreprises. Nos plaintes à l’empereur furent réitérées ; on y répondit, avec la mauvaise foi punique, en nous accusant nous-mêmes d’avoir violé le territoire, mais en même temps on protestait du désir de maintenir la paix.

Le reste de l’année 1843 se passa sans hostilités ouvertes sur cette frontière ; mais Abd-el-Kader continua d’y recevoir une chaleureuse hospitalité, et il était évident que les Marocains avaient très peu de bienveillance pour nous. Indépendamment du fanatisme religieux et du sentiment national, ils nous voyaient avec inquiétude construire un poste à Lalla-Maghrania, à trois lieues sur la rive gauche de la Tafna, et à même distance de la frontière.

Cette attitude du Maroc éveilla l’attention de nos généraux ; néanmoins ils purent croire que ce système de malveillance et de perfidie pourrait se prolonger pendant long-temps encore avant de dégénérer en guerre ouverte. Dans l’expectative d’une éventualité qui pouvait se faire attendre long-temps, le gouverneur-général ne pouvait suspendre toutes les opérations nécessaires pour achever et consolider notre conquête.

Au printemps de 1844, le général de Lamoricière fit manœuvrer plusieurs colonnes pour obtenir la soumission de quelques tribus au sud de Mascara, au sud et au sud-ouest de Tlemcen. De sa personne, il se porta avec une colonne à Lalla-Maghrania, dans le but d’achever cet ouvrage, de prendre possession de tout le territoire de la frontière, et de forcer les tribus émigrées à rentrer en s’emparant de leurs récoltes.

Le colonel Eynard manœuvra entre Tiaret et Saïda.

Le général Marey poussa jusqu’à Leghouat, à cent trente lieues d’Alger, afin d’ouvrir à notre commerce une des routes à travers le Petit Désert, appelé ainsi, quoique très habité.

Dans l’est d’Alger, le pays soumis n’allait que jusqu’à l’Isser, c’est-à-dire à dix-huit lieues. Le gouverneur avait négocié tout l’hiver avec les tribus kabyles qui habitent les deux rives de l’Oued-Sebaou, sur le versant nord du Jurjura. Ces fiers montagnards avaient toujours répondu qu’ils ne se soumettraient qu’après avoir brûlé de la poudre. « Si nous nous soumettions avant, disaient-ils, nos femmes ne voudraient ni nous regarder ni nous préparer le couscoussou[1]. »

Ce fut donc en vain que nous leur offrîmes la douceur de nos mœurs et de nos lois, les avantages de notre civilisation ; il fallait des argumens plus persuasifs. Le gouverneur se décida à les envahir lui-même avec une colonne de 6 à 7 mille hommes ; mais, avant d’entreprendre cette expédition difficile, il échelonna les troupes qui restaient disponibles de manière à ce qu’elles pussent se porter le plus rapidement possible sur la frontière de l’ouest, si nous étions menacés de la guerre avec le Maroc.

Le 12 mai, le gouverneur, avec la moitié de ses forces, revenait de Dellys, où il avait été chercher un convoi que lui avaient apporté les bateaux à vapeur. Au moment où il allait traverser l’Oued-Sebaou, il fut attaqué par 12 mille Kabyles de la rive droite. Il jeta son convoi de l’autre côté, sous la garde d’un bataillon, et, ayant fait mettre sac à terre au reste de l’infanterie, il prit immédiatement l’offensive. Les Kabyles furent délogés de toutes leurs positions ; ils laissèrent 100 hommes sur le carreau, et furent mis dans une complète déroute.

Le gouverneur, ayant rejoint le reste de ses troupes à Bordj-el-Menaiel, remonta l’Oued-Sebaou, en longeant les montagnes des Flissa. A l’extrémité est de cette chaîne, il se trouva, le 16, en présence d’un gros rassemblement placé dans une position très forte, dont les abords étaient couverts par plusieurs redans successifs en pierre sèche. Dans une guerre ordinaire, il eût été prudent de ne pas attaquer un ennemi ainsi posté, de remettre le combat et chercher de meilleures circonstances en manœuvrant autour ; mais la puissance morale, si essentielle dans toutes les guerres, joue un rôle immense dans celle d’Afrique ; la moindre hésitation de notre part est considérée par les indigènes comme un échec pour nous, et le contre-coup s’en fait immédiatement ressentir sur les territoires déjà soumis. Nous sommes tenus de prouver en toute occasion qu’aucun obstacle ne peut nous arrêter.

