Barzaz Breiz/1846/Les Ligueurs



LES LIGUEURS.


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ARGUMENT.


Lorsque Louis XII, la veille de son mariage avec Anne de Bretagne, signa le traité d’union du duché à la France (1499), le peuple armoricain, fatigué d’une guerre sans fin, crut voir luire l’aurore d’un avenir meilleur, et, oubliant qu’il avait lutté contre la suzeraineté des rois franks pendant sept siècles, et contre leur autorité immédiate durant trois cents ans, consentit a accepter le roi pour seigneur direct ; mais les plus clairvoyants ne se soumirent qu’à regret, et à la mort d’Anne de Bretagne, ils songèrent secrètement à recouvrer leur existence nationale. Chose remarquable, l’extinction de la famille ducale étrangère qu’Anne représentait, famille sous laquelle les Bretons avaient conservé leurs vieilles libertés, causa presque autant de chagrin au peuple que l’extinction de la race des chefs de nom et d’origine celtiques. Tomber sous l’autorité directe des rois de France après avoir été gouvernés par des ducs qui, moins dépendants de ces rois que de leurs sujets, ne pouvaient promulguer aucune loi nouvelle, abroger aucune loi ancienne sans le consentement du baronnage de Bretagne, cette sauvegarde armée des intérêts nationaux, parut aux patriotes bretons une calamité réelle que dissimulait seulement le contrat par lequel leurs anciennes franchises leur étaient maintenues. Ils cherchèrent donc l’occasion de secouer le joug de la France : la Ligue la leur offrit bientôt ; rattachant leur cause à celle du parti catholique, et prenant pour chef le duc de Mercœur, dont leurs vues nationales servaient les prétentions à la couronne de Bretagne, ils déployèrent le drapeau de l’Union.

Le chant du départ des ligueurs cornouaillais de l’armée de Mercœur pour le siège de Craon, défendue par huit à dix mille hommes, tant Anglais que Français, qui furent mis en déroute sous les murs de la ville (mai 1592), est resté dans la mémoire belliqueuse des paysans des montagnes Noires ; il m’a été appris par un vieillard nommé Gorvel de Mael-Pestivien.

VIII


LES LIGUEURS.


( Dialecte de Cornouaille. )


Vers l'heure où le soleil se couche, un bruit s’entendit hier, le bruit d’une barque descendant la rivière, et un cliquetis d’armures, et des fanfares de clairons, et un roulement de tambours tel, que les rochers en résonnaient au sommet des montagnes.

Et moi d’aller voir ; mais je ne vis rien que Marguerite la Grue, pêchant, immobile sur une patte :

— Marguerite, Margot, qui voles haut et loin, qu’est-il donc arrivé de nouveau en basse Bretagne ?

— Il n’est rien arrivé de nouveau en basse Bretagne, excepté la guerre et le trouble aux trois coins du pays ; tous les Bretons se sont levés, paysans et gentilshommes ; et la guerre n’aura point de fin si le ciel ne vient en aide aux hommes. —

On les vit rassemblés pour aller combattre aux frontières de Bretagne, le jeudi de Pâques, au lever de l’aurore, sur le tertre de Kergrist-Moélan, chacun une arquebuse sur l’épaule, chacun un plumet rouge au chef, chacun une épée au côté, le drapeau de la foi en tête.

Avant de partir, ils entrèrent dans l’église pour prendre congé de saint Pierre et du seigneur Christ ; et, en sortant de l’église, ils s’agenouillèrent dans le cimetière : — Or çà ! haute Cornouaille, voilà vos soldats !

