Barye (Th. Gautier, 1866)

Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 245-253).






BARYE[1]




La révolution romantique qui se préparait sous la Restauration et qui éclata en 1850, fut moins sensible dans la sculpture que dans tout autre art. Les peintres suivirent les poètes, mais la statuaire resta presque impassible dans sa sérénité de marbre. Les Grecs semblent en avoir à tout jamais fixé les lois, les conditions et l’idéal. On peut dire que cet art si noble et si pur vit encore aujourd’hui sur la tradition antique, et qu’il a dégénéré toutes les fois qu’il s’en est éloigné. Cependant, il y eut aussi de ce côté un mouvement de rénovation. Il parut possible à quelques esprits audacieux de faire entrer plus de nature dans le vieux moule convenu, ce moule dût-il craquer par endroits : David (d’Angers), Auguste Préault, Antonin Moine, Maindron, Triqueti, mademoiselle Fauveau, Barye, représentèrent, en sculpture, le nouveau mouvement d’originalité et de liberté. L’opposition qu’ils rencontrèrent fut encore plus violente que celle qu’on faisait aux poètes et aux peintres, car la statuaire, par l’habitude et le besoin du nu, empruntant presque tous ses sujets à la vie héroïque, à la mythologie, à l’allégorie, reste forcément classique et païenne : le christianisme, avec ses pudeurs et son mépris de la chair, n’a pu l’obliger à s’habiller. Elle aime à représenter la forme sous le costume de la Vérité sortant de son puits, et en fait d’habit elle n’admet guère que la draperie, accompagnement libre de la nudité. Pour nos époques compliquées et troublées, ce détachement de la passion, de l’accident, de la couleur, ce calme immuable, arrivent aisément à la froideur et à l’ennui. La composition d’une statue se borne à des eurhythmies d’attitude, à des pondérations de lignes, à des balancements de contours, et le soin de la beauté en exclut toute violence caractéristique. En suivant cette route à travers une civilisation qui ne lui est pas favorable, l’antique devient aisément classique, le classique académique et l’académique poncif. On n’a plus qu’une suite de surmoulages de formes de plus en plus effacées.

Barye a été, dans ce combat de l’idée nouvelle contre la routine, un des plus courageux, des plus fermes et des plus patients lutteurs. Né en 1796, il entra dans l’art par la porte de l’industrie. À treize ans, il fut mis chez Fourier, graveur sur acier, dont la spécialité était de faire des matrices pour les équipements militaires. En 1812, la conscription le prit et il servit quelque temps dans la brigade du génie topographique. On conserve même de lui quelques plans en relief qui remontent à cette époque. Après 1814, il continua son travail de ciseleur mais même temps il dessinait, il modelait, il étudiait ; il avait pour maîtres Bosio et Gros, car Barye est un de ces talents perplexes qui ne se bornent pas à une des formes de l’art ; il manie comme l’ébauchoir du statuaire le pinceau du peintre ; et nous avons vu de lui des aquarelles d’un style et d’une fermeté admirables. Il se préparait ainsi à l’admission au grand concours de l’École des beaux-arts pour la gravure et la statuaire. D’après le talent qu’il a déployé depuis dans cette lutte, et que personne ne conteste, on pourrait croire qu’il triompha aisément ; mais, ou ce talent n’était encore qu’en germe, ou les juges ne surent pas le découvrir chez le jeune artiste : il n’obtint qu’une mention honorable pour la gravure et que deux seconds prix de sculpture. Il ne poussa pas plus loin ces essais infructueux et il se remit, loin de l’école, à suivre sa propre inspiration. Cet insuccès fut peut-être un bonheur pour son originalité. La nécessité de vivre lui fit accepter des travaux d’industrie où il apporta une manière nouvelle qui en faisait des objets d’art. Il devint bientôt d’une habileté sans rivale dans les bronzes, dont il inventait les modèles, et qu’il exécutait à cire perdue d’après les procédés des anciens Florentins. Aucun détail de mélange, de fonte, de ciselure, de patine ne lui était inconnu, et il pouvait mettre au service du grand artiste qu’il était, l’adresse pratique de l’ouvrier le plus expert. Nous insistons sur ce point parce que la plupart des statuaires de nos jours, occupés seulement de la partie idéale de leur art, après avoir modelé leur terre ou leur cire, la confient pour l’exécution aux praticiens qui ne sauraient y donner ce coup de pouce final qui est le sentiment même de l’artiste. Il manque à ces statues mathématiquement semblables à leurs modèles, l’enveloppe suprême, la fleur d’épiderme, la palpitation de vie, chose moins importante peut-être dans le marbre que dans le bronze, dont le métal ductile reproduit jusqu’aux gaufrures imperceptibles que le doigt laisse sur l’argile.