Pénétré de cette grande nécessité, le général en chef décida l’attaque pour le lendemain de très grand matin. Plusieurs arêtes conduisaient à la crête de partage des eaux, où se trouvaient les principales forces de l’ennemi. On proposa d’attaquer en même temps plusieurs d’entre elles : « Non, répondit le gouverneur, nous aurions ainsi trois ou quatre combats de tête de colonnes à livrer, et par conséquent beaucoup plus d’hommes à perdre. Si l’une de ces attaques échouait, les troupes battues ne rallieraient pas les autres à cause des profonds ravins qui séparent les arêtes. Il vaut mieux monter par un seul point, et arriver tous ensemble à la ligne de partage ; là, je couperai la ligne de l’ennemi en deux, et tous les retranchemens que nous n’aurons pas attaqués se trouveront tournés, et tomberont par ce seul mouvement. » Trois bataillons furent destinés à garder le bagage et les sacs des troupes qui devaient faire l’attaque. Le reste de l’infanterie reçut l’ordre de rouler dans le sac de campement, porté en sautoir, du biscuit pour deux jours et les cartouches que ne pouvait pas contenir la cartouchière. Chaque soldat reçut deux rations de viande qu’il fit cuire pour la mettre dans la poche. L’ambulance et les mulets à cacolets furent distribués, partie derrière le bataillon de tête, partie au centre, partie à la queue. Chaque chef de bataillon reçut l’instruction de prendre l’offensive contre les attaques de flanc, sans attendre l’ordre du commandant en chef. Nous passons sous silence les autres dispositions de détail.

Le 17, à deux heures du matin, la colonne, forte de 4,500 baïonnettes, 200 sabres et 6 pièces de canon, s’ébranla en silence pour aborder l’arête qui avait été choisie, et dont la route avait été soigneusement reconnue, afin de ne pas s’égarer dans l’obscurité.

On n’évaluait pas l’ennemi à moins de 20,000 hommes.

Il avait plu très fort jusqu’à minuit ; cette circonstance nous fut très favorable. Les Kabyles avaient quitté les premiers retranchemens pour s’abriter dans les villages qui se trouvent dans les pentes. Nous n’éprouvâmes de résistance que dans un village qui est à cheval sur l’arête, à peu de distance du sommet. Ce point fut enlevé par un bataillon de zouaves, et la tête de colonne atteignit bientôt la crête. Le jour paraissait alors ; toute la partie droite de l’ennemi, effrayée d’être ainsi isolée de la gauche, et voyant ses retranchemens pris à revers, abandonna ses positions.

Quatre bataillons, la cavalerie, une partie de l’artillerie, poursuivirent vivement et firent éprouver à l’ennemi de grandes pertes. Pendant ce temps, la partie gauche de la ligne prenait l’offensive sur quelques compagnies qui avaient été laissées dans un bois pour la contenir jusqu’à ce que la queue de la colonne pût arriver et opérer sur la gauche des Kabyles comme nous venions de le faire sur la droite.

Le général en chef, voyant la victoire décidée contre la droite, revint contre la gauche avec une partie des troupes victorieuses. Les Kabyles furent successivement débusqués de plusieurs positions fortes, et ils parurent un instant renoncer au combat : il était alors deux heures après midi. Les troupes étaient fatiguées : le général fit cesser le combat et établit le campement ; mais sur le soir, des renforts nombreux étant arrivés du pied nord du grand pic du Jurjura, les Kabyles se réunirent de tous côtés et vinrent nous attaquer. Il fallut recommencer la bataille, et ce ne fut que vers six heures du soir que nous restâmes définitivement maîtres de la crête de partage des montagnes de Flissa, où toutes les tribus à vingt-cinq lieues à la ronde étaient venues combattre. Elles avaient perdu un millier d’hommes restés sur place, notre perte n’était que de 140 hommes.