Voilà les soldats du pays, les soldats unis pour défendre la vraie foi contre les huguenots, pour défendre la basse Bretagne contre les Anglais et les Français et tous ceux qui ravagent noire patrie pire que l’incendie ! —

En quittant le cimetière, ils demandaient en foule : — Où trouverons-nous du drap rouge pour nous croiser présentement ? —

Le fils du manoir de Kercourtois repartit en brave : — Prenez exemple sur moi, et vous serez croisés ! —

A peine il achevait ces mots, qu’il s’était ouvert une veine du bras, et que son sang jaillissait, et qu’il avait peint une croix rouge sur le devant de son pourpoint blanc ; et que tous ils étaient croisés dans un instant.

Comme ils étaient en route et approchaient de Callac, ils entendirent les cloches de Duhot, qui sonnaient la messe, et eux de détourner la tête, et de dire tout d’une voix :

— Adieu, ô cloches de Marie ! adieu, ô cloches bien-aimées !

Adieu donc, adieu donc, ô cloches baptisées, que nous avons tant de fois mises en branle aux jours de fête ! Plaise au Seigneur et à la Vierge sainte que nous vous sonnions encore quand la guerre sera finie !

Adieu, sacrées bannières que nous avons portées processionnellement autour de l’église, au pardon de Saint-Servet. Ah ! puissions-nous être aussi forts pour défendre notre pays et la vraie foi que nous l’avons été pour vous défendre sur le tertre, au grand jour !

Que Dieu secoue la gelée ! que le blé soit flétri, flétri dans le champ du Français qui trahit les Bretons ! Et chantons toujours, tout d’une voix, enfants de la Bretagne :

— « Jamais ! non jamais, la génisse ne s’alliera au loup ! » —

Ce chant a été composé depuis que nous sommes en route ; il a été composé en l’année mil cinq cent quatre-vingt-douze, par un jeune paysan, sur un air facile à chanter. Répétez-le, hommes de Cornouaille, pour réjouir le pays.

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Les ravages commis en Bretagne par les étrangers, tant Anglais que Français, inspirent au poëte populaire la même haine pour eux qu’à ses prédécesseurs ; elle emprunte un accent nouveau à l’indignation qu’il éprouve en songeant à la violation de la foi jurée, et proteste contre un pacte d’union qui lui paraît impraticable. Ce sentiment d’antipathie pour le loup, comme il appelle la France, à l’exemple des poëtes nationaux du quatorzième siècle, n’était point particulier au peuple des campagnes ; il était celui de toute la basse Bretagne, et même des villes : les Bretons s’obstinaient à ne pas vouloir devenir Français, et traitaient de félons les hommes du pays dévoués au roi ; c’est ce qui était arrivé à Châteaubriand, gouverneur de Brest, quelques années auparavant. La reine de Navarre écrivait alors de basse Bretagne à Henri II : « J’ay veu M. de Chasteaubriand… Il n’a regart ny à son proufist, ny à complaire à nulluy, pour vostre service, dont ceux de la basse Bretaigne le tiennent pour mauvais Breton…; ceux de Brest… ne sont pas bien confirmés bons Français. Vous savez de quelle importance le lieu est ; il vous plaira y penser : car M. de Chasteaubriand en a souvent la fiebvre de peur, veu qu’il est en dangereuses mains, et gardé par gens mal contents[1]. »

René du Dresnay, seigneur de Kercourtois, chef des ligueurs de la haute Cornouaille, dont la famille est aujourd’hui représentée par le loyal député de ce nom, est un des plus beaux caractères du seizième siècle. À l’époque du siège de Craon, il n’avait guère que vingt-deux ans ; en 1594, il commandait une compagnie de gens d’armes de cent cinquante salades, « qui lui avoit esté donnée de préférence à plusieurs gentilshommes et vieulx soldats, lesquels néanmoins n’en furent pas jaloux, dit un contemporain, la voyant bailler à celui qui la méritoit si bien. Car c’estoit un gentilhomme rempli de belles qualités entre la noblesse, et plus parmi les genz de guerre : vaillant de sa personne autant qu’on pouvoit l’estre ; discret, parlant peu, mais bien à propos ; ne jurant jamais ; ne s’adonnant pas aux femmes, comme la plupart des aultres recherchent si curieusement ; ne manquant de remplir son devoir de bon chrestien, jeusnant le caresme, mesme à la campaigne ; ce qu’il faisoit quand il fut tué, qui fut le jeudi absolu ou le jour de devant (1594). Mais il semble que Dieu le vouloit à lui, le trouvant disposé de jouir de la gloire éternelle. »