On a longtemps considéré Barye comme un animalier, tant on est prompt, en France, à parquer un artiste dans une spécialité qu’on se plaît à rétrécir de plus en plus. Cependant il avait débuté, au Salon de 1827, par des bustes où il montrait qu’il pouvait modeler aussi bien un homme qu’un lion. Refusé au Salon de 1836, comme le furent E. Delacroix, Théodore Rousseau, Corot, Préault, Maindron et bien d’autres, par un jury composé alors exclusivement de membres de l’Institut hostiles aux idées nouvelles, il se retira, comme on dit, sous sa tente, ne voulant plus s’exposera l’affront, mais non découragé : car une nature aussi robuste, aussi énergique, aussi patiente que celle de Barye ne se rebute pas aisément. Privé de la publicité des Expositions et de l’aide des commandes officielles, il exécuta une foule de bronzes grands et petits, qui ajoutèrent à sa réputation déjà très-grande, et qui du cercle des artistes, les premiers appréciateurs en toutes choses, s’était promptement répandue : certes, Barye n’avait besoin, pour être célèbre, de l’intérêt qui s’attache à la victime d’une injuste réprobation, mais cette auréole de martyr, qu’il n’avait pas cherchée, ne lui nuisit pas, et l’on admirait d’autant plus ce mâle et courageux artiste qui, dans le silence et la solitude de l’atelier, en dehors de tout appui du gouvernement, étudiait, travaillait et multipliait des œuvres marquées au cachet d’une originalité puissante.

Barye n’a pas traité l’animal en simple naturaliste, il ne s’est pas contenté d’en représenter l’attitude habituelle et les détails caractéristiques ; il en a dégagé la beauté et le style, cherchant les grandes lignes, les plans larges, les tournures superbes, les fiertés de contours, les équilibres de poses, comme s’il s’agissait de la figure humaine. Mais, hâtons-nous de le dire, de sévères études d’ostéologie, de musculatures, de pelages, de longues contemplations de l’animal vivant, la connaissance parfaite de ses mœurs, de son caractère, de ses allures, lui permettaient de concilier la vérité avec l’idéal.

Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y eût pas de lions académiques et de tigres poncifs. Pour se convaincre du contraire, il suffit de regarder, dans les jardins publics, ces grands caniches sculptés, posés sur des piédestaux aux angles des terrasses et des rampes. Ils ont des perruques de marbre à la Louis XIV, de celles qu’on appelait in-folio, dont les boucles, correclement frisées, leur descendent jusqu’à l’échine. Leurs faces débonnaires, aux traits presque humains, ressemblent à des masques de pères nobles dans la vieille comédie ; leur corps flasque, arrondi, sans os, sans nerf et comme bourré de son, n’a ni souplesse ni vigueur, et leur patte soulevée s’appuie sur une boule : geste peu léonin, il faut l’avouer.

Aussi, quel effet produisit le Lion au serpent, le chef-d’œuvre peut-être de Barye ! À l’aspect de ce terrible et superbe animal, hérissant sacrinière inculte, crispant son mufle avec une colère pleine de dégoût, maintenant sous ses ongles d’airain le hideux reptile qui se redresse dans la convulsion d’une rage impuissante, tous les pauvres lions de marbre serrèrent leurs queues entre leurs jambes et faillirent laisser échapper la boule qui leur sert de contenance. Celui-là était un vrai lion de l’Atlas, majestueusement fauve, aux muscles invaincus et dont le rictus farouche n’affectait pas le sourire académique. Transporté du désert au jardin des Tuileries, il effrayait comme un lion réel, et l’on eût aimé à le voir dans une cage, si la patine verle du bronze n’eût rassuré sur son compte et indiqué qu’il ne vivait que de la vie formidable de l’art. Le lion au repos, fait pour lui servir de pendant, rappelle par la solennité tranquille de l’altitude, la grandeur des lignes, ces gigantesques lions de marbre du Pirée, faits pour traîner le char de Cybèle, et que Morosini, le Péloponésiatique, fit transporter à Venise, où ils gardent maintenant la porte de l’arsenal.