Le lendemain, le général en chef apprit la nouvelle de l’attaque que les Marocains avaient faite le 30 mai contre les troupes du général de Lamoricière en avant de Lalla-Maghrania. Heureusement, il reçut en même temps des offres de soumission de la plupart des tribus qui avaient combattu la veille. Les circonstances lui commandaient de se montrer facile dans les arrangemens. Il renonça au projet qu’il avait de leur imposer une forte contribution de guerre ; il se borna à leur demander les impôts ordinaires. Trois jours furent employés à organiser le pays et à investir les nouveaux chefs. Le 25, le gouverneur alla s’embarquer à Dellys, escorté par les fonctionnaires qu’il venait de nommer. Deux bataillons s’embarquèrent aussi ; le reste des troupes fut dirigé sur Alger à marches forcées.

Le gouverneur resta trois jours à Alger pour faire les affaires les plus urgentes et ordonner les dispositions qu’exigeait la guerre qui se manifestait dans l’ouest ; puis, ayant mis sur des bateaux à vapeur le 48e et le 3e léger, un matériel d’ambulance et de l’artillerie de montagne, il partit pour Oran. Il fut assailli par une tempête, et il mit cinq jours à faire une traversée qui ne demande ordinairement que vingt-huit heures. Il débarqua le 3 juin à Oran, et le 12 il rejoignit le général de Lamoricière à Lalla-Maghrania.

Pendant la route, il avait remarqué chez les tribus qu’il avait traversées une grande inquiétude. Les chefs se présentaient à son camp, mais il n’y avait plus cette expansion, cette gaieté qui s’était montrée dans la visite qu’il leur avait faite au mois de mars. Il apprit que le pays était inondé de lettres d’Abd-el-Kader et d’agens marocains qui invitaient les populations à la révolte. Il comprit dès-lors qu’il fallait quelques actions éclatantes à la frontière pour contenir en arrière les Arabes, agités par l’espoir de la délivrance.

L’épreuve que subissait alors notre conquête, était des plus périlleuses. Pour s’en faire une juste idée, il faut que le lecteur sache que l’empereur de Maroc est, on le dit, descendant de Mahomet, qu’il est le chef religieux de tout le nord de l’Afrique, et qu’il dispose de nombreux guerriers. Il était donc naturel que les tribus de l’Algérie crussent que l’heure de la liberté avait sonné pour elles.

Tout retard, toute hésitation de notre part aurait augmenté le danger.

En arrivant, le gouverneur écrivit au général marocain, El Guennaoui, pour lui demander une entrevue avec le général Bedeau. La conférence fut acceptée ; le général marocain y vint avec 5,000 hommes. De notre côté, 4 bataillons et 800 chevaux s’avancèrent. Dès le commencement de l’entrevue plusieurs propos outrageans furent adressés au général Bedeau par les assistans, et bientôt après, plusieurs coups de fusil furent tirés contre nos troupes, ils blessèrent le capitaine Daumas et plusieurs soldats. Le général marocain suspendit un instant les pourparlers pour rétablir l’ordre. Pendant ce temps, le général Bedeau et les officiers de sa suite eurent une contenance calme et ferme. En rentrant, El Guennaoui déclara que, ne pouvant pas contenir l’enthousiasme de ses soldats, il fallait terminer au plus vite. Il ajouta que l’empereur désirait rester en paix, mais qu’il voulait que les Français abandonnassent Lalla Maghrania, et se retirassent derrière la Tafna, qui serait désormais notre limite.

« Je ne suis pas autorisé, dit le général Bedeau, à faire une pareille concession. — Si vous ne la faites pas, répliqua El Guennaoui, c’est la guerre. – Soit, » répondit le général Bedeau. Là dessus on se sépara, le général Bedeau rejoignit les troupes en observation ; mais au moment où il commença sa retraite, son arrière-garde fut vivement attaquée.