Kercourtois eut une de ces morts glorieuses, si communes dans les temps modernes : il périt en gardant le pont de la Houssaie, près de Pontivy, qu’il défendit seul, pendant près d’une heure, contre six ou sept cents arquebusiers ennemis, jusqu’à ce que, tentant un dernier effort pour les chasser au delà, et « s’estant avancé de furie, dit l’historien déjà cité, son cheval eut un des pieds de derrière pris entre deux planches du pont, et tomba sous lui. Dans ce moment accourut un soldat, qui lui donna, au défault de la cuirasse, de son espée au travers du corps… Il trespassa à cheval, sur celui même qui avoit combattu. Son corps fut rendu à Kemper, et enterré aux cordeliers avec une grande magnificence, et beaucoup de pleurs de toutes sortes de genz, car il estoit fort aimé. »

L’antique usage de l’enlèvement de la bannière paroissiale de Saint-Servet, auquel fait allusion le chantre des ligueurs, existe encore aujourd’hui. La veille du jour du pardon, qui a lieu tous les ans le 15 mai, et qui attire une foule immense de pèlerins, non-seulement des pays de Cornouaille, de Tréguier et de Vannes, sur la limite desquels est bâtie la chapelle du saint, mais même du pays de Léon ; à l’issue des vêpres, au moment où la procession va sortir, où croix et bannières se dressent, où le prêtre, debout sur les degrés de l’autel et tourné vers le peuple, élève le saint sacrement, les paysans de Vannes et ceux de Léon (car les Trégorois et les Cornouaillais restent neutres) se séparent tout à coup en deux camps, et, brandissant en l’air leurs terribles bâtons à tête, ils s’écrient d’une voix tonnante :

Hij ar reo ! io ! io !
Hij ar reo ! hij ar reo !

(Secoue la gelée ! io ! io ! secoue la gelée ! secoue la gelée !)

C’est une prière à Dieu pour qu’il détourne des blés qui poussent les gelées dont ils sont menacés. La procession sort de l’église, et la mêlée s’engage autour de la bannière, dont les deux partis rivaux, qu’on distingue à un morceau d’étoffe rouge ou blanc croisé sur l’épaule gauche, s’efforcent de disputer la possession au vigoureux Cornouaillais qui la porte. Les vainqueurs s’en partagent les lambeaux, et la gelée est pour les vaincus.

L’intervention de la force armée ne saurait arrêter le désordre ; on peut voir, après la bataille, le lit du ruisseau qui sépare les évêchés de Quimper et de Vannes encombré des tronçons de sabres des gendarmes. En 1766, dit un écrivain du dernier siècle, l’évêque de Cornouaille défendit au recteur de Duhot d’ouvrir la chapelle de Saint-Servet et de célébrer le pardon. Le prêtre voulut obéir ; mais les Vannetais, s’étant rendus au presbytère, l’enlevèrent de force, le placèrent sur leurs bâtons, avec lesquels ils avaient formé une espèce de brancard, et le portèrent jusqu’à la chapelle, où ils le forcèrent de chômer la fête patronale. Ainsi, comme le remarque, avec sa justesse d’observation habituelle, M. Alfred de Courcy, dans une des études les plus piquantes qui aient paru sur les Bretons ; ainsi la puissance de la tradition est telle en Bretagne, qu’elle y triomphe souvent de la religion elle-même.

Mélodie originale

  1. Lettres inédites de la reine de Navarre. Lettre XCIX, p. 163 et 166. De la basse Bretagne. — Octobre, 1537. Au Roi.