Le Tigre dévorant un crocodile n’obtint pas un moindre succès. Quelle énergie, quelle férocité et quel frisson de convoitise satisfaite sur cette échine crispée, courbée en arc, dans ces pattes aux coudes ressortis, dans ces hanches saillantes, dans ces flancs pantelants, dans cette queue convulsive, et comme le pauvre monstre écaillé se tordait piteusement et douloureusement sous cette étreinte inéluctable entre ces griffes aussi aiguës que des poignards ! Jamais les luttes de la nature et les fatalités de la destruction ne furent rendues d’une manière plus profonde et plus puissante.

Il suffit de citer le Combat d’ours, l’Ours dans son auge, le Cheval renversé par un lion, la Gazelle morte, l’Éléphant d’Asie, le Jaguar dévorant un lièvre, pour que toutes les mémoires se rappellent aussitôt ces groupes d’une vie si palpitante, d’une facture si fine et d’une tournure si fière. On connaît moins le surtout de table exécuté pour le duc d’Orléans sur les dessins de Chenavard, et qui comprenait neuf groupes de chasses dans les différentes parties du monde, excellent thème, qui permit à Barye de mêler avec une furie pittoresque hommes, lions, tigres, chevaux, éléphants.

Pendant sa longue absence du Salon, Barye a fait les Trois Grâces, Angélique et Médor, Thésée combattant le Minotaure, plusieurs statuettes équestres qui n’auraient eu besoin que d’être grandies pour faire aussi bonne figure sur les places que celles de Gattamelala et du général Colleoni. Car, ne craignons pas de le répéter, Barye n’est pas seulement un admirable faiseur d’animaux, c’est un statuaire dans toute la force du mot, du plus grand goût et du plus grand style. On le vit bien en 1850, lorsqu’il fit sa rentrée au Salon, rentrée triomphale, et qui le mit, pour tout le monde, à ce premier rang qu’il méritait depuis si longues années. Le Centaure dompté par un Lapithe montra que ce romantique proscrit par le jury était le statuaire moderne qui se rapprochait le plus de Phidias et de la sculpture grecque. Ce Lapithe, aux formes robustes et simples, beau comme l’idéal, vrai comme la nature ; aurait pu figurer dans le fronton du Parthénon, à côté de l’Ilissus, et le Centaure se mêler aux cavalcades des métopes. L’on s’étonna que celui qui faisait si bien les bêtes réussît autant lorsqu’il modelait des hommes et des héros, comme si la forme n’était pas une dans sa diversité apparente et pouvait avoir des secrets pour un contemplateur doué d’un œil aussi perçant que Barye !

Le statuaire des lions a exécuté récemment quatre groupes en ronde bosse pour les pavillons du Louvre : la Paix, la Guerre, la Force protégeant le Travail, l’Ordre comprimant les pervers. Dans ces groupes, les figures sont heureusement combinées avec des animaux qui en précisent le sens allégorique. Elles ont celle tranquillité de lignes et cette sérénité monumentale qui conviennent à la statuaire quand elle est liée à l’architecture.

Barye, qui est aujourd’hui dans toute la force d’une verte vieillesse, a une physionomie calme, forte et douce, qui ne garde aucune aigreur des luttes subies, mais où il est facile de lire, à travers la bonté, la résolution que rien ne décourage et la conscience modeste d’un talent habitué longtemps à se passer d’éloges ; le corps est robuste et promet encore de longues années au travail.

(L’Illustration, 19 mai 1866.)
  1. Cette étude se trouve, accompagnée d’un portrait de M. Barye, dans les Célébrités contemporaines. (Aug. Marc, éditeur.)