Instruit de ce qui se passait, le gouverneur sortit brusquement du camp, rallia les généraux Bedeau et de Lamoricière, reprit l’offensive, mit les Marocains en déroute, et leur tua 400 hommes, qui restèrent en notre pouvoir. Nous perdîmes dans cette circonstance deux capitaines de spahis, et une vingtaine d’hommes tués ou blessés. Ce petit combat produisit le meilleur effet, en avant et en arrière. Plusieurs chefs arabes, qui avaient accompagné le gouverneur, furent renvoyés pour en porter la nouvelle à leurs tribus, qui dès ce jour-là montrèrent beaucoup plus d’empressement pour les approvisionnemens de l’armée.

Le lendemain, le gouverneur écrivit à El Guennaoui qu’il ne respecterait plus le territoire marocain, qu’il y chercherait Abd-el-Kader, qu’il entrerait à Ouchda, et que cependant il était toujours prêt à rétablir l’harmonie entre les deux empires, aux conditions qu’il lui indiquait.

Nous entrâmes, en effet, à Ouchda, que les Marocains ne défendirent pas. La ville fut respectée, nous vécûmes abondamment dans le voisinage, mais sans détruire. Nous observions encore des ménagemens dans l’espoir d’éviter une guerre sérieuse.

Le 3 juillet, nous revenions sur Lalla-Maghrania, en longeant la rive droite de l’Isly ; les. Marocains nous suivirent pendant une lieue et tiraillant.

Il paraissait évident qu’ils n’avaient pas l’intention d’en venir à un combat sérieux, mais qu’ils voulaient seulement pouvoir se glorifier de nous avoir poursuivis. Le général, ne voulant pas leur laisser ce petit avantage moral, fit volte-face et marcha sur eux ; ils furent bientôt mis en déroute. Notre cavalerie lancée, après une heure de poursuite, en sabra quelques-uns, et tous disparurent sur divers points de l’horizon. Cette action, peu importante par ses résultats matériels, produisit encore un bon effet moral ; nos soldats appréciaient de plus en plus la faiblesse de ces multitudes désordonnées. De leur côté, les Marocains apprenaient à nous respecter, et les impressions des combats du 15 juin et du 3 juillet nous ont puissamment aidés dans la bataille du 14 août.

El Guennaoui, malheureux dans deux combats, fut arrêté et remplacé par Sid-Hamida. On répandit habilement que la destitution du premier était due à ce qu’il avait attaqué contre la volonté de l’empereur.

Hamida s’empressa d’ouvrir des relations avec le gouverneur ; il protesta de l’envie qu’avait son maître de rester en paix ; il annonça l’arrivée du fils de l’empereur qui venait avec des intentions pacifiques. Nous étions alors en avant d’Ouchda ; nous n’avions plus de vivres, et nos cacolets étaient garnis de malades : il fallait de toute nécessité revenir à Lalla-Maghrania. Le gouverneur, attribuant sa retraite à notre modération, répondit que, puisqu’on lui tenait ce langage, il allait se retirer derrière nos limites, et que là il attendrait les communications qu’aurait à lui faire le fils de l’empereur. C’était une espèce de suspension d’armes ; elle n’avait que des avantages pour nous, puisque les effets moraux étaient en notre faveur, que la chaleur était trop grande pour donner de l’activité à la guerre, et que d’ailleurs il nous arriverait des renforts en cavalerie.

Le fils de l’empereur se fit long-temps attendre ; il fit une grande halte à Tésa, une autre à Aïoun-Sidi-Mellouk ; enfin, il se décida à venir jusqu’à Coudiat-Abd-el-Kahman, à trois lieues ouest d’Ouchda ; de là, il fit écrire au gouverneur par Sid-Hamida. Comme toujours, il protesta de son désir de la paix, mais il terminait en demandant d’une manière péremptoire les limites de la Tafna. Le général en chef répondit par les mêmes protestations pacifiques ; mais, quant à l’abandon de Lalla-Maghrania et de toute la rive gauche de la Tafna, il dit que Dieu seul pouvait l’y contraindre. De ce jour, il n’y eut plus aucune communication.

Nous apprenions à chaque instant par quelques Arabes des environs de Nédroma, qui communiquaient avec le camp des Marocains, que l’armée du fils de l’empereur se renforçait journellement, que déjà elle se composait de sept camps, posés sur sept collines rapprochées ; ils ajoutaient que chacun de ces camps était aussi grand que le nôtre.

