Barzaz Breiz/1846/La Chanson du pilote/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
La Chanson du pilote



XIX


LA CHANSON DU PILOTE.


( Dialecte de haute Cornouaille. )


— A Sainte-Anne je suis allé, car je vais m'embarquer.

A Sainte-Anne, à Sainte-Anne, à Sainte-Anne qui va prier. sainte Anne ne l’oublie pas.

Adieu, hommes de Kervignac ; je reviendrai bientôt.

A Sainte-Anne, à Sainte-Anne, à Sainte-Anne qui va prier, sainte Anne ne l’oublie pas.

C’est moi qui suis second pilote à bord de la Surveillante, la belle frégate.

Elle est doublée en cuivre jaune, plus brillant qu'or ou qu’argent blanc ;

Aussi pimpante qu’une demoiselle qui va danser.

N’est-il pas charmant de danser ? un canonnier pour joueur de hautbois !


— Canonniers, jouez votre air. que nous dansions, moi et ma dame.

Jouez, sonneurs, jouez gaiement, que nous y allions rondement ma belle et moi ! —

Le Mang n’avait pas fini de parler, que le canon gronda.

Un navire anglais s’approche qui nous lance une bordée terrible.

Le navire portail pavillon rouge, et avait seize canons de chaque côté.

— S’ils ont trente-deux canons, nous en avons trente-deux nous-mêmes.

Nous lui avons lâché notre bordée ; il a craqué jusqu’à la quille.

— Bon petit timon, fais bien ton devoir, ne sois point rebelle au timonier.

En avant, mon bon petit timon, en avant ; nous voici bord bord, aux prises. —

Les boulets tonnent ; les boulets tonnent coup sur coup !

Les flancs des deux navires suent ; la mer bout tout autour.

Les flancs des navires s’ouvrent ; les mâts tombent dans la mer.

Il y a plus de poulies sur le pont que de glands dans les bois après un orage.

Nous avons reçu quatorze boulets à fleur d’eau ; nous en avons rendu à fleur d’eau quatorze.

Nous tirons depuis cinq heures, et le canonnier n’est pas lassé.

Le canonnier n’est pas lassé, le timonier pas davantage.

Le capitaine, je ne dis pas ; le capitaine est si blessé !

Il est blessé au flanc, et blessé à la joue et blessé au front d’un coup de feu.

Et pourtant il est toujours sur le gaillard d’arrière debout, dirigeant la manœuvre.

Il ne cesse pas de faire son devoir, quoique son sang coule.

Son sang coule à grands flots ! Kergoualer est un homme, s’il en est !

À bord, personne ne se repose, quoique nous soyons tous dangereusement blessés.

Nous sommes tous blessés, excepté un : je ne le nomme pas dans cette chanson.

Cinq pieds d’eau dans la cale ; cinq pieds d’eau ; autant de sang !

— Cher commandant, viens, viens et vois ! La drisse a été coupée ; le pavillon est tombé !

N’entends-tu pas l’Anglais qui dit : Ils ont amené pavillon.

— Amener ! amener ! oh ! je n’en ferai rien, tant que j’aurai du sang dans les veines ! —

Le Mang entend, il est monté vile dans les haubans d’artimon ;

Au milieu des balles, la tête haute, il a déployé un mouchoir blanc.

Oh ! nous n’avons point amené ; nous avons rehissé le pavillon.

Le Breton n’amène jamais ; Jean l’Anglais, je ne dis pas !

Le capitaine anglais a été tué ; il est mort comme un homme.

Il est mort comme un homme ; il a été brûlé dans sa chemise ensanglantée.


Le navire des Anglais a été brûlé par nous ; et ils se sont sauvés tout nus, à la nage, vers nous.

Les habitants de Brest poussaient des cris de joie en voyant rentrer nos navires[1].

Tous les habitants poussaient des cris de joie, tous, excepté les pauvres mères.

Quel honneur pour nous, ô Bretons ! nous avons vaincu les Anglais !

Quel honneur pour nous, hommes de Kervignac, le Mang a été mandé à Paris.

Le Mang a été mandé à Paris, et on l’a fait asseoir à la table du roi ;

Il a été à la table du roi, avec les princes qui font cas des Bretons.

Et il a reçu une médaille d’or, et il est fait officier.

Mille bénédictions de Dieu au roi ! au roi mille bénédictions de Dieu !

Dieu ne regarde pas à la condition ; le roi n’y regarde pas non plus.


Nobles et peuple, chantons tous, en Bretagne, les louanges du roi ;

Les louanges du roi et de sainte Anne, la bonne marraine de ce pays.

A Suinte-Anne, à Sainte-Anne, à Sainte-Anne qui va prier, sainte Anne ne l’oublie pas.

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  1. La Surveillante et le cotre l’Expédition, qui la remorquait, après avoir soutenu lui-même un beau combat contre le cotre anglais le Rambler.