L’approche du fils de l’empereur, les forces nombreuses qu’il conduisait, avaient réveillé les espérances derrière nous. La bonne volonté des tribus s’affaiblissait graduellement. Les transports qu’elles nous fournissaient diminuaient. Quelques partis s’étaient montrés sur notre communication avec le port de Djemaâ-Ghazaouet. Il était à redouter que les Marocains ne fissent un gros détachement par notre gauche, pour aller avec Abd-et-Kader insurger le pays derrière nous. Toutes ces circonstances rendaient une bataille désirable, car une plus longue attente pouvait nous ruiner sans combattre. Il était urgent d’attaquer cette armée tant qu’elle était agglomérée, et avant qu’elle eût reçu des renforts d’infanterie, qui devaient lui arriver des montagnes du Riff.

Le maréchal se décida donc à attaquer l’armée marocaine. A cet effet, il rappela le général Bedeau, qui était en observation à Sebdou avec 4 bataillons et 4 escadrons. Il appela aussi à lui 2 escadrons du 2e de hussards qui étaient arrivés à Tlemcen. Ces deux détachemens le rejoignirent le 12 août.

Depuis plusieurs jours, le maréchal préparait moralement et matériellement sa petite armée à la grande action qui s’annonçait ; il réunit plusieurs fois les officiers, sous-officiers et soldats autour de lui, pour les bien pénétrer de quelques vérités, de quelques principes, dont la démonstration et l’application étaient prochaines.

« Les multitudes désordonnées, leur disait-il, ne tirent aucune puissance de leur nombre, parce que n’ayant ni organisation, ni discipline, ni tactique, elles ne peuvent avoir d’harmonie, et que sans harmonie il n’y a pas de force d’ensemble. Tous ces individus, quoique braves et maniant bien leurs armes isolément, ne forment, quand ils sont réunis en grand nombre, qu’une détestable armée. Ils n’ont aucun moyen de diriger leurs efforts généraux vers un but commun ; ils ne peuvent point échelonner leurs forces, et se ménager des réserves ; ils ne peuvent pas se rallier et revenir au combat, car ils n’ont pas même de mots pour s’entendre et rétablir l’ordre. Ils n’ont qu’une seule action, celle de la première impulsion. Quand ils échouent, et ils doivent toujours échouer devant votre ordre et votre fermeté, il faudrait un dieu pour les rallier et les ramener au combat. Ne les comptez donc pas ; il est absolument indifférent d’en combattre 40 mille ou 10 mille, pourvu que vous ne les jugiez pas par vos yeux, mais bien par votre raisonnement, qui vous fait comprendre leur faiblesse. Pénétrez au milieu de cette multitude, vous la fendrez comme un vaisseau fend les ondes, frappez et marchez sans regarder derrière vous : c’est la forêt enchantée ; tout disparaîtra avec une facilité qui vous étonnera vous-mêmes. »

Ces grandes vérités, répétées plusieurs fois sous diverses formes et avec de nouveaux développemens, portèrent la conviction dans tous les esprits. Il n’était pas un soldat qui ne crût à une victoire certaine. La seule crainte qui existât, c’est que les Marocains ne voulussent pas accepter la bataille.

Le général en chef ne se borna pas à préparer les ames et les esprits, il fit répéter, toutes les armes réunies, la manœuvre qu’il avait adoptée pour combattre la nombreuse cavalerie marocaine. C’était un grand carré formé d’autant de petits carrés que nous avions de bataillons. L’ambulance, les bagages, le troupeau, étaient au centre, ainsi que la cavalerie, formée en deux colonnes sur chaque côté du convoi. L’artillerie était distribuée sur les quatre faces, vis-à-vis des intervalles des bataillons qui étaient de 120 pas. On devait marcher à l’ennemi par l’un des angles formé par un bataillon qui était celui de direction. La moitié des autres bataillons était échelonnée à droite et à gauche sur celui-ci. L’autre moitié des bataillons formait la même figure, renversée en arrière. C’était donc un grand lozange, fait avec des colonnes à demi-distance par bataillon, prêtes à former le carré. Derrière le bataillon de direction se trouvaient deux bataillons en réserve, et ne faisant pas partie du système, c’est-à-dire pouvant être détachés pour agir selon les circonstances.

Les avantages que cette disposition a sur les grands carrés à face continue seront évidens pour les hommes de l’art.

1° Ce grand losange marche avec autant de légèreté qu’un seul bataillon, car chaque bataillon n’a qu’à observer sa distance avec le bataillon qui précède.

2° Et, c’est là le point important, chaque bataillon est indépendant de son voisin qu’il protégé, et dont il reçoit protection par le croisement des feux ; il ne subit pas inévitablement les conséquences de l’échec qu’aurait éprouvé son voisin ; il a sa force en lui-même.

3° La cavalerie peut sortir et rentrer par les intervalles au moment opportun, sans rien déranger à l’harmonie du système.

Le 12 au soir, les officiers de l’ancienne cavalerie de la colonne offrirent à leurs camarades qui venaient d’arriver un grand punch. Le lit pittoresque de l’Ouerdefou, ruisseau sur le bord duquel nous étions campés, avait été artistement préparé et formait un jardin délicieux ; il était illuminé par toutes les bougies que l’on avait pu trouver dans le camp, et par quarante gamelles de punch dont la flamme bleue, se réfléchissant sur les feuillages divers, produisait un effet admirable.

Le maréchal avait été invité à cette fête de famille. Au premier verre de punch, il lui fut porté un toast qui lui fournit l’heureuse occasion de parler de la bataille qui se préparait ; il le fit avec tant de chaleur, que le plus grand enthousiasme se manifesta dans cette foule d’officiers jeunes et ardens. Ils se précipitèrent dans les bras les uns des autres, en jurant de faire tout pour mériter l’estime de leurs chefs et de leurs camarades ; ils se promirent de se secourir mutuellement, de régiment à régiment, d’escadron à escadron, de camarade à camarade. Des larmes, provoquées par le sentiment le plus vif de la gloire et de l’honneur, ruisselaient sur leurs longues moustaches. Jamais on ne vit une scène plus dramatique et plus touchante. « Ah ! s’écria le général, si un seul instant j’avais pu douter de la victoire, ce qui se passe en ce moment ferait disparaître toutes mes incertitudes. Avec des hommes comme vous on peut tout entreprendre. »

Il indiqua alors la marche progressive de la bataille, ses épisodes probables, ses résultats. Ses auditeurs se rappelleront toujours que les choses se sont passées exactement comme il les avait décrites[2].

Nous avons dit que l’on craignait que les Marocains ne voulussent pas accepter le combat ; dans le but de le leur rendre inévitable, nous feignîmes, le 13 au soir, de faire un grand fourrage, qui nous porta à quatre lieues en avant de notre camp. Comme nous avions souvent fourragé dans la même direction et presque à la même distance, il était à présumer que l’ennemi ne prendrait pas cela pour un mouvement offensif, et qu’ayant ainsi gagné quatre lieues, nous n’en aurions plus que quatre à faire pendant la nuit, de telle sorte qu’au jour nous pouvions nous trouver en présence du camp marocain que nous croyions plus près qu’il ne l’était réellement. A l’entrée de la nuit, les fourrageurs se reployèrent sur les colonnes pour simuler la retraite sur notre camp, et, dès que nous nous fûmes dérobés à la vue des éclaireurs marocains, les colonnes s’arrêtèrent ; il leur fut ordonné de se reposer pendant quatre heures, sans rien déranger à l’ordre de marche ; elles furent entourées de vedettes.

A minuit, nous nous remîmes en mouvement ; au petit jour, nous arrivions à Isly : nous n’y trouvâmes point d’ennemis. Le passage, assez difficile, nous prit plus de temps que nous ne pensions ; il était cinq heures du matin quand nous nous remîmes en marche. Comme nous avions été signalés par les éclaireurs, les Marocains avaient tout le temps nécessaire pour lever leur camp et éviter la bataille ; mais, pleins de confiance dans leur nombre et fiers du souvenir de la destruction de l’armée de dom Sébastien de Portugal, ils s’étaient décidés à l’accepter, et nous rencontrâmes leur armée au second passage de l’Isly. Leur camp s’apercevait à deux lieues de là ; il blanchissait toutes les collines. A cet aspect, nos soldats firent éclater des cris de joie. Le bâton qu’ils portent pour s’aider dans la marche et tendre leurs petites tentes fut jeté en l’air avec un ensemble qui prouvait que tous à la fois avaient été frappés du même sentiment de satisfaction.

Le maréchal fit faire une halte de quelques minutes pour donner ses dernières instructions à tous les chefs de corps réunis autour de lui. Comme il savait qu’il n’y avait que trois gués, il ordonna de passer la rivière en ordre de marche, et de ne prendre l’ordre de combat que sur l’autre rive, après en avoir chassé les nombreux cavaliers qui l’occupaient. Cette manœuvre hardie eût été impossible devant des troupes européennes, car on sait le danger qu’il y a à se former sous le feu de son ennemi ; mais, entre deux inconvéniens, il fallait éviter le plus grand. Si l’on avait pris l’ordre de combat avant de passer la rivière, il aurait fallu presque autant de gués que de bataillons pour ne pas se brouiller : or, il n’y en avait que trois ; partout ailleurs, c’étaient des berges escarpées.

Le passage s’opéra avec audace, l’ordre de bataille fut pris sous le feu le plus vif et sous des attaques réitérées. Bientôt l’ennemi déploya toutes ses forces en un vaste croissant, qui, en se fermant, nous enveloppa complètement. Le bataillon de tête fut dirigé sur le camp, les troupes marchaient au grand pas accéléré, le général ayant défendu de battre la charge, disant que de tels ennemis ne méritaient pas cet honneur.

Nous marchâmes pendant une heure au milieu de cette nuée de cavaliers en repoussant leurs attaques par la fusillade et la mitraille ; ils portèrent leurs principaux efforts sur nos derrières, peut-être dans l’espérance de ralentir notre marche sur le camp. On ne fit que deux petites haltes pour raccorder les bataillons qui avaient été dans la nécessité de s’arrêter afin de repousser les attaques. Enfin, le général, voyant l’ennemi dégoûté du combat et éparpillé sur tous les points de l’horizon, fit sortir la cavalerie, qui se forma en quatre échelons disposés à l’avance : le premier se dirigea sur le camp, les autres étaient échelonnés ; le dernier devait s’appuyer à la rivière. Cette cavalerie ne pouvait plus rencontrer sur sa route de forces capables de l’arrêter, et d’ailleurs l’infanterie, continuant et accélérant sa marche, lui présentait un appui, et au besoin un asile assuré. Tout céda devant elle ; le camp, les canons, les bagages, les bêtes de somme, tout tomba en son pouvoir.

L’ennemi était parvenu à rallier de l’autre côté du camp 8 à 10,000 chevaux qui se disposaient à reprendre l’offensive sur notre cavalerie, rompue par l’enlèvement de ce vaste camp ; mais l’infanterie, laissant les tentes sur sa droite, vint faire un bouclier à nos cavaliers. Après un petit temps d’arrêt pour rallier et laisser respirer les hommes, on reprit l’offensive, et, notre cavalerie s’étant réunie, nous franchîmes une troisième fois l’Isly, et nous poussâmes cette vaste cohue sur la route de Fez. Il était alors midi. Aucun autre cours d’eau n’était connu que celui d’Aïoun-Sidi-Mellouk, qui est à douze lieues de là ; on ne pouvait espérer de prendre la cavalerie, et l’on avait entre les mains tout ce qui était saisissable.

Le maréchal, toujours attentif à ménager les forces des soldats, fit cesser la poursuite, et nous ramena au camp marocain, où de nombreuses provisions nous dédommagèrent de nos fatigues.

Ainsi finit cette bataille qui a consacré la conquête de l’Algérie.


M. le maréchal Bugeaud.

  1. Sorte de gruau préparé au beurre, cuit au bain-marie avec ou sans viande ; on l’assaisonne souvent avec du raisin sec, des dattes et des légumes.
  2. C’est en sortant de cette scène qu’il écrivit la dépêche si remarquable dans laquelle il annonçait d’avance la victoire. (N. du D.)